Financiarisation et remise en cause du logement social en France et en Europe

Jean-Pierre TROCHE, 2012

Collection Passerelle

A l’heure où les crises du logement et la précarité sociale se développent à grande échelle et que de plus en plus de personnes ont des difficultés à accéder à un logement (ou à s’y maintenir), les orientations libérales prônées par nombre d’États européens et par la Commission européenne remettent gravement en cause la fonction sociale historique du logement social. Elles contribuent, par la même, dans de nombreux et divers contextes, à accroître les difficultés rencontrées par les ménages, en réduisant à la fois le nombre de logements disponibles (privatisation, réduction de l’offre) et le nombre de personnes susceptibles d’y accéder (critères d’éligibilité).

Le logement social s’est développé dans de nombreux États européens avec la révolution industrielle pour remédier aux conditions de logement insalubres de la main d’œuvre ouvrière et accompagner le développement du salariat. Les formes juridiques, le mode de financement et la gestion de l’accès au logement sont très variables selon les contextes nationaux. Le logement social représente 35 % du total du parc aux Pays-Bas, environ 20 % en Suède, au Danemark, en Autriche, en République Tchèque et au Royaume-Uni, autour de 17 % en France et en Finlande, et des proportions beaucoup plus faibles encore en Allemagne (6 %) et en Europe du Sud : moins de 5 % en Italie et moins de 1 % en Espagne et en Grèce.

Les travaux menés par le CECODHAS1 (voir les travaux de Laurent Ghekière) distinguent 3 conceptions du logement social en Europe :

  1. une conception « universelle » qui vise à permettre à l’ensemble des ménages de se loger, à la fois par une offre de logements complémentaire à celle présente sur le marché mais surtout par une régulation de l’ensemble du marché du logement. C’est le modèle qui a en particulier prévalu aux Pays-Bas. Dans ce contexte l’offre de logements sociaux a une fonction régulatrice de l’ensemble du marché du logement, l’accès au logement n’étant pas soumis à un plafond de ressources mais à des systèmes d’attribution tenant compte des priorités.

  2. une conception « généraliste », mais faisant l’objet d’un ciblage social relativement large, les logements sociaux sont destinés aux ménages disposant de ressources limitées. L’offre de logements sociaux contribue alors, par l’ampleur de l’intervention publique, à peser sur le niveau global de l’offre de logements, et par là même, à la mixité des territoires. C’est ce modèle qui prévaut en particulier en France (et en Grande–Bretagne avant l’ère Thatcher)

  3. une conception « résiduelle » à ciblage très social. La logique qui prévaut n’est pas de peser sur le marché de l’habitat pour le rendre accessible mais de prendre en charge une demande sociale circonscrite aux ménages les plus défavorisés dans une logique d’inclusion et de traitement social des ménages concernés.

C’est cette conception résiduelle du logement social qui pousse à présent la Commission européenne à remettre en cause, dans le cadre de l’application de la directive service3, le modèle hollandais ; des conceptions similaires motivent des réformes mis en œuvre actuellement par certains pays européens.

En France, sans pour autant être ouvertement affichée, c’est dans perspective qu’il convient d’analyser un certain nombre de réformes mises en œuvre ces dernières années : retrait de l’État du financement du logement social, attaque contre le livret A, vente Habitation à loyer modéré (HLM), recentrage des attributions vers la demande très sociale, réforme des statuts (renforcement du pouvoir de l’actionnariat dans la gouvernance des sociétés anonymes de HLM et réduction du nombre d’organismes dans une logique de financiarisation de leur fonctionnement).

Le logement social est donc à la croisée des chemins, en France et en Europe ; son modèle historique est souvent remis en cause avec un risque important de voir émerger des solutions néolibérales qui ne seront pas en mesure d’apporter les nécessaires réponses aux crises actuelles et visant à mettre en question le droit au logement à l’échelle des territoires.

Nombre d’articles de ce dossier permettent, non seulement, d’éclairer le débat en cours dans une logique de défense du système actuel face aux attaques dont il est l’objet mais aussi dans une démarche de recherche de nouvelles réponses, y compris dans le parc privé.

Il faudra s’appuyer sur les enseignements à tirer des exemples européens pour le développement du logement social, dans la perspective d’un service d’intérêt général, garant de la mise en œuvre du droit au logement pour tous.

1 La Fédération européenne du logement public, coopératif et social

2 Typologie présentée dans Ghekière, Laurent, « Le développement du logement social dans l’Union européenne », Recherches et Prévisions, n°94, décembre 2008, pp. 21–34.

3 La Commission européenne demande au gouvernement néerlandais de limiter l’accès à son parc de logements sociaux aux seuls ménages dont les revenus sont inférieurs à 33 000 euros par an.

Références

Pour consulter le PDF du numéro 7 de la collection Passerelle