L’impact de l’Union Européenne sur le logement
Marc Uhry, 2012
L’Union européenne n’est pas un acteur. C’est un théâtre d’opération où s’entremêlent et se télescopent diverses forces géographiques, politiques, institutionnelles, financières, philosophiques. L’écume de ces confrontations roule sur les habitants des pays membres, bien au-delà des strictes compétences de l’Union, impactant les dimensions les plus fondamentales de leur vie, entre autres le logement. Par-delà des représentations trop courtes, voici quelques éléments centraux, qui relèvent de choix de sociétés, donc du débat démocratique sur l’influence de l’Union européenne sur l’organisation et les conditions de logement de ses résidents.
Le logement demeure une compétence des États membres de l’Union européenne, qui au titre du principe de subsidiarité se garde d’intervenir trop avant en la matière. Plus fondamentalement, chacun est pétri au niveau européen de la conviction que le logement est une denrée très onéreuse et que le budget modeste disponible de l’Union, rapportée à la population, rendrait toute politique publique sans effets significatifs. Cela conduit à une sous-estimation de l’impact de l’Union européenne en la matière et à une atrophie du débat sur les orientations qui doivent diriger cette influence.
Un des éléments les plus tangibles est l’organisation du logement social. Une fédération de propriétaires français vient d’attaquer l’union HLM pour distorsion de concurrence. Les Irlandais en avaient fait de même, mais les propriétaires s’étaient vu rétorquer que le logement social irlandais ciblait uniquement 10 % de la population, dont les besoins ne sauraient être satisfaits par le marché. Puis les Pays-Bas et la Suède ont fait l’objet d’attaques similaires. Cela a donné lieu à un long bras de fer, notamment entre la Commission européenne et le gouvernement néerlandais, qui a du finalement se résoudre à désigner un « public cible » à ses logements publics, auparavant accessibles à l’ensemble de la population. En France, plus des deux tiers de la population est éligible au logement social, le resserrement des personnes éligibles privilégierait les plus modestes, mais la concentration du parc social existant aboutirait à un renforcement de la ghettoïsation. Encore plus inquiétant, les « aides d’États » en jargon européen (subventions, avantages fiscaux, préemption), qui sont attribuées aux organismes HLM doivent trouver une justification. Doit-on aider une catégorie d’acteurs ? Une catégorie de publics ? Une catégorie de logements ? La pression européenne est désagréable, car elle fait peser la menace d’une privation de liberté de choisir son modèle et repose sur l’idée que le marché est spontanément le mode le plus efficace de réponse aux besoins sociaux. Mais cette pression est aussi l’occasion d’actualiser un modèle issu de la reconstruction d’après 1945. Que sont ces organismes HLM tantôt publics, tantôt privés, tantôt coopératifs ? Que sont ces aides variables de l’État, des collectivités, des collecteurs 1 % ? Quels sont les mécanismes et les critères d’attribution ? Face à la nécessité de trouver une justification à leur existence, les organismes HLM les plus éclairés ont commencé une mutation qui entraînera sans doute les autres dans une réaffirmation de leur finalité sociale, une précision de ce à quoi ils peuvent servir. Au niveau européen, la Commission peine toujours à donner une définition positive des « services sociaux d’intérêt général » qui sont exemptés des règles du marché et c’est sans doute un débat dont les citoyens doivent s’emparer, car il est au cœur de la question démocratique : à quelles conditions et pour quelles finalités, l’autorité publique peut-elle brider les interactions entre individus ?
Par-delà ces questions de frontière entre la chose privée et la chose publique, l’Union européenne intervient en matière de logement sur la définition de normes techniques qui ont des conséquences sur l’organisation des filières professionnelles du bâtiment, sur les dimensions environnementales. Cet effet a été renforcé par le plan de relance de la Commission européenne, qui a insisté sur la réhabilitation des logements, comme levier d’emploi, et l’ouverture d’une partie des Fonds européens de développement régional (FEDER) au logement et à l’hébergement, qui ont aussi incité à développer des réhabilitations énergétiques. Par ce biais, l’Europe est un démultiplicateur de l’engagement des régions (dont ce n’est pas forcément la compétence) en matière d’habitat, puisqu’il faut une contrepartie pour débloquer les moyens du FEDER.
Plus fondamentalement, les questions macro-économiques du marché du logement sont désormais suivies de près, après la crise des subprimes et ses effets en chaîne. Pour faire très court, les subprimes ont été une manière de financer le risque d’impayé lié à la demande du gouvernement Clinton aux banques et de consentir des prêts immobiliers aux ménages moins aisés. Or le risque d’impayé augmente avec la hausse des prix, donc le risque est croissant. Les organismes financiers ont donc externalisé ce risque, puis devant l’évidence de son caractère incandescent, l’ont dilué dans d’autres produits. Ce sont donc des acheteurs de produits financiers inconscients de ce qu’ils possédaient, entre autres européens, qui ont payé le décalage entre les prix et les capacités des ménages, qui l’ont malheureusement également largement payé, en perdant leur logement. Le Comité européen du risque systémique1 travaille donc à repenser les systèmes de prêts, de garantie hypothécaire, d’assurances, de produits financiers liés aux risques et à leur circulation. Le Professeur espagnol Sergio Nasarre Aznar, montre très bien2 en quoi les paradigmes de l’efficacité économique qui fondent la réflexion du Comité sont limités. Le marché n’est pas efficace : il produit du secret, du chaos, des comportements grégaires accélérateurs de crise. Les subprimes ont reposé sur des séries de « boîtes noires » inventées par les opérateurs financiers pour limiter l’accès à l’information sur l’état des risques, ce qui a encouragé un fonctionnement purement spéculatif, là où des dispositifs réglementaires auraient créé de la transparence et de la protection. C’est essentiel dans un contexte où plus de trois millions de prêts immobiliers sont en défaut de paiement en Espagne, et où le Royaume-Uni, l’Italie, l’Irlande, la Grèce, les pays d’Europe centrale et orientale connaissent des hausses records de saisies immobilières. La sécurisation de l’habitat, que ce soit en location ou en accession à la propriété est déterminée au niveau européen, mais là encore, sans débat démocratique, sans transparence des décisions, comme si le logement, l’habiter, n’était que le résultat anodin d’équilibres économiques par ailleurs battus en brèche. Là encore, un débat à porter publiquement, un investissement à consentir pour les acteurs de l’habitat au niveau des institutions européennes. Certes, les débats sont techniques, mais le diable et l’idéologie sont dans la technique, les officines bruxelloises sont, répétons-le un théâtre d’opération, la technique en est le décor et le jargon en est l’arme de poing.
Mais l’Union européenne ne porte pas que des menaces, elle est aussi une ressource face aux pires dérives et porte quelques germes intéressants. L’Union est une ressource pour la défense des catégories vulnérables d’une société, souvent les plus mal logés. La Hongrie connaît en ce moment un régime très dur, qui s’en prend violemment aux Roms, aux mendiants, à tous les « asociaux ». Nous n’avons pas d’autre outil que l’Union européenne pour tenter de freiner les excès du gouvernement hongrois (le Parlement européen s’y emploie avec pugnacité malgré la faiblesse de ses moyens de coercition) et apporter services et protections aux catégories les plus durement touchées, par l’abandon des politiques sociales à leur endroit, par la criminalisation de l’espace public pour les sans-abris, etc.
L’Union est aussi porteuse d’espoirs, qui eux aussi devront trouver leurs hérauts. La Charte des droits fondamentaux a accédé au statut de Traité, prenant ainsi une valeur très contraignante. Elle est parfois porteuse de terminologies floues que la Cour de justice de l’Union européenne est invitée à clarifier à partir des autres textes existants et de la jurisprudence afférente, notamment la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et la Cour qui y réfère, dont les décisions souvent très favorables aux populations fragiles, y compris en matière de logement, ne s’imposent malheureusement pas très fermement aux États. L’intégration normative, c’est-à-dire l’appropriation des notions de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) par la Cour de justice de l’Union, beaucoup plus contraignante, est un élément extrêmement positif. Par exemple, une mère de famille sans-papiers a fait condamner la Belgique qui lui refusait les allocations logement, en recourant à la déclaration de l’ONU sur les droits de l’enfant.
Plus fondamentalement, il existe des différences de fond entre les cultures philosophiques et juridiques des États membres. Pour les anglais, la property, renvoie à la philosophie de John Locke, tout ce qui est propre à l’individu. C’est cette définition qui a fait que la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la Turquie qui n’avait pas su protéger ou reloger les habitants d’un bidonville illégal détruit par une explosion, pour violation de leur droit de propriété3. Je répète : les habitants d’un bidonville illicite sont protégés par le droit de propriété, au regard du droit international auquel est désormais invité à s’ancrer l’Union européenne. Qu’on imagine la portée de ce changement de définition s’il est habilement et utilement invoqué : propriété intellectuelle, médicaments génériques, droit au logement…
En ces temps de charnière, de grands débats s’ouvrent, de grandes terreurs, de grandes douleurs mais aussi de belles opportunités. Sachons les saisir, l’espace européen est encore, à cette échelle, une terre en jachère de philosophie sociale, de construction politique, de mouvements sociaux. A nous de donner une chair appétissante au squelette branlant qui nous est laissé en legs.
1 En anglais: European Systemic Risk Board
2 Voir, par exemple, la vidéo du Professeur Sergio Nasarre Aznar, datant d’avril 2012
3 CEDH, Affaire Öneryildiz c. Turquie, 28 avril 1993.
Références
Pour consulter le PDF du numéro 7 de la collection Passerelle