La privatisation du logement social communal en Allemagne
Les municipalités vendent massivement le patrimoine de logement public à des fonds d’investissement
Lucie LECHEVALIER HURARD, 2008
Depuis les années 1980, la dynamique est aux restrictions budgétaires dans l’ensemble des pays de l’Europe occidentale. Les Etats se désengagent progressivement des politiques de construction et de gestion du logement social. C’est désormais aux ménages d’assumer la charge d’un logement qui devient de plus en plus coûteux. En Grande Bretagne, Margaret Thatcher lance le « Right-to-buy » et le principe de la micro-privatisation : les locataires du secteur public sont encouragés à acquérir leur logement à des prix très avantageux1. Les Pays-Bas, dotés d’un parc social très étendu, suivent la même voie. En France, on démolit ou on déconventionne certains immeubles des quartiers dits « sociaux » dans un objectif de mixité sociale. Le secteur public du logement en a fait les frais. L’aide à la personne s’est substituée à l’aide à la construction et le principe de l’accession à la propriété connaît un grand succès.
Une privatisation massive
Dans ce paysage européen, l’Allemagne ne fait pas exception. Mais elle se distingue de ses voisins par le caractère massif des ventes : les communes qui possèdent les sociétés de logement social se débarrassent en bloc de leur patrimoine, par dizaines de milliers de logements.
La municipalité de Berlin, par exemple, possédait 480 000 logements communaux en 1993 : 200 000 d’entre eux ont déjà été vendus. A l’échelle de l’Allemagne toute entière, ce sont 1,6 millions de logements, soit la moitié du parc public, qui ont été cédés en dix ans.
L’objectif affiché par le ministère français du logement de 40 000 logements HLM vendus chaque année, soit 1 % du parc existant, paraît bien pâle face à la « performance » allemande…
Pourquoi privatiser le logement communal ?
L’argument majeur invoqué pour légitimer ces ventes en bloc est l’impérieuse nécessité de désendetter les communes. Au sous-financement chronique, dont souffrent beaucoup de municipalités allemandes, s’ajoutent les difficultés économiques et sociales liées à la réunification que doivent assumer les villes de l’Est : le coût des restitutions et indemnisations des propriétés « socialisées » au temps de la RDA se double de la difficulté à endiguer l’hémorragie démographique et économique vers l’ouest.
Or, les perspectives ouvertes par la privatisation du logement public sont alléchantes. La municipalité de Dresde est ainsi parvenue à ramener ses comptes à l’équilibre en 2006 en cédant pour quelques 1,7 milliards d’euros à Fortress, un fond américain, sa société de logement communal Woba. Le résultat est spectaculaire. 48 000 logements sociaux sont convertis d’un seul coup en logements privés et la ville de Dresde devient un symbole : elle est la première ville allemande à avoir privatisé 100 % de son parc de logements publics.
Des fonds d’investissement en capital risque pour acheteurs
Mais quel acheteur peut absorber une telle quantité de logements ? C’est bien là que réside la spécificité allemande : les communes liquident leur patrimoine auprès d’investisseurs du secteur privé, le plus souvent des fonds américains d’investissement en capital risque. Ceux-ci ne sont en rien des professionnels du secteur du logement. Ils se comportent comme des acteurs du capital-risque : en quelques années, ils cherchent à rentabiliser leur investissement avant de se retirer.
Les acheteurs rationalisent donc le fonctionnement des sociétés anciennement communales, congédiant les salariés et réduisant l’équipe administrative de gestion et d’entretien à un minimum. Certaines activités, comme l’entretien des locaux ou le gardiennage, sont considérées comme superflues et sont externalisées. Les éléments du patrimoine immobilier qui sont le plus immédiatement valorisables2 sont vendus séparément à des prix élevés. Une partie des immeubles subit des travaux de modernisation3, dans la perspective d’une conversion future des appartements locatifs en propriétés individuelles. Le reste du patrimoine est laissé en l’état, dans l’attente d’une revente en blocs plus restreints à des sociétés immobilières.
Quelles conséquences pour les locataires ?
Les conséquences de ces ventes pour les locataires sont difficilement évaluables : le processus de privatisation massive est encore jeune et les effets de la nouvelle gestion ne seront observables que sur le long terme.
A Berlin, on remarque que le prix des loyers des appartements achetés par des fonds d’investissement en capital risque américains n’a pas augmenté massivement. Il est important de souligner que les droits des locataires ne sont pas modifiés du fait de la vente de leur logement à un investisseur : les baux étant à durée indéterminée, ceux-ci peuvent être difficilement chassés de leur appartement. La seule manière pour les nouveaux propriétaires de récupérer les logements habités par des occupants insuffisamment rentables est de faire augmenter les loyers dans la limite autorisée par le droit locatif. La rénovation et la modernisation des appartements rachetés est l’un des outils les plus utilisés dans cet objectif. Dans certains cas, les locataires ont effectivement été contraints de supporter des coûts supplémentaires dans leurs loyers. Certains quartiers à forte concentration de logements anciennement publics, les plus proches des quartiers attractifs, ont ainsi vu leur population se transformer.
Mais pour la majorité des locataires « rachetés », le changement de propriétaire n’a pas encore eu d’impact significatif sur les loyers. Alors qu’une augmentation des loyers pourrait faire fuir beaucoup de locataires, et laisser les appartements vides, le maintien dans les lieux d’une population aux revenus limités est beaucoup plus profitable pour les nouveaux propriétaires. En effet, en Allemagne, les bénéficiaires des minima sociaux voient leur loyer réglé directement à leur propriétaire par le Land. Ce dernier a un droit de regard sur la taille et le prix du logement. Le maintien de prix inférieurs aux seuils fixés par le Land garantit donc aux propriétaires une stabilité de l’occupation de leur bien et du versement des loyers.
Une voix contre les privatisations des logements communaux
Si les effets sur les locataires ne sont pas (encore) spectaculaires, des opposants à ces ventes ont tout de même commencé à faire entendre leur voix.
C’est à l’occasion d’un référendum local4 dans la ville de Fribourg que les médias nationaux se sont emparés de la controverse. Dans cette commune, les habitants se sont en effet exprimés à 70 % en novembre 2006 pour que la municipalité reste propriétaire de la société de logement communal et de son patrimoine immobilier. Les initiateurs de ce référendum, ainsi que divers acteurs politiques dans d’autres villes, dénoncent les objectifs à court terme des « investisseurs sauterelles5 » : ceux-ci seraient capables, en suivant leur seul horizon de rentabilisation rapide, de faire et de défaire la ville et d’avoir une influence non maîtrisée sur le développement urbain. Ces achats en masse seraient notamment responsables dans l’avenir de la gentrification des quartiers jusqu’alors populaires.
Le débat est désormais ouvert. Le référendum de Fribourg a déjà influencé plusieurs maires qui avaient envisagé la privatisation de leurs sociétés de logement communal. Leipzig a choisi de redéfinir sa stratégie de vente. Les maires de Rostock et de Schwerin ont quant à eux remisé dans leurs tiroirs leurs projets de privatisation.
La vente du patrimoine de logement social des communes était, il y a peu de temps encore, une question neutre, liée essentiellement à la recherche de l’équilibre financier par les municipalités. Elle est désormais un véritable enjeu de politique locale.
1 Ils obtiennent un rabais de 30 à 50 %.
2 Par exemple le siège social de la société ou bien les appartements situés dans les quartiers les plus attractifs.
3 Création de balcons ou de garages souterrains par exemple.
4 Organisé à l’initiative de la campagne citoyenne « Le droit au logement est un droit de l’Homme ».
5 Cette métaphore des « investisseurs sauterelles » (Heuschrecken en allemand) est désormais largement reprise par diverses initiatives citoyennes pour dénoncer des investisseurs institutionnels s’emparant de services publics pour en tirer des profits élevés en un temps limité, avant de les revendre et de s’attaquer à un autre secteur.
Références
Ce sous-dossier a été initialement publié en tant que chapitre du n°1 de la Collection Passerelle. Vous pouvez retrouver le PDF du numéro Europe : pas sans toit ! Le logement en question
En savoir plus
Andrej Holm, Raubbau am Kommunalen Wohnungsbestand, MieterEcho, revue de l’association des locataires berlinois Berliner MieterGemeinschaft, N. 278 - Mars/ Avril 2000
Berliner MieterGemeinschaft, Les chiffres de la privatisation du logement communal à Berlin -