Évaluer plus globalement les effets d’un changement de modèle de déplacements

Nacima Baron, 2014

Les débats d’experts autour de l’évaluation des modes de transports est vif. Plus spécifiquement, la question de la « pesée économique » des effets des mobilités actives sur le système de transport, et plus largement sur la prospérité sociale est chose très ardue. Aussi l’enjeu dans cette fiche n’est-il pas de produire un résultat chiffré mais de détailler la diversité des approches qui émanent de divers collectifs et mettent cette question à l’ordre du jour, en retenant l’idée générale suivante. En matière de transport, on sort d’une période (des années de l’après guerre jusqu’aux années 1990-2000) au cours de laquelle un modèle de calcul économique des effets des transports s’est constitué autour d’un enjeu, la justification des infrastructures routières ou ferroviaires à grand gabarit et à grande vitesse (autoroutes et trains à grande vitesse en général). Les méthodes destinées à justifier ces équipements ont cherché à quantifier économiquement les gains en termes de diminution de la congestion ou de gains de temps brut. L’idée était de valoriser le plus finement possible ces gains de temps, d’être en mesure de les traduire en points de PIB, en nombre d’emplois induits, ou de traduire des effets d’image en bénéfices financiers pour les territoires, en perspective de gain d’attractivité touristique par exemple (augmentation des nuitées hôtelières, des entrées dans des parcs de loisirs). Aussi l’introduction de modes lents, qui semblent ne pas produire de gains de temps collectifs (alors qu’ils en créent effectivement, on a vu que le vélo est plus rapide que l’automobile en milieu urbain), qui ne justifient pas d’énormes chantiers de travaux publics, qui se fondent sur un équipement léger et privatif (un vélo, une paire de chaussures) ne rentrent pas du tout dans les habitudes du calcul économique « classique » associé au champ des transports. Pour aborder cette question, on privilégiera donc des approches qui tentent d’objectiver les retombées positives du développement des mobilités actives pour la société et pour l’économie, en termes d’externalités positives ou selon des approches travaux coûts-bénéfices, et en dissociant les entrées macroéconomiques (les implications au niveau du budget de la collectivité nationale ou d’une collectivité) et les volets microéconomiques (les arbitrages possibles du point de vue des ménages ou des entreprises).

1. Une approche microéconomique pour comprendre les choix de déplacement des ménages

L’automobile individuelle coûte cher aux ménages. Les coûts globaux réels de l’utilisation de l’automobile en milieu urbain sont généralement sous-estimés. Les coûts totaux d’usage d’un véhicule pour le particulier incluent l’achat, et l’assurance, la consommation de carburant, la maintenance mais aussi les coûts élevés des parkings, les contraventions, les réparations en cas d’accident même léger, d’autant plus chères que les voitures sont aujourd’hui des ordinateurs ambulants, dont les systèmes informatiques et les multiples capteurs sont sensibles au moindre choc. Le particulier n’est pas toujours préparé à comparer lucidement les coûts réels et totaux que représentent l’achat et la possession d’une voiture face aux autres options qui s’offrent à lui. D’après l’ADEME, le coût moyen d’une voiture varie de 5 000 à 10 000 € par an selon le type de véhicule. A l’opposé, le vélo est d’une économie certaine pour l’usager (dans un rapport de 1 à 14). Ainsi, l’économie des ménages peut être mise en avant comme avantage concurrentiel du vélo sur d’autres modes motorisés, pour des trajets réguliers. Ce mode est même moins onéreux pour les individus que les transports en commun. D’après des données du magazine Vélocité (n°71, mars-avril 2003), sur la base des tarifs pratiqués dans les vélostations, il apparaît que le vélo reste le mode de déplacement le moins cher de tous. L’association clermontoise Vélocité 63, membre de la FUBicy, a fait un calcul que nous reproduisons pour l’établissement du budget annuel d’une voiture de 7CV fiscaux roulant au diesel.

En incluant le remboursement du crédit (12 fois 220 euros), l’assurance, le carburant (base de 15 000 km/an, 6l/100 et 1,1 euro le litre), les révisions régulières, le changement des pneumatiques tous les 40 000 km et un forfait modeste pour les 
péages et stationnements, la voiture coûte 4 700 euros par an à son propriétaire. En regard, un vélo urbain de bonne qualité, destiné à un usage quotidien, peut se trouver autour de 400 euros
et en y ajoutant les frais liés aux chambres à air, au changement des patins de freins, à l’huile, à des accessoires (comme un solide antivol, un siège enfant, un panier, un gilet fluorescent …), on ne dépasse pas 542 euros par an (la première année, par la suite le vélo est largement amorti). Pour une personne qui abandonne sa voiture au profit d’un abonnement aux transports publics et de l’achat d’un vélo (ou de sa location), les gains totaux sont compris au minimum entre 1200 euros et 2000 euros net, sans compter d’autres bénéfices personnels (moindre exposition au risque d’accident corporel, donc allongement de l’espérance de vie) et des bénéfices collectifs, liés à la diminution de la pollution et à l’amélioration de la santé publique.

2. Approches macroéconomiques des bénéfices des mobilités actives pour la santé publique

Toutes les études de santé publique montrent que les personnes qui se rendent au travail en vélo vivent en moyenne plus longtemps que les autres, et sont moins exposées à une série de maladies de civilisation. Une étude menée sur une cohorte de cyclistes quotidiens pendant 30 ans montre que la pratique physique réduit le risque de mort par toute cause - y compris accidents - de 40 % (Andersen et al., 2000). Une autre étude publiée en septembre 2012 par l’Observatoire régional de santé d’Île-de-France estime même qu’avec un doublement de la pratique du vélo en Île-de-France à l’horizon 2020, les bénéfices en termes de mortalité seraient vingt fois plus élevés que les risques. La pratique régulière du vélo représenterait une économie annuelle de l’ordre de 6 milliards d’euros liée aux non-dépenses de santé des cyclistes (Rabl, 2011).

L’organisation mondiale de la santé s’est penchée sur les bénéfices à attendre d’une promotion de la marche et du déplacement cycliste, et a construit un outil d’évaluation intégré Health Economic Assessment Tool - HEAT qui permet de donner une idée globale des effets objectifs que l’on peut attendre en termes de bien-être collectif d’une piste cyclable. On intègre dans un tableau les durées et distances moyennes à pied, multipliées par le nombre de personnes auquel l’aménagement est destiné, ainsi que d’autres indicateurs comme le taux de mortalité dans la zone géographique, et on peut obtenir un nombre de décès évités par an et des gains économiques 
approximatifs.

Ces exercices sont très grossiers, mais ils ont l’intérêt de rendre objectivable les deux plateaux de la balance. Ils permettent de construire un argumentaire rationnel et donc de pousser les particuliers (quand ils réfléchissent à changer de voiture) ou les élus (quand ils soupèsent l’intérêt d’investir dans un aménagement pédestre ou cyclable).

Les professionnels de la santé développent aujourd’hui d’autres analyses. Ils mesurent les effets économiques qu’il y aurait à ne rien faire, et notamment à laisser la pandémie d’obésité se répandre sans agir. Ils font apparaître que la mauvaise santé induite par l’obésité présente un énorme coût social, coût qui sera bien plus grave dans les prochaines décennies. C’est donc toute la collectivité qui devient plus prospère quand le nombre de marcheurs et de cyclistes du quotidien évolue à la hausse. D’autres travaux de recherche se développent et apportent des chiffres très impressionnants, en termes de gain de santé, de gain de temps, de gain de bien-être général (indice de développement humain). Prenons le gain global en termes de santé publique. Les travaux des épidémiologistes peuvent permettre de calculer la baisse de mortalité qui interviendrait si cette croissance des mobilités actives faisait chuter le nombre d’automobiles en circulation, et, partant, diminuait les forts taux de contaminants atmosphériques qui empoisonnent l’air des grandes villes. D’autres travaux mettent en avant la stimulation économique et commerciale des quartiers dans lesquels plus de gens marchent et pédalent. Ainsi d’après une enquête menée aux Pays-Bas auprès des cyclistes et automobilistes des commerces du centre-ville de Breda (Papon, 2002), on note qu’en semaine, le cycliste dépense plus que l’automobiliste, qu’il fonctionne dans un système de proximité et a plus de chance de revenir chez le même commerçant (Vélocité n°66, mars-avril 2002). D’ailleurs, d’autres auteurs plaident pour que l’on analyse plus profondément les systèmes économiques qui se construisent autour de ces communautés de vélos. A ce titre, une étude menée à ce sujet par Roger Geller, animateur d’une association cycliste de la ville américaine de Portland souligne l’intérêt économique de « relocaliser » des emplois, des logements, des services publics et privés autour d’un réseau de grands axes cyclables, et montre comment ce type d’aménagement autour d’un écosystème de la mobilité active participe à la construction d’un nouveau modèle économique pour les cités désindustrialisées du Middle West américain.

D’autres études, toujours à l’échelle d’une collectivité, montrent les gains économiques et le progrès en termes de résilience (de capacité à surmonter les chocs de la crise) que comporte l’adoption d’un modèle de déplacement plus rationnel, fondé sur la proximité et l’association intermodale entre transport en commun et mobilité actives. Une étude de la FNAUT menée dans le bassin métropolitain de Tours a calculé le nombre de kilomètres, et donc d’essence gagnée si un ménage acceptait de quitter la lointaine périphérie et de se rapprocher d’un axe de transport en commun avec rabattement vélo. Si le nombre de kilomètres brut reste à peu près le même pour le domicile travail, (de l’ordre de 1000 kilomètres par an), la capacité de ce ménage à encaisser les chocs budgétaires liés à la hausse du carburant est bien plus grande. Et les gains de temps ne sont pas non plus à négliger. Le calcul de temps généralisé est une autre – et dernière approche - qui cherche à comptabiliser dans le temps de déplacement le temps passé à gagner l’argent nécessaire pour financer celui-ci. Pour un salarié au SMIC horaire, il amène à une vitesse généralisée de 9,4km/h pour une petite voiture roulant à 18km/h. Pour un cycliste au SMIC achetant chaque année un vélo neuf au prix moyen de vente en France (262€) et roulant à 14km/h la vitesse généralisée serait de 12,2km/h. Enfin pour un abonné Vélib’ à l’année (29€/an en admettant qu’il roule à la même vitesse qu’un cycliste moyen et ne dépasse pas 30min/trajet), cette vitesse serait de 13,8km/h. Ce calcul corrobore tous les sondages menés auprès de cyclistes qui montrent que le cycliste gagne doublement, d’une part parce que son mode de locomotion est moins cher, d’autre part parce qu’il a du temps supplémentaire, dans la journée, pour d’autres activités plus épanouissantes, ou potentiellement pour obtenir des sources de revenu supplémentaires.

Ainsi le développement des mobilités actives, à l’échelle d’une Nation, d’une ville ou d’un ménage, présente une série d’effets ou d’externalités positives dont les plus évidentes sont d’ordre environnemental (impact positif sur la congestion, l’espace, la pollution, le bruit et, dans une moindre mesure, sur l’effet de serre). Par ailleurs, il est de plus en plus clair que les transports actifs sont créateurs de richesse à l’échelle de la collectivité en général. Pour rendre tangibles tous ces effets positifs, il faut parfois agréger des entités qui semblent hétérogènes ou difficiles à traduire en valeur monétaire. Une étude assez récente montre quand même que l’économie du vélo en France (ATOUT France, 2009) n’est pas une vue de l’esprit. La multiplication par 2,5 de l’usage du vélo en France produirait des externalités positives de 3,8 milliards d’euros, et notamment des externalités très fortes en termes de santé (de l’ordre de 2,8Md d’euros). Pour autant, il n’existe pas de business model bien établi pour les mobilités actives. Les pouvoirs publics, les associations, des entreprises (par le biais de la valorisation des données et des technologies, voir la fiche Nouvelles technologies, mobilités actives et systèmes innovants) investissent chacun des pans de ce système. Néanmoins, la brutalité des chocs économiques dans certains pays (voir la fiche de cas sur l’Espagne) montre que la réponse vient des individus eux-mêmes. 2013 a été la première année au cours de laquelle on a vendu plus de vélos que de voitures en Espagne : ce signe montre donc que les évolutions sont possibles et rapides.

Références

Andersen L, Schnohr P, Schroll M, Hein H. (2000). “All-Cause Mortality Associated With Physical Activity During Leisure Time, Work, Sports, and Cycling to Work.”, Arch Intern Med, 160(11), p.1621-1628.

ATOUT France (2009) L’économie du vélo en France, Ville & Vélo, n°42 - novembre/décembre 2009.

Geller R. (2008) How Portland Benefits from Bicycle Transportation, City of Portland Bureau of Transportation.

Papon F. (2002). « La marche et le vélo : quels bilans économiques pour l’individu et la collectivité ?", Transports, 3 parties, n° 412, 413 et 414.

Praznoczy, C. (2012).  »Les bénéfices et les risques de la pratique du vélo–Évaluation en Ile-de-France« . Pollution Atmospherique, n°57.

Rabl A. (2011). “Marche, vélo et Santé: Un bilan économique largement positif »

World Health Organization Regional Office for Europe (2002)A Physically Active Life Through Everyday Transport with a Special Focus on Children and Older People and Examples and Approaches from Europe-. Copenhague.

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