Les discriminations ethniques dans l’accès au logement social

Une comparaison France / Grande Bretagne

Valérie Sala Pala, 2008

Collection Passerelle

Cette fiche aborde le dilemme du logement social, c’est-à-dire la conciliation de deux impératifs antinomiques : le droit au logement et la mixité sociale. Cet état de fait explique pourquoi les offices de HLM procède à des catégorisations officieuses pour identifier des groupes à risques, à partir de discriminations ethniques des populations demandeuses de HLM.

Si les discriminations ethniques s’observent dans tous les secteurs du logement, elles soulèvent des enjeux spécifiques dans le cas du logement social dans la mesure où celui-ci est souvent la seule porte d’accès au logement pour les groupes les plus en difficulté, et où ce parc se voit reconnaître un rôle-clé dans la mise en œuvre des principes de solidarité et de justice sociale. Pourtant, la politique du logement social illustre parfaitement les contradictions du « modèle républicain universaliste à la française ». Formulée au plan national dans des catégories universalistes (« droit au logement » et « mixité sociale »), sans jamais aborder de front la question des « immigrés » ou des « minorités ethniques » (c’est-à-dire des groupes minorisés en raison de leur « origine » réelle ou supposée), elle est marquée au plan local par la prégnance des catégorisations ethniques dans la gestion quotidienne du logement social.

Comment expliquer cette saillance de l’ethnicité dans les représentations et les pratiques d’attribution des acteurs HLM ? Dans quelle mesure remet-elle en question la référence à un « modèle » français républicain d’intégration ?

Le détour par le cas britannique est particulièrement intéressant pour éclairer ces questions. On sait les contextes nationaux contrastés, modèle républicain d’un côté, multi-culturaliste de l’autre. La reconnaissance de longue date de discriminations institutionnelles outre-manche tranche avec des représentations sociales encore arc-boutées en France sur la dimension individuelle et intentionnelle des discriminations, lorsque celles-ci n’y sont pas purement et simplement niées. Le détour comparatif permet ainsi d’apporter un double éclairage, tant sur les mécanismes de production des discriminations ethniques que sur les politiques de lutte contre ces discriminations, leurs apports et leurs limites.

La production institutionnelle des discriminations et de la ségrégation ethnique

En Grande-Bretagne, le débat sur les inégalités ethniques dans l’accès au logement social s’est noué dès les années 1960 autour d’un conflit d’interprétations désigné comme le « débat choix–contrainte », opposant les explications par les choix individuels des ménages, supposés culturellement différenciés, aux explications par les discriminations ethniques.

De premières recherches menées dès cette époque montrent comment, dans certaines municipalités, des règles d’éligibilité apparemment neutres (condition de résidence dans la commune depuis plusieurs années) ferment de fait l’accès au parc social à tous les nouveaux migrants, produisant en cela une discrimination indirecte. Dans les années 1970-80, de nouvelles recherches mettent en évidence les contradictions des politiques et pratiques d’attribution des bailleurs sociaux (à savoir principalement les municipalités jusqu’aux années 1980), tiraillées entre l’objectif officiel de satisfaction du besoin en logement et des objectifs officieux visant à minimiser les coûts de gestion (réduction de la vacance, prévention des conflits de voisinage). Ces conflits d’objectifs conduisent à une re-catégorisation informelle des candidats selon le critère de la « respectabilité » du ménage, les catégories ethniques et de classe étant mobilisées, consciemment ou non, comme des indices de cette respectabilité. Les pratiques discriminatoires et ségrégatives apparaissent ainsi comme le produit de mécanismes institutionnels plutôt que de « préjugés racistes » individuels.

Si en Grande-Bretagne l’existence des discriminations ethniques est reconnue de longue date par les autorités nationales et locales, il en va différemment en France où cette problématique a longtemps fait l’objet d’un véritable déni et reste aujourd’hui encore sous-évaluée. En témoigne l’accueil frileux réservé par nombre d’acteurs du logement social au rapport du Groupe d’études et de lutte contre les discriminations (GELD) pointant en 2001 l’importance des discriminations subies par les personnes perçues comme « immigrées » ou « issues de l’immigration ».

En France, le problème de l’accès au logement social reste construit avant tout, au niveau national comme au niveau local, comme un problème d’« exclusion sociale », en phase avec le paradigme républicain universaliste selon lequel les « vraies » inégalités sont fondées sur des facteurs socio-économiques et non pas ethniques. Aussi les dispositifs visant à favoriser l’accès au logement social (plans départementaux pour le logement des personnes défavorisées, accords collectifs départementaux, etc.) visent-ils les « personnes en difficulté » ou « défavorisées », définies par leur situation économique et sociale, sans spécifier les victimes de discriminations ethniques. L’absence de tout moyen statistique d’objectivation des inégalités ethniques entretient le déni des discriminations.

Et pourtant, les études menées sur la gestion locale du logement social (en particulier les attributions de logements sociaux) convergent largement pour mettre en évidence des mécanismes de production institutionnelle de discrimination et de ségrégation ethniques. Comme en Grande-Bretagne, les acteurs locaux du logement social en France (à commencer par les organismes HLM) sont tiraillés par un conflit d’objectifs qui les amène à jongler entre leur mission sociale d’accueil des plus démunis et leurs contraintes de « bonne gestion » (limiter la vacance et les coûts de gestion des ensembles). Le poids de ces contraintes est tel que les pratiques d’attribution sont largement orientées par un souci d’évitement des « groupes à risques ». Dans le cas français, les conflits d’objectifs sont encore renforcés par la contradiction entre les deux principaux objectifs officiels eux-mêmes, à savoir le « droit au logement » et la « mixité sociale ».

On touche là une différence essentielle avec le cas britannique : en France, la concentration ethnico-résidentielle (la « ghettoïsation ») est perçue comme un problème, et les acteurs du logement social se voient reconnaître une mission d’ingénierie sociale et, officieusement, ethnique. Ces acteurs font ainsi constamment référence dans leurs pratiques à la nécessité d’une « gestion fine » des attributions, consistant à savoir faire la différence entre un « bon » et un « mauvais » candidat et à mettre le « bon » candidat au « bon endroit ».

C’est là qu’interviennent des catégorisations officieuses des candidats, visant à identifier des « groupes à risques », définis selon des critères de « classe » (« chômeurs », « RMIstes », « familles monoparentales », etc.), mais aussi ethniques (« Maghrébins », « Comoriens », « Gitans », etc.). Derrière ces catégorisations ethniques apparaît une considération centrale, celle de l’écart supposé à la norme culturelle.

C’est au nom de cette supposée « distance culturelle » que sont légitimées différentes pratiques liées à la gestion des « équilibres », pratiques pouvant consister à fixer des supposés « seuils de tolérance » dans certains quartiers en vue de préserver leur attractivité, ou encore à concentrer certains groupes ethnicisés dans les cités les plus dégradées, qu’on laisse « pourrir », pour reprendre le terme du jargon HLM.

Où en est la lutte contre les discriminations ethniques dans l’accès au logement social ?

En Grande-Bretagne, les autorités publiques se sont mobilisées dès les années 1960-1970 en développant un arsenal législatif (les race relations acts) permettant de lutter contre les discriminations tant directes qu’indirectes. La Commission de l’égalité raciale (CRE) créée en 1976 a joué un rôle clé dans la sensibilisation, la formation et le développement de mesures anti-discriminations. En outre, les années 1980 ont été le témoin d’un fort développement des politiques locales d’égalité raciale.

Malgré des apports indéniables (reconnaissance des discriminations ethniques, introduction d’un monitoring ethnique permettant de mesurer les inégalités, meilleure représentation des minorités ethniques dans les institutions), ces politiques souffrent de sérieuses limites. Le monitoring révèle la persistance des inégalités ethniques et l’analyse des politiques et pratiques d’attribution conduit à pointer la permanence de la production institutionnelle des discriminations et de la ségrégation ethniques. La prégnance des stéréotypes selon lesquels les minorités ethniques préfèreraient vivre dans l’inner city (ancien cœur industriel des villes britanniques) entretient et légitime les pratiques d’attribution conduisant à concentrer ces groupes dans les quartiers les plus déshérités.

Malgré tout, le détour britannique fait ressortir de façon brutale l’indigence de la lutte contre les discriminations en France, au moins jusqu’à la fin des années 1990. La question émerge alors à l’agenda national : rapport du Haut conseil à l’intégration de 1998 dédié à la lutte contre les discriminations, mise en place des Commissions départementales d’accès à la citoyenneté (CODAC) en 1999, rapport du GELD de 2001 sur les discriminations ethniques dans l’accès au logement social, loi de modernisation sociale de 2002 (lutte contre les discriminations indirectes, renforcement de la charge de la preuve), création de la Haute autorité de lutte contre les discriminations (HALDE) en 2005, etc. Cette action se développe dans un contexte européen favorable, avec l’adoption de plusieurs directives (notamment la directive « race » de 2000).

Reste à évaluer l’impact effectif de ces développements sur le terrain. Si cet impact est très délicat à mesurer, il semble pour le moins fragile : d’une part parce que les attributions de logements sociaux continuent d’être le fruit d’un système institutionnel de pratiques et de stratégies très opaques, d’autre part parce que l’émergence d’une action de lutte contre les discriminations ne peut masquer les limites de cette action (absence de moyens statistiques de mesure des inégalités ethniques, faiblesse des moyens attribués à la HALDE, etc.).

Quant à la contradiction inhérente à une politique du logement social qui continue à faire appel à deux principes aussi difficilement conciliables que le « droit au logement » et la « mixité sociale », elle reste plus que jamais présente au cœur des attributions de logements sociaux.

Références

GELD, (2001), Les discriminations ethniques et raciales dans l’accès au logement social, Paris, GELD.

Hommes et migrations (2006), « Logés à la même enseigne ? », n° 1264.

Valérie Sala Pala (2005), Politique du logement social et construction des frontières ethniques. Une comparaison franco-britannique, thèse pour le doctorat de science politique, Rennes, Université de Rennes 1.

Cette fiche a été initialement publiée dans le n°1 de la Collection Passerelle. Vous pouvez retrouver le PDF du numéro Europe : pas sans toit ! Le logement en question