Rue Gustave Goublier, suite

Jean-Pierre Charbonneau, 2014

Monde pluriel

Cet article est issu du numéro 8 de la revue Tous urbains et n’appartenait pas, initialement, au dossier « Vers un partage plus équitable de la voirie et de l’espace public ». Cependant, ces réflexions sur l’aménagment de l’espace public méritait d’être intégré à ce dossier, comme illustration des problématiques de l’aménagement urbain.

Par le biais d’une étude de cas personnelle, l’auteur expose la nécessité de penser tout aménagement urbain, non pas seulement à l’aune de ses aspects techniques (ici, mobilier urbain) - de manière segmentée - mais de mettre en œuvre une réelle gouvernance urbaine entre les différentes parties prenantes, afin de gérer l’espace urbain dans sa complexité.

Cela avait commencé comme un conte de fée urbain…

Il y a quelques années, les résidents de cette rue parisienne dans laquelle j’habite, s’associaient pour que leur petite rue-passage soit fermée aux automobiles et rendue aux piétons qui habitaient là, travaillaient dans les salons de coiffure africaine des rez-de chaussée ou empruntaient le site pour se rendre d’un endroit du quartier à un autre. De grands pots plantés de végétaux, des poubelles, un nettoyage journalier par les services municipaux donnaient un aspect plus sympathique, sans aménagement notoire. Des animations, des évènements furent organisés pour faire vivre le lieu et renforcer, comme l’on dit, le lien social.

Le résultat fut longtemps positif. Les écoliers prenaient la rue pour aller à l’école, les coiffeurs attendaient le client devant leur porte, assis sur des chaises, leurs enfants jouant sur la chaussée libérée… Il y eut bien quelques automobilistes pour ne pas admettre qu’ils ne pouvaient se garer où ils voulaient. Fermer la rue posa en effet longtemps un problème technique, les potelets ne résistant pas à la poussée d’irréductibles peu nombreux mais qui ont un impact fort sur l’occupation de l’espace et donc l’ambiance : toute brèche dans la fermeture entraînait un afflux de véhicules. Des barrières assez laides mais efficaces résolurent ce problème.

Il y avait bien les prostituées la nuit, qui faisaient parfois des passes dans les montées d’escalier, les canettes de bière dans les bacs à plantes, les dégradations mineures, un ou deux SDF qui dormaient sous le porche et partaient au matin… C’est une situation commune à bien des rues de grande métropole mais ici tout cela « roulait » et les relations étaient bonnes entre les résidents, les utilisateurs de la rue et les pouvoirs publics, chacun mettant du sien pour la bonne tenue de l’espace commun.

Certaines villes, et Paris en fait partie, sont le théâtre de l’expression des soubresauts du pays et du monde. La traduction dans les espaces publics y est souvent directe et pas seulement dans les manifestations. De plus en plus de pauvreté, de chômeurs, de personnes en difficulté sociale, psychologique, sanitaire, économique…

Les deux SDF d’origine ont été chassés par d’autres, plus nombreux, certains étant violents. A présent, une dizaine de personnes en moyenne sont installées jour et nuit sur de vieux matelas, dans des conditions d’hygiène et de propreté épouvantables, sous le porche par lequel on pénètre dans la rue. Ils forment une micro-société, avec des difficultés bien plus grandes que celles d’un groupe « normal », avec ses bagarres, ses effusions de sang… Ces personnes ont colonisé le lieu, contrôlent une partie de la rue et en ont « plombé » l’ambiance. Pourtant une certaine solidarité avec elles existait de la part des passants et des résidents. Mais les rapports se sont tendus. Car si nous ne sommes pas en guerre comme en Syrie ou en Irak, il faut quand même imaginer dormir à quelques mètres d’un endroit sale, violent, où les hurlements, les harcèlements sont fréquents.

L’association, à l’origine très présente, agissait dans de bonnes conditions avec les pouvoirs publics. Mais après quelques années d’activités participant à rendre la rue très vivante, elle a été peu à peu débordée. Il n’est de toute façon ni possible ni souhaitable, dans une cité démocratique, qu’un groupe humain, même bien intentionné, prenne en charge des responsabilités qui ne sont pas les siennes. Elle a alerté bien des fois la mairie, le commissariat…peu à peu les résidents l’on fait individuellement. Huit mois après, quelques actions publiques ont été conduites de temps en temps mais le problème reste entier.

C’est que le sujet est difficile. La collectivité, dont la responsabilité est en jeu, serait-elle dépassée par l’ampleur du problème à l’échelle de son territoire ? On peut supposer ou espérer que chacun, dans son rôle, fait ce qu’il peut, assume ses responsabilités. Sauf que, si le service de nettoyage passe sans la police, il ne peut rien faire. Les services sociaux sont conscients mais n’ont pas toujours de solution. Appelés, les pompiers ne peuvent faire que ce qui est en leur pouvoir…

Le résultat : une situation qui continue à se dégrader, que les habitants, les passants ne comprennent plus et qui passe pour une incapacité à agir, un abandon. Pourtant, elle témoigne moins de leur égoïsme que de la difficulté des collectivités à se coordonner et gérer des problèmes complexes. Or c’est bien de cela dont il s’agit. Dans la situation économico-sociale qui est la nôtre et dont on peut supposer qu’elle ne va pas, à court terme, s’arranger, nous sommes face à une réalité urbaine très concrète, même si elle est là poussée à son paroxysme.

Elle pourrait inviter au repli sur soi et à l’attente béate de l’action des pouvoirs publics. Elle sollicite en cela la capacité de chacun à se considérer comme responsable et appartenant au monde, quel que soit le lieu ou il habite. Elle nous met face à nos contradictions y compris éthiques. Mais elle met aussi l’accent sur la nécessité, pour les politiques locales, d’affronter la réalité des problèmes, de savoir s’adapter à l’évolution des contextes, de concevoir les moyens institutionnels, humains et financiers pour les résoudre. En ce sens, faut-il continuer à investir dans le dur, les aménagements cossus, ou arbitrer, orienter les choix plus en faveur de la gestion de la vie urbaine, qu’elle soit douce ou violente ? Cette question, très actuelle et très politique, mérite d’être posée. Elle n’est en aucun cas alarmiste ou défaitiste mais entend que l’on affronte la réalité urbaine et sociale et, pour ce faire, que l’on mette en adéquation avec elle une action publique absolument nécessaire.

Références

Pour consulter le PDF du du numéro 8 de la revue Tous Urbains

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