Quelles échelles de gouvernement pour la régulation de la densification ?
Anastasia Touati, octobre 2015
Cette fiche aborde la question de la fragmentation des espaces politiques urbains comme un obstacle à la mise en place de politiques urbaines efficaces, notamment dans le cadre de politique de développement urbain durable et de densification.
Les analyses relatives au développement urbain durable évoquent fréquemment la fragmentation des espaces politiques urbains comme un obstacle à la mise en place de politiques urbaines efficaces. En effet, selon de nombreux auteurs, le développement durable nécessite des adaptations des périmètres institutionnels existants pour les rendre compatibles avec les périmètres des problèmes posés. Pour Jean-Philippe Leresche et Stéphane Nahrath, l’étalement urbain pose des questions spécifiquement politiques, telles que la possibilité de gouverner des espaces de plus en plus vastes, celle de la bonne échelle d’action pour affronter les problèmes liés au développement urbain et enfin celle du décalage entre découpages politico-administratifs et territoires pertinents pour l’action (Leresche et Nahrath 2011). Ces questions renvoient au problème de la fragmentation des espaces de gouvernement dans le cadre du retrait des États et de leurs reconfigurations dans le contexte actuel des restructurations économiques globales. Pour les politiques de densification, cela pose, entre autres, la question du pilotage de ces politiques, notamment celle des échelles d’intervention pertinentes pour leur élaboration et leur mise en œuvre.
La fragmentation communale mise en cause
Paméla Blais, qui travaille sur l’Amérique du Nord, met en évidence que la fragmentation politique des espaces urbains est un des principaux ressorts de l’étalement urbain :
« Fragmented urban governance is often cited as a cause of sprawl. For example, development can leapfrog to less regulated or unincorporated jurisdictions beyond the urban fringe in order to evade stringent development restrictions (….). Less fragmentation does not guarantee more compact development, but highly fragmented, compact cities are rare. In other words, more integrated regional government may be a necessary but not a sufficient condition for curbing sprawl » (Blais 2010 : 20).
De l’avis de nombreux analystes, il en est de même en France. La difficulté de la densification des espaces périurbains y est d’une acuité particulière, précisément du fait de la fragmentation communale. Car au sein de l’hexagone, depuis les lois de décentralisation intervenues entre 1981 et 1987, le pouvoir en matière d’urbanisme et de politique foncière est aux mains des communes (Goze 1987). Les communes ont donc un pouvoir déterminant dans le domaine des politiques d’urbanisme, des politiques foncières mais aussi en partie des politiques du logement. La décentralisation a en effet confié aux communes la responsabilité de l’urbanisme opérationnel et réglementaire et le pouvoir de décider à la fois de l’usage des sols mais aussi du rythme, de la nature et de la forme des constructions sur leur territoire (Comby et Renard 1996; Ballain 2005). Ainsi les communes et donc les maires, par leur pouvoir d’élaborer et d’approuver le document d’urbanisme, ont l’autorité pour déterminer l’affectation de chaque parcelle du territoire : sa constructibilité, la forme urbaine attachée à la construction, mais aussi les obligations faites aux constructeurs ainsi qu’aux usagers.
Et plus l’on s’intéresse à des communes périurbaines de grande banlieue, plus cela concerne des communes de petite taille aux logiques très locales. Dans ces communes, les élus sont d’autant plus sensibles aux pressions de leurs électeurs et à leurs aspirations, notamment en ce qui concerne leur « cadre de vie » (Damon 2012). Ainsi, les projets de densification résidentielle, perçus de manière très négative par les habitants propriétaires d’un pavillon qui craignent la dépréciation de leur bien, peuvent être plus difficiles à mettre en œuvre dans de tels territoires, les élus redoutant avec force les oppositions de type NIMBY1 (Not in My Backyard) qui pourraient leur coûter leur mandat électif. Si la densification apparaît plus contrainte dans ce type de configuration, elles n’est cependant pas impossible comme le montrent les analyses portant sur les dynamiques effectives de densification du périurbain (Darley et Touati 2011). Eric Charmes parle néanmoins d’un véritable malthusianisme foncier à propos des pratiques de rétention foncière qu’il a observées dans les petites communes périurbaines de première couronne en France (Charmes 2007a) ; et des auteurs comme Marc Wiel estiment que ces pratiques de rétention foncière constituent l’un des plus importants facteurs de la crise du logement (Wiel 2006a).
La fragmentation communale est donc considérée comme constituant l’un des points de blocage majeurs pour la mise en œuvre de politiques de lutte contre l’étalement urbain comme les politiques de densification.
La réponse du nouveau régionalisme
Le constat selon lequel les métropoles sont devenues des territoires de référence pour les leaders politiques et économiques s’inscrivant dans la dynamique de globalisation est aujourd’hui largement partagé (Lefèvre 1998; Salet, Thornley et Kreukels 2003; Boudreau et al. 2006; Lefèvre 2009). Ainsi, différents chercheurs voient dans les métropoles les espaces à partir desquels il est possible de mettre en place des mécanismes d’adaptation à la globalisation et au capitalisme avancé (Jouve et Booth 2004 : 5). C’est à leur niveau que se poseraient aujourd’hui les défis urbains majeurs et c’est donc à leur niveau qu’il conviendrait d’y répondre.
Plus précisément, tout un courant de recherche sur le régionalisme et sur la gouvernance urbaine s’intéresse aux métropoles comme constituant des unités économiques, politiques, sociales et culturelles d’importance majeure car elles représentent aujourd’hui les lieux concrets et stratégiques de l’accumulation capitaliste et de son développement politique. Neil Brenner, par exemple, analyse les processus de métropolisation en Europe de l’Ouest comme la concentration, dans les grandes régions métropolitaines, des activités socio-économiques à haute valeur ajoutée, des infrastructures de transport les plus importantes, des flux de travail et de la majeure partie de la croissance industrielle. Il observe aussi que ce mouvement est constitutif d’une augmentation des disparités entre le cœur de la métropole et les municipalités périphériques (Brenner 2004 : 180). Dans ce cadre général, il repère trois processus majeurs de restructuration - restructuration de la forme urbaine, restructuration économique globale, restructuration de l’État néolibéral – qui constituent pour lui des analyseurs à travers lesquels on peut comprendre le débat actuel autour du ré-étalonnage (rescaling) politique. Le rescaling est défini par différents chercheurs comme étant un processus qui transforme la division du travail entre le niveau national et différents échelons locaux (Boudreau et al. 2006 : 8; Lefèvre 2009 : 10). Il s’agit d’une stratégie utilisée par les États dans le cadre du nouveau régime d’accumulation post-fordiste qui détruit les bases de l’État providence et transforme les villes-région en supports du capitalisme contemporain (Harvey 1985; Jessop 2000). Ainsi, face aux différents processus de restructuration en cours, les échelles métropolitaines sont de plus en plus considérées comme devant constituer un niveau de régulation significatif de l’aménagement urbain. Ainsi, de nombreux acteurs politiques et économiques tentent de s’ajuster aux processus de restructuration économique actuels, notamment en s’appuyant sur un changement d’organisation scalaire de l’État. Les acteurs politiques de niveau étatique ne sont donc plus les seuls à agir au niveau métropolitain et différents acteurs et institutions luttent pour définir, en fonction de leurs intérêts, l’échelle la plus pertinente pour gérer les problèmes sociaux contemporains.
Cette tendance des États à développer des politiques qui favorisent la croissance économique des espaces métropolitains est une conséquence directe des transformations économiques, politiques et institutionnelles dans lesquelles se sont engagés les pays occidentaux depuis le début des années 1980. Au niveau économique, l’envolée de la mondialisation et de la libéralisation des marchés économiques entraîne une conversion des politiques étatiques à ces logiques. Aux niveaux politique et institutionnel, les États mettent pour cela en place des processus de différentiation des relations intergouvernementales par des politiques de décentralisation, ce qui a eu pour conséquence l’affaiblissement de l’État Providence central et l’émergence d’une arène politique multi-niveaux et multi-acteurs (Salet, Thornley et Kreukels 2003 : 3).
Si le rôle du gouvernement central était manifeste dans tous les pays d’Europe pendant le développement des Etats providence, le transfert des compétences de ces gouvernements centraux vers les niveaux inférieurs de gouvernement à partir des années 1980, a eu de nombreuses répercussions. La décentralisation a par exemple eu pour conséquence un sens plus élevé d’entrepreneurialisme urbain (Harvey 1989), ce qui a aussi nourri la compétition entre les municipalités. Parallèlement, les approches axées sur le fonctionnement du marché ont été progressivement privilégiées dans l’organisation économique des États européens (Salet, Thornley et Kreukels 2003 :6). La gestion et l’administration des services d’intérêt public (la fourniture d’électricité, d’eau, de logements publics, l’éducation, la santé, les transports) ont évolué vers des configurations qui favorisent le secteur privé (Letourmy 2000; Hugounenq et Ventelou 2002; Coutard, Hanley et Zimmerman 2005; Rutherford 2008; Coutard et Rutherford 2009). .
Tous ces changements ont eu des conséquences sur le développement métropolitain. En effet, les acteurs économiques de niveau mondial ne sont pas détachés des contextes et institutions régionaux et cherchent des lieux de localisation bien équipés et attractifs (Salet, Thornley et Kreukels 2003 :11). Le cadre institutionnel et sa capacité à créer ces conditions favorables à l’attraction de nouvelles populations et d’entreprises sont donc un élément crucial de l’avantage comparatif des métropoles. C’est dans ce contexte que l’on assiste à un processus de réajustement des institutions et des pratiques de la part des élus des différents niveaux de gouvernement, pour figurer en bonne place dans la compétition inter-urbaine mondiale. Le nouveau régionalisme pousse alors pour une plus grande coopération au niveau régional pour faire face à cette compétition internationale (Boudreau et al. 2006 :13) et répondre aux défis urbains actuels. C’est notamment le cas sur les questions de durabilité dont les débats poussent dans cette direction.
En effet, en plus des transformations économiques, politiques et institutionnelles, les régions métropolitaines ont été physiquement profondément transformées (étalement urbain, suburbanisation résidentielle, gentrification des centres anciens, développement des quartiers financiers). Ces transformations se traduisent spatialement par une grande variété de configurations urbaines qui composent les grandes régions métropolitaines et qui remettent en cause les traditionnelles catégories de ville (city) et de banlieue (suburbs) (Garreau 1992; Wood, Keil, Young 2010; Phelps 2011). De nombreux analystes estiment alors que c’est au niveau métropolitain que des politiques spatiales doivent gérer ces changements. L’étalement urbain, la planification des transports ou encore la ségrégation sociale et raciale sont considérés, par les élus locaux de différents contextes urbains, comme des problèmes qui ne peuvent être traités qu’à cette échelle (Salet, Thornley et Kreukels 2003 :14; Boudreau et al. 2006 :14).
La question est alors de savoir comment les acteurs publics peuvent coordonner leur action dans un contexte de fragmentation institutionnelle des métropoles. Car il existe une tension entre le besoin d’une coopération infra-régionale dans le but d’accroître la compétitivité inter-urbaine internationale et, d’un autre coté, la fragmentation métropolitaine qui s’est accentuée dans les conditions institutionnelles actuelles. Selon cette perspective, penser les espaces urbains à l’échelle métropolitaine est considéré comme une nécessité dans le cadre de la globalisation, mais dans le même temps, la rivalité avec les échelons étatiques et municipaux est telle que l’échelon métropolitain a du mal à se constituer en tant qu’espace politique. Plus encore, lorsque des initiatives émergent, seules les villes-centres des aires métropolitaines ont une véritable capacité de pilotage (Lefèvre 2009 :101). Quid des espaces suburbains et périurbains, qui aujourd’hui sont souvent les espaces les plus dynamiques des métropoles (Wood, Keil et Young 2010 : 15)? Dans la lignée des chercheurs s’intéressant à ces questions, il nous apparaît nécessaire d’intégrer ces espaces à la réflexion sur le devenir des métropoles. En effet, ils ont été relativement peu étudiés alors qu’ils sont précisément le lieu où se jouent aujourd’hui la plus grande partie des défis contemporains (étalement urbain, renouvellement des bassins d’emploi, construction des infrastructures de transport, exclusion sociale etc.).
La question est donc de savoir comment ces espaces sont intégrés à la réflexion sur le fonctionnement et la gouvernance des métropoles et en quoi cette intégration influence les processus urbains locaux.
1 « Le concept décrit sous le terme du « syndrome NIMBY » est simple : l’implantation de tout équipement collectif crée des nuisances pour les riverains proches de l’équipement alors qu’ils n’en tirent pas d’avantages directs. Ceux-ci auront donc pour réaction « naturelle » et égoïste de refuser le projet et de réclamer qu’il se fasse ailleurs (« Not In My Backyard » = « Pas dans mon jardin » (…). Cette « théorie » /acronyme vient des Etats-Unis où les professionnels de l’aménagement (planners) multiplient depuis la fin des années 1970 ce type de raccourcis pour décrire les oppositions auxquelles ils se confrontent » (Jobert 1998).
Références
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