Une géopolitique de la Biennale de Venise 2016

Vincent LAVERGNE, septembre 2016

Monde pluriel

Cette fiche apporte un éclairage personnel de l’auteur sur la Biennale de Venise de 2016, et notamment sur les différents pays et les équipes représentés lors de cet événement.

Plus que jamais, lors de cette 15e édition de la Biennale d’architecture de Venise, la coexistence de deux systèmes devient criante. On ne peut à proprement parler d’affrontement car ces systèmes ne sont régis ni par les mêmes lois ni par le même temps. Au fond ils ne cherchent même pas l’opposition mais incarnent deux cycles différents et successifs où le suivant se réinvente à partir des ruines du précédent. Le premier temps, c’est-à-dire la vieille Europe et plus généralement l’Occident, berceaux de la civilisation industrielle, renvoyés au XXe siècle, à ses inerties institutionnelles et à ses inepties normatives qui achèvent de gangrener sa structure primaire. De l’autre, le Sud émergeant, bien que meurtri par une multitude de crises protéiformes, économiques et sociales mais se relevant et s’élevant sans cesse, fort de cette capacité perpétuelle de réinvention et de réaction avec comme carburant inextinguible sa misère sociale paroxystique.

Au-delà de l’architecture mais par le prisme du phénomène bâti, la biennale de Venise dresse un état des lieux, un état des nations. Un moment particulier de leur développement, de leurs urgences sociales, de leur conception de l’État, de leur condition urbaine.

Alejandro Aravena, le commissaire chilien fringant et photogénique, « pritzkerisé » de frais, débarque avec une légèreté toute latine. Il fait le show. Il vient définitivement ringardiser l’Europe et sa modernité, ce paradigme éprouvé jusqu’à l’épuisement par rapport auquel elle a défini le siècle passé et qui finit par ne concerner qu’elle. Il a l’air de dire : « Voilà ce que nous pouvons faire avec les ruines de votre civilisation. »

Connu pour sa production à grande amplitude entre sièges de groupes industriels et opérations médiatisés de logements à très bas prix à finir soi-même, Aravena tente d’incarner au mieux l’époque qui semble s’annoncer. Décomplexée, multiple, assumant ses contradictions. Où l’engagement social est un outil de communication.

Cette année la Biennale est plus géopolitique que politique, elle déplace les centres de gravité des grands milieux de références, de l’Occident vers le Sud, de l’urbain vers le rural. De l’industrie du standardisé vers l’artisanat du réemploi. Elle montre comment les mondes émergents ont bien fini par émerger et forts de leurs caractéristiques sociales et économiques décomplexées sont prêts à inventer et pourquoi pas à s’ériger en nouveaux modèles de société.

Vue du ciel, Venise a une forme de gros poisson ventru au contour irrégulier, rongé par le ressac, échoué dans la lagune. À l’ouest, sa tête semble dévorée par les darses de béton du port industriel. Il est rattaché au continent par une ligne de chemin de fer tendue au bout de laquelle la gare paraît semblable à un gigantesque hameçon qui lui perfore le crâne et le retient dans les eaux lagunaires. À l’est, sa queue est formée par le découpage de petites îles. C’est là qu’a lieu la Biennale. Approximativement au centre, deux équerres bâties se font face et renferment un gigantesque bassin de manœuvre militaire. L’Arsenal est une pièce urbaine majeure comme seuls les militaires savent en fabriquer. On y trouve les pavillons des pays récents. Plus exactement récemment émergés au sein de la communauté internationale. Le bâtiment principal de l’exposition se nomme la Corderie. Une enfilade d’immenses salles sur deux cent cinquante mètres de long. On y tissait des cordes en long peut-être jusqu’à l’invention de la bobine. Il était du dernier chic jusqu’au crépuscule du XIXe siècle et ses lubies humanistes de se faire pendre avec une corde manufacturée à Venise, elle assurait au pendu une certaine prestance. Il n’était pas rare qu’un condamné à mort bien né demandât comme ultime volonté d’être pendu à la vénitienne.

Dans la Corderie sont présentées des démarches particulières d’agences à travers le monde. Stratégie de réemploi de matériaux, immenses maquettes de diverses stratégies de renouvellement urbain par des procédés innovants et recyclants. Devant la profusion d’éléments présentés, tout esprit faiblement structuré pourrait s’y perdre et ne jamais s’y retrouver.

L’autre haut lieu de la Biennale est situé à l’extrémité sud de la queue du gros poisson, plus exactement au niveau de la nageoire caudale inférieure. Le Giardini de Venise est comme un très beau cimetière néoclassique avec les pavillons des nations comme des grands tombeaux, ses arbres centenaires, ses chemins, ses corbeaux.

Tous les deux ans, au moment de la Biennale, les corbeaux se font architectes. Ils déambulent en groupe, en couple, en solitaire, à l’affût. Il y a ceux qui font semblant de ne pas se connaître, ceux qui se congratulent de face et se taillent de dos, ceux qui connaissent tout le monde et personne. Et puis il y a ceux qui s’exposent, ceux venus montrer leur travail et tous ces architectes venus résolument ou désespérément couler leur démarche dans l’air du temps, quelle que soit leur démarche, quel que soit l’air du temps.

Dans le pavillon central, les monstres sacrés de l’architecture internationale occidentale sont réunis. Même si on les a rangés à côté de la sortie. Entre le Piano et la librairie, on croise Richard Rogers avançant à petits pas dans une salle rose fuchsia mise à sa disposition et remplie de maquettes d’habitat modulaire. Un peu déjà vu. L’ensemble ressemblant plus à la salle de jeu d’un vieillard riche et sénile, reclus dans un institut de soins palliatifs californien, qu’à un lieu d’avant-garde. Une curieuse impression de foisonnement règne. On arpente des salles dont les contenus semblent plus ou moins articulés entre eux. Néanmoins pour beaucoup d’entre eux, fascinants. Une salle dénonce le recours à de nouveaux missiles minuscules, aux impacts indétectables par les satellites car plus petits qu’un pixel mais capables de détruire entièrement l’intérieur d’un édifice et ses occupants sans en altérer l’enveloppe. Ni vu ni connu. Et le curateur d’expliquer qu’après les hommes, c’est le bâti qui subit le plus les ravages de la guerre.

La salle d’à côté, intitulée The Evidence Room, présente des moulages en plâtre de relevés de chambres à gaz comme une évidente réponse au négationniste britannique Irving. Ici le lien reste à faire.

On croise Rem Koolhaas bien sûr, venu comme à son habitude annoncer la fin des temps sur lesquels il a régné. Il y a deux ans, encore au firmament mondial de la discipline et commissaire de la Biennale 2014, il était venu présenter sa vision élémentaire de l’architecture, à mi-chemin entre inventaire à la Prévert et business plan à la rigueur flamande dressé sur Excel. Son propos interprété par certains comme décliniste avait clivé, il était partout, éprouvant les commissariats nationaux jusqu’à la rupture. Remise en perspective avec cette nouvelle édition, sa prestation fait en effet chant du cygne de l’Occident triomphant. Et cela finit enfin par lui donner raison.

L’Europe est tout de même encore là, bien qu’un peu traumatisée par la crise et les grands mouvements migratoires récents. Des Catalans rutilants notamment, dont les productions occupent une bonne moitié du pavillon espagnol et qui ont également leur pavillon particulier installé en dehors, le long du canal. Qu’il s’agisse de l’Espagne ou de la Biennale, les Catalans ne sont décidément ni vraiment dehors ni vraiment dedans. Des Allemands militants proposent un programme de construction massive de logements à destination des réfugiés, semblable à celui lancé grâce au plan Marshall à partir de 1946. Non loin, les Polonais font dans la statistique, alignant les graphiques sur les accidents du travail classés par causes et gravité et le nombre de travailleurs clandestins sur les chantiers. Les maçons polonais chair à canon de l’Europe du travail semblent saisir l’occasion de la Biennale comme une nouvelle internationale ouvrière.

Autant le pavillon français est d’un style néoclassique sans intérêt, autant l’espace à l’intérieur est beau, lumineux et symétrique. Sans surprise autre que ce qui peut y être présenté. Il aurait pu être une prise de position radicale que de le détruire et d’en édifier un autre plus conforme à la représentation de la France contemporaine et à l’image qu’elle se fait d’elle-même.

Napoléon a bien transformé la place Saint-Marc.

On aurait pu lancer un appel d’offres pour sa démolition puis lancer un concours, une conception-réalisation-entretien-maintenance par exemple, auquel aurait répondu la fine fleur de l’architecture française alliée aux grands du BTP. On aurait fait gagner, au prix de longues polémiques, un pavillon verdâtre ou doré mais de toute façon dégueulant d’une végétation biodynamique quelconque. Et puis il y aurait eu une tribune très enlevée de Françoise Fromonot, un article exaspéré de Jean-Louis Cohen et un énième débat franco-français même pas traduit. Puis des soupçons de sous-estimation et de surfacturation. Tout compte fait, épargnons ce pauvre pavillon, nous nous épargnerons ainsi nous-mêmes.

Au lieu de ça, les Français emmenés par Frédéric Bonnet et le collectif Ajap 14 partent labourer les aires périurbaines françaises à la recherche de richesses cachées, très loin du pavillon de l’arsenal. La récolte est familière et de qualité. Elle montre que l’architecture peut se nicher même dans les endroits les plus improbables, loin des centres urbains, dans le périurbain lointain, voire dans le rural. C’est aussi le modèle métropolitain dont on semble vouloir nous détourner. À la production pléthorique et verticale des grandes aires urbaines se substitue peu à peu le génie des lieux périurbains, autrefois négligés car lieux de l’informel, de l’horizontal et du dissolu. Pour autant est-ce une spécificité française ?

Une fois consommée, cette confrontation de nations, sa dimension de foire nationaliste, peut paraître désuète et ne faisant plus vraiment sens. Ne serait-il pas préférable d’identifier les permanences et récurrences dans les différentes productions architecturales des différentes régions d’Europe par exemple ? Ne devrions-nous pas plutôt parler d’architecture sud-européenne, méditerranéenne, flamande, balkanique, anglo-saxonne ? Le cadre national est-il vraiment circonstancié à la dimension géographique et culturelle de l’architecture ?

L’Espagne, ravagée par la crise et par l’éclatement de la bulle immobilière et réduite depuis à une austérité destructrice du tissu social et urbain, reçoit le Lion d’or. L’Italie, grande maîtresse de cérémonie, peine depuis des années à organiser un marché de la construction capable de faire démarrer ses jeunes architectes. Les autres sont assujettis aux entreprises générales qui portent la responsabilité des ouvrages. Situation invalidant la responsabilité sociale de l’architecte et rendant le recours à celui-ci accessoire et superflu.

Je voulais finir par le Royaume-Uni mais il est parti !

N’y aurait-il pas plus de sens à faire émerger une vision des conditions régionales de l’architecture, transcendant les frontières nationales ? Le cadre national conditionne une dimension politique de l’architecture que le politiquement correct et l’abus de champagne achèvent de dissoudre dans une forme de bien-pensance patriotique.

Références

Pour accéder à la version PDF du numéro de la revue Tous Urbains, n°15

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