Les deux voies de la citoyenneté urbaine

Jacques Donzelot, février 2010

Dialogues, propositions, histoires pour une citoyenneté mondiale (DPH)

Cet article est un extrait des textes de Jacques Donzelot « Repenser la politique de la ville », « Les deux voies de la citoyenneté urbaine », que l’on peut retrouver sur internet sur le site du journal Le Monde, et qu’il développe dans son ouvrage « La ville à trois vitesses ».

Pour reconstruire la citoyenneté politique et sociale dans les quartiers défavorisés, il faut trouver un meilleur équilibre entre le levier de la responsabilité individuelle et celui du pouvoir collectif des habitants.

Relancée avec force, en 2003, sous l’impulsion de Jean-Louis Borloo, la politique de la ville française a fait récemment l’objet d’évaluations qui montrent des résultats plutôt décevants au regard des objectifs qui lui avaient alors été fixés. Cette déception relative semble conduire le gouvernement à se préoccuper des lieux plus que des gens, ou alors à le faire de manière purement symbolique, en extrayant une pincée d’élèves ou d’apprentis méritants mais sans se doter des moyens d’une véritable emprise sur une population tellement déconnectée de la ville qu’elle nécessite une “remise en mouvement” dans son ensemble.

La déception concerne surtout l’un des programmes, celui des zones urbaines sensibles (ZUS). Il consiste en un classement des zones urbaines plus ou moins défavorisées grâce à un index qui apprécie leur écart par rapport à la moyenne nationale et les fait bénéficier de mesures proportionnées à la gravité de celui-ci. Renforcé en 2003, ce programme reçoit alors pour mission de ramener les zones en question à la normale dans un délai de cinq ans. Le dernier rapport publié par l’Observatoire national des zones urbaines sensibles montre qu’il n’en a rien été. Le revenu par habitant n’y a pas changé sensiblement. Le chômage y est toujours le double de la moyenne et l’écart des résultats scolaires par rapport aux autres quartiers reste identique.

Figure de proue de cette politique, le programme de rénovation urbaine vise à réintroduire dans ces quartiers la mixité sociale qui y a disparu et cela grâce à des opérations de démolition et de reconstruction concernant plus de 200 000 logements ainsi que la réhabilitation de 400 000 autres.

Mais ce vaste chantier avance lentement et les premières évaluations montrent que ces opérations n’entament que très partiellement la logique de ghetto qu’elles sont censées défaire.

Comment rétablir la connexion entre ces quartiers défavorisés et la ville des flux ? La question se pose dans la plupart des pays européens depuis les années soixante-dix. Les réponses diffèrent selon les pays et évoluent avec les changements de gouvernements d’une manière suffisamment nette pour que l’on puisse établir une distinction assez claire entre une voie de droite et une voie de gauche, même si un mélange s’opère au fil du temps. Mais l’important se situe justement dans la manière de faire prévaloir l’une ou l’autre de ces deux directions puisqu’aucune ne s’est affirmée exclusivement. Évoquer ces deux tendances à l’échelle européenne peut aider à comprendre où nous en sommes, en France, sur ce sujet avec la politique de Nicolas Sarkozy.

Une première voie, celle que l’on dira de droite, s’est imposée comme une évidence. Elle consiste à dire : pour effacer cette coupure, faisons pénétrer la ville dans ces quartiers, rétablissons-y les règles de respect des autres et de l’environnement. Et comme le respect de ces règles parait le plus faible dans les quartiers d’habitat social, c’est le statut social de la propriété qu’il convient de limiter. Quand les gens sont propriétaires, ils se soucient beaucoup plus de la qualité de leur environnement car celui-ci retentit sur la valeur de leur bien. Diffusons donc autant que possible le statut de propriétaire parmi les habitants des cités sociales. Ou bien, introduisons dans ces quartiers des membres des classes moyennes à la faveur de constructions nouvelles, attractives par leur prix, afin qu’ils donnent le ton aux autres habitants. On peut désigner cette voie comme étant celle de « la responsabilisation ». Elle ne se limite d’ailleurs pas à la seule promotion de l’accès à la propriété mais peut désigner toutes les formes de responsabilisation de l’individu envers le collectif auquel il appartient à travers une forme de récompense financière plus ou moins manifeste.

Comme illustration de cette variété des formules de responsabilisation, on peut prendre un exemple bien connu des spécialistes de ces politiques : celui du programme Gold Service mis en œuvre par un bailleur social de Manchester, la Irwell valey housing association. Pour enrayer le déclin d’un quartier d’habitat social, ses gestionnaires eurent l’idée de proposer une récompense aux « bons voisins ». Sont désignés ainsi les locataires qui paient leurs loyers en temps et en heure et dont personne ne se plaint dans leur entourage. La récompense consiste en un service plus rapide pour les réparations d’appareil défectueux mais aussi l’attribution d’un crédit pouvant être dépensé dans les magasins de la région qui soutiennent la démarche ainsi que d’une somme dont le montant peut être doublé si les destinataires acceptent de le mettre au service de l’amélioration de la vie sociale de leur quartier.

Cette voie de la responsabilisation s’est d’abord affirmée en Grande Bretagne, sous Margaret Thatcher. Laquelle a inventé la formule du « right to buy » qui permettait aux locataires des logements sociaux d’acheter à un prix relativement bas le logement qu’ils occupaient. Un quart des logements sociaux furent ainsi vendus à leurs habitants. Elle a été suivie dans cette direction par Helmut Kohl, mais aussi, dans une moindre mesure, en Hollande et en France. Le même raisonnement se retrouve dans la politique de mixité de l’habitat prônée, en France, à travers la rénovation urbaine. Mais cette voie a montré assez vite ses limites : une plus grande concentration de la pauvreté dans le parc restant du logement social en Grande-Bretagne, une manière, en France, de nuancer la relégation plutôt que de la supprimer.

A raison des limitations rencontrées par cette voie de la responsabilisation, une autre voie s’est développée, depuis les années 90, en Grande-Bretagne et en Europe du Nord, assez peu en France où elle parait restée dans les limbes. Elle consiste à rechercher la connexion entre la ville et ces quartiers en partant de ceux-ci, par une démarche de restitution à leurs habitants de ce pouvoir qu’ils ont visiblement perdu sur leur territoire, leur cadre de vie, par une manière de tramer entre eux et les forces du dehors les liens nécessaires pour qu’ils profitent des opportunités de la ville. Cette voie peut être désignée comme celle de « l’empowerment » : élévation du pouvoir des gens sur leur vie, sur leur avenir. Elle se distingue de la précédente par l’accent qu’elle met sur le collectif. Puisque ne restent dans ces quartiers que ceux qui n’ont pas pu le quitter, elle porte à faire de cette incapacité de chacun séparément le ressort d’une force commune pour combattre l’installation dans une sous-citoyenneté à chacun des niveaux où celle-ci se fait sentir : civil, politique et social.

Comment permettre aux habitants de se réapproprier l’espace commun ? Suffit-il d’y faire circuler des unités de police, fussent-elles dites de quartier ? Avec celles-ci, les habitants gagnent en sécurité et le disent mais pas vraiment en liberté puisqu’ils restent prisonniers du conflit entre ces policiers et les jeunes qui les prennent à témoin de l’effet de harcèlement des contrôles qu’ils subissent. La solution à ce malaise dépend, selon la voie de l’empowerment, de la décision des policiers de considérer qu’il est aussi de leur devoir de rendre compte aux habitants, et de manière régulière, de leurs activités, de leurs méthodes et de leurs résultats. Seul ce dialogue peut apporter le respect en plus de l’ordre et la capacité pour les habitants de se donner à voir et à entendre dans l’espace public.

Que faire pour redonner une dignité politique aux gens qui s’estiment déconsidérés par le seul fait d’habiter dans ces quartiers de relégation ? Les inviter à participer à la mise en œuvre des politiques concernant leur habitat et leur environnement ? Oui, mais ce mot de participation recouvre tant de faux semblants qu’il est devenu à peine prononçable. Il ne peut retrouver une crédibilité que s’il permet d’influer sur l’emploi des crédits destinés spécifiquement à leurs quartiers en tant que ceux-ci pâtissent d’un préjudice particulier. La dotation de solidarité urbaine (DSU) est officiellement attribuée aux communes « à raison de l’évident déficit de la qualité de vie » offerte aux habitants dans certains quartiers. Reconnaître ce préjudice ne justifierait-il pas que soit accordé à ceux-ci un droit de peser sur l’usage de cette dotation dans le cadre d’un partenariat les réunissant avec les élus, les bailleurs et les prestataires de service ?

Comment lutter contre les effets de la ségrégation urbaine en matière de scolarité et d’emploi? Plutôt que se contenter d’arracher quelques jeunes à ces quartiers, mieux vaudrait tramer des liens méthodiques entre ces derniers et les opportunités présentes dans la ville, en termes d’emploi et de formation. Faire travailler ensemble les représentants de toutes les composantes de ces quartiers avec les responsables universitaires et les entrepreneurs, afin qu’ils mettent en place des parcours réalistes conduisant de la scolarité à l’emploi peut constituer le moyen d’une confiance retrouvée pour les habitants au niveau collectif parce qu’ils se verront effectivement reliés à la ville (comme le programme anglais « aimhigher » qui signifie littéralement : viser plus haut).

Entre ces deux voies - responsabilisation et empowerment – Tout le problème est de trouver le meilleur équilibre, celui qui ajustera au mieux les avantages de l’avoir individuel et ceux qui résultent du pouvoir collectif. Soit un souci qui a déjà présidé à chacune des déclinaisons – civile, politique et sociale - de la citoyenneté. Que signifie, en effet, l’avènement du suffrage universel, au XIXe siècle, sinon la nécessité de doter ceux qui ne disposent pas de l’avoir nécessaire pour échanger et s’exprimer d’un pouvoir de le faire en tant que sujets souverains, sauf à voir se perpétuer la violence émeutière. Et celle-ci joue bien le même rôle dans l’affirmation progressive de la citoyenneté sociale au milieu du XXe siècle. Les droits sociaux fournissent alors un pouvoir aux salariés contre les méfaits de la domination industrielle que la seule citoyenneté politique ne permettait pas de régler. C’est bien le même déséquilibre qui réapparait à la fin du XXe siècle avec les violences urbaines quand les droits sociaux ne suffisent plus pour intégrer une société où l’appartenance passe par l’aptitude aux connexions, par la disposition d’un capital social élargi alors que ceux qui le maîtrisent semblent portés à en restreindre le bénéfice pour leur seul usage. On peut alors étendre cet usage à la part « méritante » de ceux qui en sont exclus. Ou bien redonner les moyens d’une dynamique à l’ensemble de ceux-ci.

Les deux démarches sont objectivement complémentaires mais produisent des effets sensiblement différents selon que l’équilibre s’opère au bénéfice de la première ou de la seconde de ces voies. Dans le premier cas, les rares bénéficiaires servent de justification à une dénonciation des autres. Tandis que, dans le second cas, ils apparaissent comme la récompense d’un effort partagé pour surmonter les fractures de la société urbaine. N’est-ce pas ainsi que se perpétue, au fil du temps, la distinction entre droite et gauche ?

Références

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