Le périurbain : espace des classes moyennes ?
Eric Charmes, octobre 2015
Le périurbain est incontestablement un espace dont le destin s’entremêle avec celui des classes moyennes. Et ceci à plusieurs titres. En premier lieu, son développement est très lié à la phase d’extension des classes moyennes de la seconde moitié du vingtième siècle. Avec les politiques de relance keynésienne qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, beaucoup d’États ont investi massivement dans les infrastructures routières, ont soutenu l’industrie automobile en favorisant l’équipement des ménages, ont encouragé l’accession à la propriété et plus particulièrement l’acquisition de maisons individuelles (Hayden, 2009). Ces politiques ont contribué à une forte croissante économique, dans le contexte de ce que l’on appelle le compromis fordiste, avec des employeurs qui en augmentant les salaires faisaient de leurs salariés leurs premiers clients. Les États-Unis, la France et la plupart des grands pays occidentaux ont globalement connu la même dynamique.
Ces politiques ont accompagné et même nourri un processus qualifié en France de « moyennisation ». Henri Mendras (1988) a qualifié par ce terme la constitution d’une vaste constellation de groupes sociaux ayant des modes de vie et des aspirations relativement similaires, processus reléguant au second plan la lutte des classes entre possédants et prolétaires. Ainsi, la généralisation de l’accès au confort matériel favorisait le développement d’une éthique moins revendicative et tendait à aligner les intérêts des ménages sur ceux du système politique et économique. Comme beaucoup de sociologues, dont Pierre Bourdieu (2000), l’ont souligné, l’accès à la propriété d’une maison avec un crédit sur 20 ans affaiblit les ardeurs révolutionnaires. C’est en ce sens que l’espace pavillonnaire peut être considéré comme l’espace dans lequel s’est cristallisée la formation d’une vaste classe moyenne dans les pays riches.
L’accès à la propriété d’un pavillon est toutefois loin de résumer la relation entre classes moyennes et périurbanisation. En réalité, à partir de la fin des années 1960, en France comme dans de nombreux autres pays, les enfants des classes moyennes alors en émergence ont commencé à avoir d’autres aspirations que le confort matériel (Bidou, 1984). Parallèlement, l’extension du nombre de diplômés n’a pas été suivie par une augmentation correspondante du nombre d’emplois qualifiés. Une certaine frustration s’est développée dans la vie professionnelle et une partie des classes moyennes a cherché l’autonomie sociale et politique à laquelle elle aspirait en s’investissant dans l’espace local. On assiste ainsi dans les années 1970 au développement de ce qu’on a appelé la deuxième gauche, qui contribuera largement à l’élection d’un président socialiste, François Mitterrand, en 1981. Le périurbain a été une terre de conquête pour ces « nouvelles » classes moyennes, avec ses villages offrant la promesse de relations sociales authentiques, dépouillées des oripeaux du consumérisme et tournées vers le plaisir d’être et d’agir ensemble. Certains ont qualifié les mouvements migratoires de l’époque de « vague rose » du périurbain (Jaillet, 2004).
Aujourd’hui, le périurbain est toujours l’espace des classes moyennes, mais sous l’effet d’une part des politiques néolibérales, d’autre part de la globalisation, les processus de moyennisation se sont renversés. La globalisation a notamment déconnecté l’espace de l’investissement et de la production de celui de la consommation, connexion qui était au cœur du régime d’accumulation fordiste. On assiste parallèlement à une diffraction des classes moyennes avec d’un côté des classes moyennes inférieures qui tendent à se rapprocher des couches populaires du fait des difficultés qu’elles éprouvent pour faire face aux ajustements en cours du monde du travail et d’un autre côté, des classes moyennes supérieures, qui en termes de revenus et de patrimoine, parviennent à tirer le meilleur de l’économie globalisée. Le fractionnement socio-spatial croissant du périurbain est le reflet de ces divergences. Ainsi, alors que, dans les années 1960 et 1970, la périurbanisation était associée au grand mouvement d’extension de la classe moyenne française et de réduction des inégalités sociales, aujourd’hui, le périurbain semble refléter l’éclatement de cette même classe moyenne et l’accroissement des inégalités.
Références
BIDOU Catherine, 1984, Les aventuriers du quotidien: essai sur les nouvelles classes moyennes, Presses universitaires de France
BOURDIEU Pierre, 2000, Les structures sociales de l’économie, Le Seuil
HAYDEN Dolores, 2009, Building suburbia: Green fields and urban growth, 1820-2000. Random House
MENDRAS Henri, 1988, La seconde révolution française. 1965-1984, Gallimard