Ethique de la concertation et déontologie des praticiens
Quelques questions soulevées dans le cadre de l’Institut de la Concertation
Pierre-Yves Guiheneuf, Audrey Richard-Ferroudji, 2012
Institut de la Concertation et de la participation citoyenne
La professionnalisation de la concertation entraine l’apparition de métiers et de formations, mais aussi de nombreuses questions quant à la forme de cette professionnalisation (outils, méthodes, bonnes pratiques…) et à la déontologie des praticiens vis-à-vis de la concertation.
La professionnalisation de la concertation : contexte
L’accompagnement de la concertation et de la participation dans les politiques publiques se professionnalise depuis quelques années. Cette professionnalisation se traduit notamment par :
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Une montée en qualification des personnes en charge de ces questions, notamment grâce à des formations initiales ou continues ;
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Une spécialisation de ces tâches, qui se traduit elle-même par 1) l’apparition de consultants en charge du conseil auprès des maitres d’ouvrage ou de la mise en œuvre, de l’animation ou de l’évaluation de processus de concertation ; 2) la création de postes spécialisés dans les institutions, par exemple les collectivités territoriales ou les entreprises (chargés de mission concertation ou participation) ;
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La structuration d’un champ de recherche spécialisé et des efforts de capitalisation, qui conduisent à une meilleure connaissance des pratiques.
Cette professionnalisation suscite un certain nombre d’interrogations dans la communauté des praticiens et des chercheurs, dont certaines sont de nature éthique ou déontologique. Elles ont fait l’objet de débats lors de séminaires organisés par l’Institut de la concertation à Paris et à Montpellier en 2010. Quels sont les modèles et références qui guident ces professionnels (modèles conceptuels, guides de bonnes pratiques, chartes déontologiques, outils méthodologiques, etc.) ? Risque-t-on d’imposer de tels modèles aux acteurs locaux ou de se retrouver caution d’une concertation qui n’en a que le nom ? Comment les professionnels de la concertation répondent-ils à l’injonction d’efficacité dans le cadre contraint qui leur est fixé, notamment par leurs commanditaires ou leurs employeurs ? Enfin, quelles limites et repères éthiques accompagnent (ou devraient accompagner) le mouvement de professionnalisation ? Ces interrogations renvoient à différents niveaux d’appréhension des questions éthiques.
Souci moral des praticiens et questionnements sur leurs pratiques
Une série de questions est posée par les animateurs ou concepteurs de processus de concertation et de participation. Elle renvoie à des interrogations sur leur posture ou leur façon de procéder. Ce sont des questions de type « Est-ce que ce que je fais est bien et comment pourrais-je mieux faire ? ». C’est-à-dire un questionnement moral qui accompagne souvent la passion qui les anime.
Ils s’interrogent en particulier sur leur posture et leur rôle dans les processus de concertation en référence aux principes de neutralité, transparence, pluralisme, conditions de bonne délibération, capacité à faire entendre les voix des plus faibles. Il est généralement entendu que le professionnel ne doit pas prendre parti sur le fond ni tenter de favoriser l’un ou l’autre des participants. La mise en œuvre de ce principe pose question en pratique :
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Comment gérer les « conflits de loyauté » qui peuvent se poser à un animateur, par exemple comment résister aux pressions du commanditaire de la concertation quand celui-ci rémunère le professionnel (cas d’un consultant) ou quand il est son employeur (cas d’un chargé de mission) ?
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L’animateur est-il en mesure de rester neutre quand un sujet le touche personnellement ou atteint ses convictions ? Doit-il alors refuser de s’engager et dans l’affirmative, peut-il le faire (cas des chargés de mission) ? Doit-on pouvoir définir une clause de conscience ou des conditions de retrait ?
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Faut-il rester neutre quand il y a des inégalités de pouvoir manifestes entre les participants, notamment des difficultés pour certains à se faire entendre ou à formuler leurs arguments ? Tenter de rééquilibrer les rapports de pouvoir relève-t-il encore de la neutralité ? Est-ce justifiable du point de vue de l’équité et à quelles conditions ?
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Faut-il intervenir lorsque certains porte-parole s’avèrent ne pas porter l’expression des groupes qu’ils disent représenter ?
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Comment définir les contours de la population « concernée » par une concertation et qui va donc être invitée à s’y associer ? Jusqu’où faut-il favoriser la participation des « sans voix » (groupes inorganisés, populations éloignées ou exclues, etc.) ?
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Comment résister aux pressions de certains participants qui demandent que le processus de concertation soit modifié en cours de route (calendrier, nombre de réunions, ordres du jour, etc.) afin d’occuper une position plus favorable dans les discussions ? Comment, en même temps, rester flexible et permettre aux participants de s’approprier le processus et de le rendre plus efficace ?
Les praticiens interrogent le fondement même de leur activité quant à la pertinence de mettre en œuvre une concertation. Ainsi des questions se posent autour de la place de la concertation dans les décisions publiques. Faut-il tout soumettre à concertation et si non, comment juger a priori de ce qui doit l’être et de ce qui doit faire l’objet de décisions sans concertation ? Faut-il pour cela évaluer une sorte de rapport coût-bénéfice de la concertation et si oui, comment le mesurer ? Peut-on définir ce qui serait une sorte de périmètre de pertinence de la concertation ? Quelle pourrait être la plus-value de la concertation par rapport à des procédures décisionnelles plus conventionnelles ?
Dans le choix des sujets et dans la formulation des questions qui sont posées, dans le moment auquel intervient la concertation dans un processus décisionnel, il y a des choix politiques et éthiques.
Autre interrogation : le professionnel doit-il accepter d’intervenir « en pompier » pour rétablir un dialogue lorsque des situations d’affrontements ont été plus ou moins consciemment provoquées par des procédures ou des choix politiques ? Certaines procédures administratives génèrent de façon presque inévitable des situations de conflit : cela a été le cas par exemple avec Natura 2000, dont la mise en place sur certains territoires a parfois été imposée aux acteurs locaux, que l’on a ainsi contraints à se concerter à l’issue d’un processus de crise, en outre dans un cadre et à un moment non choisi par eux ; combiner mesures autoritaires et dialogue n’est-il pas contradictoire ? Pour un médiateur, n’y a-t-il pas un risque d’être utilisé en tant que faire-valoir dans des situations conflictogènes ? Ne faut-il pas prendre de la hauteur et se poser la question des procédures décisionnelles de façon plus large ?
Des enjeux de reconnaissance - Vers une normalisation des méthodes et des compétences
Troisièmement, les professionnels de la concertation se posent des questions sur les effets que la professionnalisation de ce champ produit sur le champ des pratiques et des références. Depuis quelques années, sous l’effet notamment d’une exigence croissante de légitimation et de transparence méthodologique, on voit par exemple se normaliser des méthodes, comme les conférences de citoyens ou le débat public qui peuvent être précisément décrites dans des manuels sous forme d’un « mode d’emploi » codifié.
Il existe en effet de nombreux manuels méthodologiques, dont certains proposent des modes d’emploi assez normatifs et peuvent aller jusqu’à la promotion de « la bonne méthode ». Cela rassure certains professionnels peu expérimentés, qui y voient une « recette » facile à suivre. Cela rassure également les commanditaires qui y trouvent une illusion de rigueur ou la caution de certains scientifiques. Des outils sont proposés sans toujours une référence claire aux objectifs qu’ils poursuivent ou aux présupposés sur lesquels ils sont basés. Ces publications sont cependant utiles car elles permettent de rendre les options méthodologiques plus claires et plus transparentes, donc questionnables et critiquables. Ce sont des points de repère communs. Elles répondent à un besoin de reconnaissance des pratiques dans les différents sens du terme ; elles contribuent à reconnaitre ce qu’est un praticien de la concertation et à estimer son travail. Est-ce que cela clarifie les choses ? D’ailleurs, peut-on travailler sur des méthodes sans passer par une étape de plus ou une moins grande normalisation ? L’exigence croissante de légitimation des méthodes suscite donc un effort de rigueur méthodologique qui est bienvenu. Mais il tend aussi à constituer un groupe de professionnels qui s’approprie de fait l’organisation et le déroulement de la concertation. C’est le cas des consultants comme des chargés de mission de certaines collectivités ou entreprises : conseillers mieux formés ou plus expérimentés, ils peuvent aider tout comme ils peuvent dispenser leurs partenaires ou leurs collègues d’une réflexion propre sur la méthode. Ils peuvent également utiliser cette compétence pour se créer un statut et une autorité qui limiterait les velléités de critique ou de proposition de la part des participants. Le risque est celui de la dépossession ainsi que celui d’une routinisation et spécialisation.
D’autres questions relatives à la professionnalisation de ce champ pourraient être posées dans l’avenir, même si elles sont encore seulement évoquées mais peu discutées : reconnaissance salariale des qualifications, perspectives de diplôme obligatoire (comme les professions médicales), cartes professionnelles (comme les journalistes), codes déontologiques (comme les médiateurs, les comptables, etc.). Quels sont les enjeux posés par ces questionnements ? L’Institut de la Concertation souhaite engager des échanges avec d’autres réseaux professionnels (métiers de la communication, de l’évaluation des politiques publiques, de l’animation) afin d’examiner comment ces questions se sont (ou non) posées dans d’autres champs.
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Article sur le site de l’Institut de la Concertation