Mercredi dernier… Témoignage d’une directrice d’école
Isabelle SORBELLI, janvier 2023
Isabelle Sorbelli, institutrice puis directrice d’école, née à Denain dans le Nord de la France a exercé son métier avec passion en particulier à Sainghin en Weppe dans la grande banlieue de Lille.
Éducatrice hors pair, directrice d’école célébrée tant par ses collègues que par les parents d’élève qui lui ont fait une haie d’honneur à son départ en retraite en 2021, elle est un témoin privilégié de l’école primaire confrontée à l’évolution de la société, au changement d’attitude des parents vis à vis de l’école, à la frilosité d’une administration uniquement soucieuse « qu’il n’y ait pas de vagues », au hiatus entre école primaire et collège.
Mercredi dernier, happée par la lumière qui chatoyait le jardin scintillant de givre, je suis allée me balader, empruntant la route pavée entre les champs qui bordent la commune… Les flaques d’eau figées par la glace me firent sourire, souvenirs agréables de la glace que nous brisions jusqu’à ce que nos pieds engourdis par le froid nous ramènent à demeure… L’après-midi s’étirait, je repassai par le parc aux flaques vierges elles-aussi, le parking attenant s’emplissait de voitures venant rechercher les enfants qui avaient passé la journée en garderie…
J’avais, le samedi précédent, écouté sur France Inter : « Le système éducatif français est-il toujours à la hauteur de la promesse républicaine ? » et découvert :
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Camille Dejardin : Urgence pour l’école républicaine Exigence, équité, transmission1
Ce qui se joue à l’école concerne chacun de nous du fait de ses conséquences sur la société. Or « l’ascenseur social » républicain n’opère plus. L’école trahit ses usagers, ses acteurs et, surtout, ses promesses d’égalité des chances par l’instruction et l’éducation à la citoyenneté. Pire, année après année, les politiques conduites aggravent le mal. Réforme du collège en 2016, réforme du lycée et du baccalauréat en 2019… : le décalage entre les choix opérés et les besoins essentiels révèle une faillite orchestrée où règnent l’absurde et l’iniquité. Par contraste, il indique aussi comment rebâtir une éducation nationale juste, formatrice et émancipatrice pour tous.
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Co-auteurs : Philippe Bihouix2, Karine Mauvilly3 : Plaidoyer pour une école sans écrans
Pendant que certains cadres de la Silicon Valley inscrivent leurs enfants dans des écoles sans écrans, la France s’est lancée, sous prétexte de « modernité », dans une numérisation de l’école à marche forcée – de la maternelle au lycée. Un ordinateur ou une tablette par enfant : la panacée ? Parlons plutôt de désastre.
L’école numérique, c’est un choix pédagogique irrationnel, car on n’apprend pas mieux – et souvent moins bien – par l’intermédiaire d’écrans. C’est le gaspillage de ressources rares et la mise en décharge sauvage de déchets dangereux à l’autre bout de la planète. C’est une étonnante prise de risque sanitaire quand les effets des objets connectés sur les cerveaux des jeunes demeurent mal connus. C’est ignorer les risques psychosociaux qui pèsent sur des enfants déjà happés par le numérique. Et s’il fallait au contraire faire de l’école une zone refuge, sans connexions ni écrans, et réinventer les pistes non numériques du vivre-ensemble ?
En cheminant, les idées se mettent en place et la pensée se précise, cette magnifique parenthèse d’un mercredi après-midi désertée des cris d’enfants me tira de ma rêverie, je savais petits et grands devant les écrans…
Et ce fut clair pour moi que s’il y avait deux points à privilégier ce serait le problème des écrans et celui du nombre d’élèves par classe.
S’imposèrent à moi les dernières années de classe et de direction d’école qui allaient confirmer la catastrophe de l’aliénation des enfants et des adultes par la trop grande emprise des écrans, et l’empreinte carbone générée.
Élèves et écrans
Je précise que l’école est au cœur d’une petite ville qui compte 6 000 habitants, en zone péri-urbaine, les parents font partie de la classe moyenne, les élèves d’origine étrangère se comptent sur les doigts de la main.
Les élèves, en grande majorité, arrivent à l’école avec un temps plus ou moins long passé devant les écrans, certains arrivent en retard car ils piquent une crise s’ils n’ont pas pu voir la fin d’un dessin animé ou terminer un jeu. Beaucoup retrouvent leur jeu vidéo en rentrant de l’école et s’y accrochent jusqu’à une heure avancée de la nuit. La dernière année, pour les aider à se concentrer, toutes les vingt minutes, nous sortions nous aérer en faisant le tour de la cour en courant. Je ne compte plus le nombre d’élèves venant en pleurs m’interpeller parce que moqués ou pire via les réseaux sociaux.
Une année, quatre élèves de ma classe de CM2 que j’interrogeais parce que leur comportement en classe avait changé et que je percevais une souffrance sourde, me confièrent leurs cauchemars. A l’insu de leurs parents, ils avaient regardé un film interdit aux moins de 18 ans et qui les avait profondément ébranlés. Vous parler aussi le dessin d’une fillette de 8 ans, petite-fille de médecin qui avait dessiné une glace dont les deux boules étaient surmontées de tétons à côté d’un orifice entouré de poils ! La fille plus âgée de son beau-père lui avait montré une vidéo pornographique…
Une année, lors d’un retour de salle de sport, un élève piqua une crise et voulut s’enfuir, je le coursai et le plaquai au sol pour le calmer sous l’œil médusé de ses camarades, une autre fois, je maintins de la même façon un enfant de 6 ans qui frappait enfants et adultes et jetait en travers de la classe tout ce qu’il avait à portée de main (je loue mon enfance au milieu de quatre frères et sœur qui m’ont appris à ne pas avoir peur d’en découdre si besoin est). Je n’ai jamais eu besoin de sifflet, ma voix grave et puissante (inversement proportionnel à mon gabarit) a été un atout tant pour les enfants que pour les adultes. Dans ce métier, si la peur transpire, vous êtes fragilisés et les enfants sont très forts pour vous débusquer. Un adulte qui assume est rassurant pour eux.
Élèves à besoins spécifiques
L’école ayant un dispositif ULIS (accueil d’élèves porteurs de handicap), leur intégration en classe ordinaire est inscrite dans leur emploi du temps. Leur présence en classe ordinaire est effective et s’ajoute à celle des élèves en difficulté. J’avais ainsi une année dans ma classe de 26 élèves, un élève qui mimait la tonte de la pelouse avant de se mettre au travail, un autre malvoyant, un troisième avec des troubles du comportement, un quatrième en attente d’une place en IME…
Adultes et écrans … Overdose
Les directeurs et directrices eurent à renseigner à leur hiérarchie leur numéro de téléphone portable personnel afin d’être joignable, et mon inspecteur m’intima d’installer une application afin que je puisse être avertie instantanément de l’arrivée de ses courriels !
Tous les matins de 7h00 à 7h30 du lundi au samedi inclus, mise à la corbeille des courriels inutiles arrivés sur la boîte officielle, puis, réponses aux courriels des familles de plus en plus nombreux au fil des ans, idem jusqu’à 19h00, heure à laquelle je m’obligeais à fermer la porte de l’école. Certaines fois le dimanche soir…
L’école devant être reconstruite à son emplacement initial, nous déménageâmes dans des constructions modulaires sur notre temps libre et sans professionnels, aidés néanmoins par le personnel communal et quelques élus, nous y installâmes entre Noël et nouvel an sans chauffage ni électricité.
Lors du réaménagement, la connexion n’étant pas encore disponible, je gérais les courriels le soir au retour de l’école et je communiquai à tous les parents (plus de 500) mon numéro de cellulaire car la ligne téléphonique ne fonctionnait pas. Je ne pouvais pas laisser l’école injoignable en pleine pandémie !
Ces dernières années, les cahiers de liaison et les livrets scolaires papier ont été abandonnés pour une communication par courriels, parents et enseignants sont submergés d’écrits…
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1 Collection Tracts (n° 42), Gallimard, Collection Tracts (n° 42), Gallimard, Parution : 29-09-2022 - « La dévaluation de l’enseignement public ratifie l’abandon de ceux qui n’ont que l’école pour s’élever ».
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2 Philippe Bihouix, 44 ans. Ingénieur centralien, il a travaillé dans différents secteurs industriels comme ingénieur-conseil ou à des postes de direction. Il est l’auteur de L’Âge des low tech, vers une civilisation techniquement soutenable (Seuil, Prix de la Fondation d’Écologie Politique 2014). Il a deux enfants.
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3 Karine Mauvilly, 38 ans. Historienne et juriste de formation, diplômée de Sciences Po Paris, elle a été journaliste puis enseignante en collège public, poste d’observation privilégié de la mutation numérique en cours. Elle a trois enfants.