École publique et émancipation sociale

Guillaume Caron, 2021

C’est un livre engagé et combatif que nous livre Laurence De Cock autour d’une thématique qu’elle a déjà pu développer dans des publications précédentes, celle du lien entre école publique et émancipation. La thèse principale qu’elle défend dans cet ouvrage est d’associer l’émancipation sociale à ce qu’elle nomme la démocratisation scolaire qu’elle définit comme «la possibilité donnée à tous les enfants d’accomplir le parcours scolaire de leur choix grâce à un accès égalitaire à la culture scolaire» (p. 34). Dans le premier chapitre, l’auteure choisit comme porte d’entrée quelques enseignements de la crise sanitaire récente durant laquelle a été développée l’idée de «continuité pédagogique» présentée ici comme une «fable» (p. 14) mais surtout comme une opportunité pour des «profiteurs de guerre» (p. 21) d’avancer leurs politiques et intérêts néolibéraux. L’enseignement à distance imposé par la pandémie de coronavirus a montré toutes les limites d’une telle modalité, «la proportion d’exclus» suffisant «à disqualifier l’expérience et à ne rien y puiser pour le monde d’après» (p. 22). Au contraire, cette crise aurait surtout «agi comme un révélateur [des] dysfonctionnements structurels aggravés par les réformes récentes» (p. 32).

Si le premier chapitre inscrit donc la problématique dans l’actualité récente, c’est davantage le deuxième qui s’attache à montrer en quoi les politiques récentes contribuent à une «contre-démocratisation scolaire (p. 34). De Parcoursup, accélérant la fin du caractère universel des universités via une sélection concurrentielle à la réforme du lycée amplifiant encore les inégalités, en passant par la répression envers toute tentative de protestation enseignante ou lycéenne, «l’école du scientisme et de la neurobéatitude» (p. 40) faisant la part belle aux « fondamentaux », aux évaluations nationales, aux méthodes de lecture standardisées aux résultats douteux, l’auteure dresse le tableau d’une école publique attaquée de toutes parts tout au long de la chaîne éducative «démontrant par là le caractère systématique et idéologique d’une destruction menée tambour battant, maillon après maillon» (p. 35).

Dans le chapitre 3, Laurence De Cock fait un détour par l’histoire pour montrer toutes les tensions et contradictions entre l’école publique, l’idéal de démocratisation scolaire et donc d’émancipation sociale. Si la démocratisation scolaire est un cap que semble s’être fixé l’école publique, les réformes successives (plus ou moins abouties) constituent sans cesse des compromis vis-à-vis de cet idéal jusqu’au constat établi par la sociologie depuis près de 50 ans sur la reproduction des inégalités.

Parmi les promoteurs de l’émancipation sociale via l’école, l’Éducation nouvelle est souvent présentée comme à la pointe de ce combat politique. Mais ce que rappelle très bien l’auteure dans le chapitre 4, c’est que cette mouvance est loin d’être uniforme. Des tensions l’ont traversée autour de la nature de l’enfant comme être social ou être biologique (p. 99), la politisation ou non et la place laissée à l’intuition de l’élève. Il est donc difficile de voir l’Éducation nouvelle comme un mouvement uniforme (Riondet1 et al., 2018) permettant d’agir pour l’émancipation sociale, en particulier au sein même de l’école publique. C’est pourtant bien dans ce cadre qu’Élise et Célestin Freinet2 ont tenté de mettre en place des outils pédagogiques pour «subvertir» ce «système» (p. 114). Le rapport entre l’école publique et l’Éducation nouvelle est présenté comme ambigu à double titre puis-qu’émerge l’idée de transformer le système de l’intérieur via des pédagogies de l’émancipation sociale dont les promoteurs sont parfois l’objet de répressions en même temps que l’école a su «digérer» des idées issues des pédagogies nouvelles à la condition d’une «dépolitisation» de celles-ci (p. 114). D’autres, au sein de l’Éducation nouvelle se sont affranchis de l’institution scolaire. Mais, selon l’auteure, «de Summerhill à l’école démocratique le fil rouge de ses espaces communautaires est bien la disparition de la centralité des savoirs comme garant de toute émancipation» (p. 124), privilégiant des compétences psycho-sociales et l’épanouissement personnel sans remettre en cause les inégalités. Cela rejoint ce que Meirieu (2018, p. 61) caractérise sous le terme d’hyperpédagogie.

Un des freins identifiés à la démocratisation scolaire est que certains progressistes faciliteraient ce travail de sape de l’école publique. Une partie de la gauche jouerait contre la pédagogie et la sociologie. Cela s’expliquerait par l’arrivée massive de nouveaux profils d’élèves, en particulier au secondaire poussant «les enseignants à adopter une réflexion pédagogique très éloignée de leur représentation du métier, bien plus marquée par le disciplinaire que par la pédagogie» (p. 128), ce qui aurait été vécu comme «une menace pour leur prestige social» (p. 129). Laurence De Cock s’inscrit en rupture avec l’idée qu’une instruction égalitaire puisse permettre l’émancipation. Ce serait, au contraire, la porte ouverte aux postures sélectives et méritocratiques rejetant la responsabilité sur les élèves. La seconde critique qu’elle adresse aux «progressistes» concerne «les groupes sociaux sincèrement soucieux d’égalité, de démocratie et d’émancipation mais dont les pratiques renforcent des décisions politiques à contresens de ces idéaux» (p. 141). C’est la tendance d’évitement de l’école publique via une «nébuleuse des écoles alternatives» (p. 150) qui est pointée ici.

Reste alors à poser les bases d’une école publique réellement émancipatrice. Pour De Cock, « il n’y a rien à inventer mais des principes […] à réaffirmer et des promesses à tenir pour rétablir la boussole de la démocratisation scolaire » (p. 153). Il est d’abord question de s’appuyer sur un service public de l’éducation fort de la maternelle à l’université fondé sur un financement public réservée à l’école publique, un investissement basé sur une redistribution des finances, la protection contre les lois du marché et le langage managérial, la fin des classements et de la concurrence et le développement d’une éthique de l’intérêt général. Une école publique émancipatrice serait également une école où on travaille et où on apprend. «Il ne peut y avoir d’école publique émancipatrice qui ne soit d’abord pas un lieu de production et de transmission de savoirs issus de la connaissance produite par les diverses disciplines scientifiques» (p. 163). Il convient donc de se méfier des pédagogies plus soucieuses de l’originalité du dispositif que de l’objectif d’acquisition de connaissances. Les vertus des pédagogies actives doivent s’articuler avec l’exigence sur la nature des savoirs à transmettre, le travail et l’effort. Laurence De Cock aborde également les questions liées à la notion de laïcité trop souvent «transformée en outil répressif» (p. 172) et à celle du racisme dans l’école de la République. Elle plaide pour des programmes construits pour penser et exercer son esprit critique plutôt que de poursuivre dans une logique d’accumulation de connaissances.

Le chapitre 6 se conclut sur une référence à quatre penseurs de l’émancipation. C’est d’abord Paulo Freire qui est convoqué dans une volonté d’abolir toutes formes de domination grâce à une relation enseignant-apprenant égalitaire qui s’éloigne de la pédagogie bancaire (Freire, 1976). Si la relation égalitaire chez Freire relève de la position, Jacques Rancière3 développe, quant à lui, une logique d’égalité des savoirs entre l’élève et l’enseignant. Laurence De Cock, qui a pris soin tout au long de l’ouvrage de rappeler l’importance de la transmission des savoirs, opte fort logiquement pour une position critique vis-à-vis de la thèse développée par Rancière dans Le maître ignorant via la figure de Jacotot. En revanche, elle voit dans les propositions de Bourdieu des pistes pédagogiques. Il s’agit alors de «lever les implicites», «vendre la mèche» (p. 185). L’auteure reprend donc à son compte les apports de la sociologie critique. Elle voit dans la figure de Freinet le réconciliateur de toutes ces positions dans la mesure où il s’agit de mettre à disposition de l’enfant les outils, éléments et possibilités pour qu’il puisse s’émanciper hors du contexte scolaire.

Plusieurs éléments présentés dans cet ouvrage méritent débats et questionnements. D’abord sur la notion d’émancipation. Laurence De Cock rappelle que ce mot est aujourd’hui galvaudé, en particulier parce qu’il a été confisqué par les néolibéraux dans un amalgame avec la libre entreprise de soi, adossant le concept à la seule idée de liberté. Plus qu’une «définition réductrice» comme l’évoque l’auteure, il nous semble qu’il s’agit surtout d’un contresens opportuniste à la fois philosophique et historique. En ce sens, De Cock a raison de prendre ses distances avec ces usages du terme et il convient de rappeler avec force qu’il s’agit bien d’autre chose que d’émancipation, probablement davantage lié à l’autonomie, là où l’émancipation serait davantage du côté de l’égalité (Foray4, 2016).

Dans l’introduction, l’émancipation est liée à l’idée de justice sociale et supposerait «une conscientisation des rapports de domination responsables de l’aliénation, suivie d’un travail collectif pour en abolir les fondements» (p. 11). Laurence De Cock s’adosse donc à la figure de l’émancipation liée aux luttes collectives du XIXe siècle, celle que François Galichet5 (2014) nomme la figure moderne, et assume l’influence de Paulo Freire sur le plan de la stratégie d’émancipation. Au fil de l’ouvrage, on retrouve toutefois d’autres influences dans la conception de l’émancipation avec des références aux Lumières, à l’universalisme, à la Révolution.

Arrêtons-nous toutefois sur la question de la stratégie d’émancipation qui mérite d’être soulevée. Ce qui est proposé en lien avec Paulo Freire est un «modèle réaliste» d’émancipation (Galichet, 2014, p. 144) qui a toute sa pertinence sur le plan politique, y compris dans le champ de l’éducation. Il s’agit, en contexte réel, de prendre conscience de l’inégalité, des phénomènes concrets d’oppression (Freire, 1974, p. 40) qui pèsent sur les groupes sociaux afin de les problématiser. Sur le plan pédagogique, cette stratégie est plus discutable tant il faut se méfier de l’avènement du sujet politique dans un contexte scolaire (Meirieu6, 1996, p. 117). Laurence De Cock alerte d’ailleurs à plusieurs reprises contre ces risques de manipulation. C’est en ce sens que la proposition liée à Célestin Freinet apparaît davantage compatible avec la question pédagogique lorsqu’il s’agit d’outiller l’enfant pour qu’il parvienne à transférer en contexte réel ces différents éléments (sur le plan individuel et social). Nous sommes alors davantage orientés vers une «stratégie constructiviste» de l’émancipation autour d’un modèle «analogique» (Galichet, 2014, p. 163) consistant à reproduire les attitudes développées au sein de dispositifs scolaires. Laurence De Cock rappelle toutefois que cela ne va pas de soi et que ce transfert ne comporte «aucune certitude» mais que «les modes de sociabilités» qui se déploient à l’école doivent être interrogés (p. 160).

Enfin, tout au long de l’ouvrage, l’auteure se positionne sur une ligne de crête entre les défenseurs de la culture classique comme seule voie d’émancipation et ceux qui voudraient évacuer le savoir au profit de compétences sociales. En adossant l’émancipation sociale à la démocratisation scolaire, De Cock assume le fait que c’est par l’acquisition de la culture scolaire par tous que l’on pourra tendre vers plus de justice sociale. Elle prend soin de se détacher de l’idée selon laquelle cette culture scolaire se confondrait avec une culture classique déconnectée de la société ou avec la seule «réussite scolaire». En ce sens, elle rejoint la position des pédagogues auxquels elle fait référence. Mais, elle semble faire un pas de côté lorsqu’elle propose un attelage entre Paulo Freire, Célestin Freinet et la sociologie critique. Le fait que Freinet soit présenté comme «réconciliateur» apparaît comme symptomatique de la tentative de Laurence De Cock de proposer une position de funambule. Reste qu’il y a matière à débat entre l’idée de courir derrière les inégalités d’accès à la culture scolaire et celle de faire évoluer cette culture. Chez certains penseurs de la sociologie critique, la justice sociale passe par l’explicitation pour accéder à la culture scolaire alors que chez des pédagogues comme Freire ou Freinet on peut davantage voir une critique vive de celle-ci. Laurence De Cock prend par ailleurs ses distances, à juste titre, avec la proposition pédagogique de Rancière via la figure de Jacotot, en particulier sur l’aspect non-directif. Reste qu’un élément de la pensée de Rancière nous semble pertinent au regard de ce débat que nous venons d’évoquer, celui du risque de la course contre les inégalités pouvant faire craindre de les reproduire indéfiniment (Rancière, 2008). Autrement dit, faut-il toujours courir après la culture scolaire qui semble favorable aux classes favorisées ou la remettre en cause sans pour autant ébranler le projet porté par l’école publique commune ? Il semble s’agir là d’une question de degrés.

C’est donc un propos avant tout politique que nous livre Laurence De Cock qui prend soin de rappeler que viser l’émancipation sociale ne peut être de la seule responsabilité de l’école mais qu’il s’agit bien d’un «projet politique global dont l’école n’est que l’un des vecteurs» (p. 190). Mais c’est bien de repolitiser l’école dont il est question ici, non pas comme quelconque volonté d’endoctrinement mais bien comme sujet de société afin de lui redonner sa finalité d’émancipation sociale. En ce sens, l’ouvrage de Laurence De Cock sonne comme une urgence, une interpellation dans une période pré-électorale durant laquelle la question de l’éducation semble totalement absente du débat.

  • 1 Riondet, X., Hofstetter, R., & Go, H. L. (2018). Les acteurs de l’Éducation nouvelle au XXe siècle : Itinéraires et connexions. Presses universitaires de Grenoble.

  • 2 Freire, P. (1974). Pédagogie des opprimés. Maspéro.

  • 3 Rancière, J. (2008). Critique de la critique du « spectacle » – Jacques Rancière entretien avec Jérôme Game. Nouveau millénaire, Défis libertaires. Consulté le 10 septembre 2021 à 1libertaire.free.fr/JRanciere57.html

  • 4 Foray, P. (2016). Devenir autonome : Apprendre à se diriger soi-même. ESF Sciences Humaines.

  • 5 Galichet, F. (2014). L’émancipation : Se libérer des dominations. Chronique sociale.

  • 6 Meirieu, P. (1996). La pédagogie entre le dire et le faire. ESF ; Meirieu, P. (2018). La Riposte. Autrement. DOI : 10.3917/autre.meiri.2018.01

Références

  • Fiche de lecture de Guillaume Caron, « De Cock, L. (2021). École publique et émancipation sociale. Agone contre- feux. », Éducation et socialisation [En ligne], 62 | 2021, mis en ligne le 03 novembre 2021, consulté le 02 février 2023. URL : journals.openedition.org/edso/15877 ; DOI : doi.org/10.4000/edso.15877

En savoir plus

  • Guillaume Caron, Doctorant à l’Université Paul-Valéry de Montpellier - LIRDEF

  • Laurence de Cock, Enseignante en lycée et chargée de cours en histoire et sociologie de l’éducation à l’Université de Paris