L’espérance biorégionale
Thierry Paquot, février 2022
Une biorégion est définie intrinsèquement par la vie, et non par un quelconque pouvoir suprême. Davantage encore que le relief, le bassin versant, la faune ou la flore, « ce sont les gens qui y vivent avec leur capacité à reconnaître les réalités du vivre in situ qui s’y pratique, qui peuvent le mieux définir les limites d’une biorégion. » écrivent Peter Berg et Raymond Dasmann.
En cela, la biorégion est peut-être le milieu des individus topophiles. Dans l’essai qui suit, Thierry Paquot, théoricien du biorégionalisme en France, énonce qu’« un territoire n’existe pas en soi, comme un legs de la géographie ou de l’histoire, il n’est pas donné, il résulte d’une relation sentimentale entre une population et un site et ne correspond pas seulement à une conception utilitariste ! ». Découvrez les racines épistémologiques et les frondaisons politiques de ce concept stimulant que l’auteur qualifie d’espérance.
L’économie financiarisée mondialisée n’oppose plus, dorénavant, le local au global comme il y a une cinquantaine d’années. Elle les entrelace, au point où le slogan de René Dubos, énoncé en 1977, « Penser global, agir local » doit être ainsi reformulé : « Penser et agir mondial, penser et agir local ». Elle reconfigure sans cesse les territoires avec les délocalisations & relocalisations des entreprises — ce qui était déjà le cas avant son avènement —, mais aussi avec l’extension du commerce en ligne et surtout la généralisation des innombrables activités numériques qui semblent hors-sol, ce qui est nouveau et va aller en s’amplifiant… Face à cette situation, de plus en plus de personnes visent à inscrire leur existence dans des lieux qu’elles ménagent avec une grande attention environnementale. Ce ne sont pas des néo-ruraux ou des télétravailleurs quittant les métropoles, mais des « Terrestres », persuadés que la santé de la Terre et la santé du monde vivant — dont la leur, humains — sont interdépendantes. Ils constatent que de nombreux territoires possèdent des atouts sous-valorisés et offrent de bonnes conditions de vie, pour autant qu’on sache les exalter. Ces territoires sont prêts à entrer en transition écologique, c’est-à-dire à assurer une partie de leurs autonomies alimentaire et énergétique. Pour cela, il convient de rompre avec les anciens découpages administrativo-politiques et de promouvoir des biorégions. Celles-ci correspondraient aux exigences contemporaines du mieux-vivre. De quoi s’agit-il ?
Régions urbaines
C’est vraisemblablement à la suite de sa lecture d’un article du géographe anarchiste Élisée Reclus (1830-1905), « The Evolution of Cities » (Contemporary Review, 67, 1895), que Patrick Geddes (1854-1932) examine les transformations qui remodèlent toute ville, tel un organisme vivant, ayant à la fois une dimension écologique et une autre humaine. C’est ce qu’il représente en 1909 dans un diagramme montrant une Valley Section avec ses données physiques, climatiques, naturelles, techniques, géographiques… C’est cette étude-type d’une vallée qu’il transpose à la « région », au sens géographique mais aussi botanique et zoologique du terme. Patrick Geddes adopte la trilogie « Place, Work, Folk »(« lieu, activités, peuple »), qu’il emprunte à Frédéric Le Play, pour étudier une région et associer ses habitants à imaginer leur devenir. Du reste, il n’hésite pas à lui substituer une autre triade, plus environnementale : « Territory, Occupations, Organisms ». Ce penseur atypique et inventif ignore la notion de « biorégion urbaine » mais pas celle de « région urbaine » (« Region City ») qu’il examine attentivement en y dressant les cartes des plantes et des arbres, des animaux, des fleuves et rivières, des montagnes et collines, etc. Tout cet ensemble, encore « sauvage » ou déjà « cultivé », du monde vivant et de la nature qui confère à un site ses paysages, ses qualités organiques, ses caractéristiques spécifiques, dont certaines nourriront l’imaginaire des habitants.
Au même moment deux autres auteurs présentent la « région urbaine » comme l’évolution « naturelle » de l’extension de certaines villes, dont l’aura va au-delà du territoire communal : le suisse Georges de Montenach, et le français Robert de Souza. Le premier, dans Pour le visage aimé de la patrie (1908), explique que l’urbanisation en cours s’étale sur des territoires plus amples que la simple municipalité, aussi faut-il avoir en tête la région et non pas la ville pour imaginer son devenir et en prévoir les équipements indispensables à son habitabilité. Il se préoccupe du « paysage urbain », d’où sa crainte d’une « uniformisation » des villes et de leurs agrandissements inconsidérés. Il préconise la délimitation de « zones de beauté », la plantation de forêts urbaines, la multiplication des jardins (il propage le « jardin ouvrier et familial » de l’abbé Lemire en Suisse) et la mise en valeur du patrimoine (aussi bien les « monuments naturels » que l’architecture vernaculaire) en le maintenant vivant. Il se réfère à Camillo Sitte et à Charles Buls, deux partisans de l’esthétique des villes, pour intégrer la « vitesse » (une idée « moderne », observe-t-il !) et le développement du tourisme qui peut provoquer des dégâts terribles s’il n’est pas dûment encadré. Il pressent la fin des villes : « La ville alors ne sera plus ce que nous désignons encore sous ce vocable suranné ; par son extension, par la division de ses parties elle prendra un caractère régional, elle deviendra comme une fédération de quartiers ayant chacun, malgré des communications incessantes avec leurs frères, un caractère particulier, et à la vie citadine, centralisée à outrance, qui distingue notre temps, se substituera peu à peu une décentralisation complète dont nous voyons déjà les premiers symptômes. »
Le second, poète vers-libriste et membre de la Section d’hygiène urbaine et rurale du Musée Social, dans Nice, capitale d’hiver (1913), suggère de réunir un chapelet de villes, petites et grandes, par un chemin de fer longeant la Méditerranée… L’expression Côte d’Azur est forgée par Stephen Liégeard dans son ouvrage éponyme publié en 1887, cette riviera d’étend de Gênes à Hyères. Robert de Souza est persuadé que les destins de ces villes s’unissent dans celui d’une région urbaine qui pourtant n’a toujours pas été réalisée… Il constate que les villes en s’étendant au-delà de leurs frontières administratives, par le chemin de fer et la construction de nouvelles maisons à leurs abords, cessent d’être des villes et deviennent des « régions urbaines » qu’il convient d’organiser afin qu’elles assurent la « santé » et le « plaisir cosmopolite » aux habitants. Il conseille l’élaboration d’un « plan régional paysagiste » qui contribue à des extensions organiques et esthétiques des villes existantes tenant compte de l’orientation pour leur meilleure insolation, des « espaces libres » pour la promenade, un cadre arboré et planté pour la qualité de la vie des habitants, petits et grands. Ses modèles sont la Garden City d’Ebenezer Howard, alors naissante, et le « Park system » de Frederick Law Olmsted, importé en France mais sans application effective.
Régionalismes
C’est en 1911 que Jean Charles-Brun (1870-1946) publie Le Régionalisme, dans lequel il dénonce l’excès de centralisation de la France et l’abusive suprématie de Paris dans tous les domaines, avant de magnifier les trois « caractères propres du régionalisme », à savoir qu’il est une méthode, une discipline et un essai de conciliation. Le mot « régionalisme » daterait de 1874 et serait dû au félibre Léon de Berluc-Perussis, il exprime, à la fois, la décentralisation et le fédéralisme proudhonien. Jean Charles-Brun présente, dans l’appendice III de son livre, 28 propositions de découpage de la France en régions, échelonnées de 1851 à 1911, qui maintiennent ou non les départements. Par ailleurs, Auguste Comte suggère 17 « intendances » regroupant des départements (« Paris » comprend la Seine et la Seine-et-Oise, « Nantes » rassemble l’Ille-et-Vilaine, la Loire-Inférieure, le Morbihan, les Côtes-du-Nord et le Finistère, « Clermont » associe la Loire, l’Ardèche, le Puy-de-Dôme, le Cantal, la Haute-Loire et la Lozère, etc.) ; Frédéric Le Play imagine 13 « Provinces » ; La Tour du Pin Chambly délimite 16 « Gouvernements provinciaux » ; le géographe Paul Vidal de La Blache opte pour 17 « Régions »…
Jean Charles-Brun considère le régionalisme comme un jeu entre « tradition et progrès », « individu et État », « particularisme et patriotisme », d’où sa valorisation de la mutuelle, des associations et d’autres formes de coopération, sans oublier la famille. Le régionalisme n’est pas un hymne nostalgique à une région idéalisée et conservatrice, mais une volonté de contrer Paris, en modernisant l’économie de chaque région, afin d’y garder leurs habitants et les encourager à veiller aux valeurs locales tout en en créant de nouvelles dans la continuité d’une longue histoire. C’est ce qu’il pense encore sous Vichy lorsqu’il participe à la Commission des provinces qui doit mettre en place une Assemblée régionale. Il ne sera pas insensible à la propagande pétainiste et accepte « quelques positions honorifiques », comme le constate Anne-Marie Thiesse, sans pour autant être inquiété à la Libération.
Le régionalisme et le fédéralisme, dorénavant à l’échelle européenne, retrouvent une seconde jeunesse, avec des essais politiquement contrastés : La Région (1946) de Pierre Closon,Paris et le désert français (1947) de Jean-François Gravier, Décoloniser la province (1966) de Michel Rocard, La Révolution régionaliste (1967) de Robert Lafont, Pour une France fédérale vers l’unité européenne par la révolution régionale (1968) de Pierre Fougeyrollas, Régionaliser la France (1969)d’Yves Durrieu, Quelle réforme ? Quelle région ? par le Club Jean Moulin (1969), qui réclame huit à dix régions et 2 000 communes, ou encore Le Pouvoir régional (1971) de Jean-Jacques Servan-Schreiber…
« Un territoire n’existe pas en soi, comme un legs de la géographie ou de l’histoire, il n’est pas donné, il résulte d’une relation sentimentale entre une population et un site et ne correspond pas seulement à une conception utilitariste ! » (Thierry Paquot).
Un demi-siècle après, les régionalistes sont atones. Existent-ils encore ? Ils ne s’opposent pas vraiment à la réduction du nombre de régions de 22 à 13, en métropole, et ne réclament aucunement un droit à la culture régionale et à ses langues. Comme si, d’un côté, la globalisation submergeait tous les « pays » et leurs habitants en les uniformisant peu ou prou et, d’un autre côté, un État de plus en plus soumis à l’euro-technocratie imposait des normes, règles et techniques administratives sans aucun lien avec les réalités spécifiques des territoires en cours. Un territoire n’existe pas en soi, comme un legs de la géographie ou de l’histoire, il n’est pas donné, il résulte d’une relation sentimentale entre une population et un site et ne correspond pas seulement à une conception utilitariste ! Or cette relation s’avère processuelle, autant dire toujours inachevée et changeante, à l’instar du monde organique qui la compose et des modifications technico-communicationnelles qui affectent tout individu, toute relation et tout milieu. La région ne s’inscrit plus seulement dans une dynamique locale mais dans l’enchevêtrement d’intentions localisées et rhizomées portées par des citoyens qui espèrent du local plus qu’ils ne croient en un sursaut démocratique national.
Biorégionalisme à l’américaine
Lewis Mumford (1895-1990) a lu l’ouvrage de Jean Charles-Brun, tout comme il apprécie les idées de Patrick Geddes et de Piotr Kropotkine, en particulier son livre Fields, Factories and Workshops, paru en 1898. Aussi n’est-il guère étonnant de le voir cofonder avec Clarence Stein, Henry Wright, Catherine Bauer et Benton MacKaye, en 1923, la Regional Planning Association of America (RPAA) et créer des cités-jardins comme Sunnyside Gardens, dans le Queens à New York, et Radburn, dans le New Jersey. Lewis Mumford organise une tournée de conférences aux États-Unis pour Patrick Geddes, dont l’une avec ses amis de la RPAA. Malgré leur détermination, ces activistes ne réussiront pas à transformer les États en une pluralité de régions où prédomineraient leurs caractéristiques « naturelles » (dont le bassin versant). Plus tard, certaines de leurs idées seront reprises et développées par les partisans du New Urbanism, lorsqu’ils définiront The Regional City mieux articulée à l’écologie de son territoire, sans pour autant imaginer le biorégionalisme.
« Réhabiter signifie apprendre à vivre in situ au sein d’une aire qui a précédemment été perturbée et endommagée par l’exploitation. » (Peter Berg & Raymond Dasmann)
Celui-ci nait en Californie, porté par des écologistes comme Peter Berg (1937-2011), Raymond Dasmann (1919-2001), Gary Snyder (1930), Kirkpatrick Sale (1937), Stephanie Mills (1948), etc. Les deux premiers signent en 1977, « Reinhabiting Californie » dans The Ecologist (vol.7, n°10), article qui devient rapidement une référence parmi les militants environnementaux. On peut y lire : « Réhabiter signifie apprendre à vivre in situ au sein d’une aire qui a précédemment été perturbée et endommagée par l’exploitation. » Plus loin, ils précisent : « Une biorégion peut initialement être déterminée par le biais de la climatologie, de la géomorphologie, de la géographie animale et végétale, de l’histoire naturelle et d’autres sciences naturelles encore. Cependant, ce sont les gens qui y vivent, avec leur capacité à reconnaître les réalités du vivre in situ qui s’y pratique, qui peuvent le mieux définir les limites d’une biorégion. » Ainsi cette communauté biotique est à l’origine de la biorégion, bien souvent liée à un bassin versant. C’est du reste les ressources en eau qui déterminent la taille de la population humaine pouvant réhabiter ce lieu, sans en gaspiller ses ressources, privilégiant la juste mesure de tout… Autant l’avouer, cela revient à sortir du productivisme pour adopter un mode de vie particulièrement frugal en harmonie avec les rythmes biologiques de la faune, de la flore et des humains…
« Ce sont les gens qui y vivent, avec leur capacité à reconnaître les réalités du vivre in situ qui s’y pratique, qui peuvent le mieux définir les limites d’une biorégion. » (Peter Berg & Raymond Dasmann)
C’est ce que Kirkpatrick Sale expose dans son essai sur le biorégionalisme en 1985 : « Les fondements de cette économie reposeraient sur un nombre minimal de biens et la quantité minimale de perturbations environnementales, parallèlement à l’utilisation maximale du travail humain et de son inventivité. (…) Sur tous les points, dans tous les processus, les objectifs du système seraient de réduire l’utilisation de l’énergie et des ressources, de minimiser la production et de favoriser la conservation et le recyclage, de maintenir la population et les stocks de produits à un niveau à peu près constant et équilibré. La durabilité et non la croissance serait son objectif. » Pour Mathias Rollot, son traducteur, le biorégionalisme s’avère anti-capitaliste (le profit n’est pas recherché, la gratuité est ordinaire), anti-nationaliste (c’est la décentralisation qui domine et l’humain et le non-humain coopèrent) et anti-spéciste (toutes les espèces vivantes cohabitent).
Le territoire comme bien en-commun
Alberto Magnaghi (né en 1941) commence à entrecroiser l’évolution des villes et l’écologie dans La Città fabbrica (1970) où il découvre que le fordisme confisque le territoire pour le soumettre à sa seule logique économique productiviste. Si les écologistes s’opposent à tout ce qui peut nuire à la nature, lui se préoccupe principalement de « l’environnement humain », comme il l’explique dans les cinq numéros de sa revue Quaderni del territorio, fondée en 1974, puis dans Il territorio dell’abitare (1990), où il envisage un développement auto-soutenable et participatif se substituant à la croissance ininterrompue imposée d’en-haut (par les décideurs des firmes multinationales et par les technocrates du pouvoir central) et d’ailleurs (la globalisation possède des relais locaux, mais sa dynamique s’élabore à partir d’une poignée de « villes-globales »). Pour Alberto Magnaghi, l’urbanisation contemporaine détruit à la fois les campagnes et les villes, il y a urgence à redécouvrir les campagnes (avec la mise en place de nouveaux savoirs qu’il désigne par l’expression de « rétro-innovations ») et les villes. Ce retour à la ville s’effectuera par la division des mégalopoles en petites unités urbaines mêlant, selon leurs histoires et leurs cultures, les nouvelles campagnes et villes, autogérées, interdépendantes et solidaires. Le territoire deviendra alors un « ensemble de relations », un écosystème d’écosystèmes, ou plus précisément de « néo-écosystèmes ».
« La biorégion urbaine est le référent conceptuel approprié pour traiter d’une manière intégrée les domaines économiques, politiques, environnementaux et de l’habiter d’un système socio-territorial qui cultive un équilibre de co-évolution entre établissement humain et milieu ambiant. » (Alberto Magnaghi)
Qu’entend-il par « biorégion urbaine » ? « La biorégion urbaine, écrit-il, est le référent conceptuel approprié pour traiter d’une manière intégrée les domaines économiques (système local territorial), politiques (autogouvernement), environnementaux (écosystème territorial) et de l’habiter (lieux fonctionnels et lieux de vie dans un ensemble de villes, bourgs et villages) d’un système socio-territorial qui cultive un équilibre de co-évolution entre établissement humain et milieu ambiant, rétablissant sous une forme nouvelle les relations de longue durée entre ville et campagne pour atteindre l’équité territoriale. » Il invite aux expérimentations, à la création d’une Société des Territorialistes (elle sera fondée en 2010, à Florence), à l’ouverture d’un Observatoire des pratiques bio-territoriales et conclut ainsi son traité : « Ces expériences aident l’imaginaire à produire les visions d’une planète foisonnante de biorégions en réseaux qui coopèrent pour reconstruire le milieu ambiant de l’homme en favorisant une mondialisation par le bas. Cette croissance de projets locaux partagés et des réseaux solidaires globaux peut alimenter le ‘combat’ pour soustraire au monde des marchandises une quantité croissante de biens pour la reproduction individuelle et sociale des styles de vie des habitants en leur confiant la gestion sociale du bien commun territoire. » Alberto Magnaghi considère que dorénavant la « conscience du lieu » précède la « conscience de classe » et que c’est à partir de lui que l’on ménage une nouvelle biogéographie, dont la biorégion s’avère cruciale.
La biorégion urbaine
Comme je l’ai dit ou écrit à plusieurs reprises, la biorégion urbaine est avant tout une espérance. Elle n’est pas réalisable immédiatement sans conditions préalables. Elle n’est pas délimitée une fois pour toute, ses frontières sont nécessairement poreuses et fluctuantes. Elle reposera sur la trilogie décisionnelle suivante : le cas par cas, le sur-mesure et le avec les habitants et le vivant. Autant dire qu’elle rencontrera des résistances. Les « républicains » y verront une entorse à l’application des mêmes règlements partout, les « nationalistes » une attaque inadmissible à la patrie menacée par le séparatisme, les technocrates-centralisateurs une réduction de leur pouvoir, etc. Pourtant, je suis convaincu que la biorégion urbaine s’imposera progressivement, car elle répond aux défis environnementaux qu’affronte la société, en privilégiant la « bonne échelle ».
« La biorégion reposera sur la trilogie décisionnelle suivante : le cas par cas, le sur-mesure et le avec les habitants et le vivant. » (Thierry Paquot)
Pourquoi « urbaine » ? Pour la simple raison que la Terre est devenue urbaine et que l’urbanisation des mœurs vient homogénéiser les valeurs et les comportements de tout homo urbanus. Même la décroissance des mégalopoles, à laquelle j’appelle depuis une quinzaine d’années, ne désurbanisera pas pour autant nos esprits. En effet l’urbain constitue notre culture, plus ou moins commune à l’échelle mondiale. Y compris dans ses modalités de résistances et ses incroyables créolisations…
« La Terre est devenue urbaine et l’urbanisation des mœurs vient homogénéiser les valeurs et les comportements de tout homo urbanus. » (Thierry Paquot)
À quoi pourrait ressembler une biorégion urbaine ? À un assemblage territorial à la fois décentralisé, déconcentré et autogéré regroupant des habitations isolées, des hameaux, des villages, des villes de tailles diverses. Il ne s’agit aucunement de supprimer les villes (à l’instar de Pol Pot et de « l’utopie meurtrière » des Khmers rouges, qui pensaient résoudre la contradiction ville-campagne en supprimant les villes, solution si radicale qu’elle provoqua un désastre humain et territorial), mais de les ramener à une « échelle humaine » et d’assurer leur complémentarité avec les campagnes. C’est l’opposition villes/campagnes que le productivisme a conforté qu’il convient de transformer en unité solidaire perméable, sans subordination de l’une à l’autre. Le processus d’urbanisation impulsé par le capitalisme s’effectue selon plusieurs modalités (global city, mégalopole, bidonville, gated community, urbain diffus…) et il serait vain de promouvoir un modèle territorial valable partout, sans tenir compte des spécificités historiques, géographiques, écologiques, culturelles des populations et de leurs rapports aux lieux et aux techniques.
« C’est l’opposition villes/campagnes que le productivisme a conforté qu’il convient de transformer en unité solidaire perméable, sans subordination de l’une à l’autre. » (Thierry Paquot)
La biorégion n’est envisageable qu’au pluriel, je les imagine un peu comme les phalanstères fouriéristes, l’un en attire un autre et tout un essaimage expérimental se met en place en interdépendance émancipatrice. Au fur et à mesure où ces biorégions se créent, elles prennent en charge ce qui relevait de l’État, celui-ci entre alors en voie de disparition. Les deux phénomènes s’effectuent simultanément, le déploiement biorégional et l’extinction de l’État, non sans transition, superposition, décalage. Comme il n’est pas possible de décrire une société biorégionalisée, je suggère de dénommer ce processus, une espérance. Mot ouvert à d’innombrables possibles…
Au-delà de l’urbain
On se souvient de Benton MacKaye imaginant des villes-paysages reliées entre elles par un réseau autoroutier, de Frank Lloyd Wright dessinant une « ville évanescente » en pleine nature, dans laquelle les habitants circulent en automobile, de Melvin Weber évoquant à la fin des années 1950 « l’urbain sans lieu ni borne », observant que l’automobile et le téléphone déspatialisent les activités humaines, favorisant ainsi de nouvelles localisations éparpillées sans pour autant réduire leur capacité à générer de l’urbanité… À cette époque, et compte tenu du faible coût de l’essence et de la non prise en considération des émissions de gaz à effet de serre, l’automobile s’apparente à la liberté individuelle. C’est un moyen de transport commode, aussi n’est-elle pas diabolisée. Par ailleurs, personne n’imagine que toute l’urbanisation s’effectuera selon elle, avec ses places de parking, ses stations-services, ses voiries adaptées pour sa circulation, etc. Le « tout voiture », et son cortège de nuisances, sera profondément corrigé par la mise en place de biorégions urbaines, où les conditions de déplacement interviendront dans la typo-morphologie des « unités territoriales urbanisées » et le maillage des transports en commun.
Plusieurs auteurs s’accordent, peu ou prou, sur l’extension du domaine de l’urbain. Pour Henri Lefebvre, les villes et les campagnes sont submergées par l’urbain, Françoise Choay stigmatise les « non-villes » et les « non-campagnes » et annonce « le règne de l’urbain et la mort de la ville », quant à Bernard Charbonneau, il dénonce la « banlieue totale », désastre produit consciemment par les technocrates au nom du déménagement territorial productiviste. Ces analyses nous encouragent à concevoir de nouvelles configurations écologico-géographiques singulières, dont la population, selon les cas, variera de plus d’un million à 2-300 000 habitants, ce qui laisse imaginer au moins deux à trois cents biorégions, certaines à cheval sur les actuelles frontières avec les pays voisins.
« La géographie affective de tout habitant est à la fois physique, virtuelle, rêvée et participe à l’urbanisation des mœurs dont les aspects aliénants sont contrebalancés par un éventail inédit des possibles.» (Thierry Paquot)
L’État-Nation perdra la plupart de ses prérogatives et une Fédération européenne de biorégions (la FEB) pourra alors se constituer, sans attribuer à une ville la fonction de capitale, devenue vaine, avec peut-être cinq mille biorégions. La gouvernance territoriale sera au plus près des habitants, la bureaucratie et son pouvoir vertical disparaîtra au profit de nouvelles modalités politiques collégiales et transversales. L’organisation thématique (le logement, la scolarité, les parcs et jardins, les transports, etc.) sera remplacée par l’ouverture de quelques « maisons » aux activités écologisées : la Maison des Temps (qui harmonisera les temps sociaux aux rythmes de chaque habitant, petits et grands, hommes et femmes, etc.), la Maison du Mieux-Être (qui soignera les malades, veillera à une alimentation saine pour tous, etc.), la Maison de la Solidarité (qui prendra soin des plus précaires, assurant la redistribution des aides sociales, encourageant toutes les coopérations…), la Maison des Gais Savoirs (qui supervisera les écoles, les collèges, les lycées et les universités, les conservatoires, les centres d’apprentissage, les gymnases et stades, les musées, les lieux de création, etc.). Les femmes et hommes politiques « professionnels » seront progressivement remplacés par des citoyens tirés au sort pour un mandat d’une année non renouvelable, ainsi chacune et chacun participera à la vie démocratique à un moment de son existence… Attention, il ne s’agit aucunement d’encourager une quelconque forme d’autarcie, chaque biorégion entretiendra avec les autres des échanges équitables, nombreux et variés. Du reste, la multiplication des interrelations a d’ores et déjà transformé la géographie affective de tout habitant. Celle-ci est à la fois physique, virtuelle, rêvée et participe à l’urbanisation des mœurs dont les aspects aliénants sont contrebalancés par un éventail inédit des possibles.
L’esprit des villes
Il nous faut entendre, à la fois Bernard Charbonneau et Murray Bookchin, pour dépasser quelque peu leurs analyses respectives et enrichir notre propre vision de la biorégion urbaine. On s’en souvient, Bernard Charbonneau fait le choix de quitter la grande ville (Bordeaux) pour vivre dans la campagne béarnaise, à Lescar, il écrit dans Pan se meurt : « Adieu, campagne ! Bien que me parviennent encore à travers les volets fermés l’aboi de tes chiens et l’appel de tes coqs, je me demande si tu existes encore et si je ne parle pas d’une chose morte pour des morts. Adieu. Que restera-t-il de toi ? De vastes espaces déserts ou des champs qui ne seront animés que par des mécaniques. La ville finira-t-elle par rencontrer la ville ? Ou dans la dispersion des maisons, le monde deviendra-t-il une interminable banlieue ? Mais non ! En moi, je te sens vivante, je sais que quelque chose en toi veut et doit exister. Si j’ai mené cette critique jusqu’au bout, ce n’est qu’avec la certitude qu’elle dégagerait l’indestructible : des valeurs universelles que l’humanité ne peut perdre sans tout entière périr. » (texte cité par Jean Bernard-Maugiron, Charbonneau contre l’État totalitaire, La Grande Mue, 2020).
À son analyse de la disparition des campagnes, il convient de mentionner l’effacement de l’esprit des villes (l’heureuse combinaison de trois qualités : l’urbanité, l’altérité et la diversité), également provoqué par le productivisme qui précarise tout territoire et de comprendre que leurs destins sont liés. Nul refus de la ville, mais seulement de la ville productiviste, qui attend sa transformation pour renouer avec les campagnes voisines et solidaires, qui elles aussi se métamorphoseront avec la transition d’une agriculture intensive en une agroécologie. L’énorme problème à régler est celui de la paysannerie. En effet, le départ à la retraite de la moitié des agriculteurs d’ici dix ans en France et l’absence d’une relève précipiteront de nombreux territoires dans une déruralisation absolue. Une campagne sans aucune ferme, sans production agricole, sans élevage ? L’enjeu n’est pas seulement sociétal et économique mais aussi écologique et culturel. D’où le recours à un maraîchage urbain, à des fermes urbaines, à des jardins partagés et autres activités agricoles dans les villes. Et à une installation de nouveaux paysans dans les campagnes désertées et d’urbains effectuant plusieurs activités dont certaines liées à l’agriculture, là où ils résident. Le boulanger-paysan est une de ces nouvelles figures, qui à la fois relance la production de céréales locales oubliées pour en faire une farine de qualité, mais aussi de la paille pour la construction… Renouer avec d’autres rythmes est aussi un conseil de Bernard Charbonneau que nous entendons mieux lorsque nous entremêlons territorialités et temporalités de nos existences.
« L’éclatement de la masse amorphe des agglomérations urbaines en petites unités dont chacune a une signification propre restaure une attitude personnelle à l’égard du milieu, revitalise la campagne et l’élève au même niveau culturel que les zones urbaines. » (E. A. Gutkind)
Quant à l’apport de Murray Bookchin (1921-2006), il concerne l’« écologie sociale » et le « municipalisme libertaire ». Dans les deux cas, il nous invite à décroître les mégalopoles et à réorienter l’urbanisation en privilégiant des petites unités territoriales. Il opte pour l’expression « écologie sociale », formulée par l’architecte E. A. Gutkind (1886-1968). Celui-ci, dans Le Crépuscule des villes questionne : « Pourquoi les villes sont-elles tenues pour les seules et suprêmes valeurs du progrès économique, social et culturel, et pour le seul mode intangible de vie communautaire ? » Plus loin, il poursuit : « Pourquoi les gens acceptent-ils les bénédictions douteuses d’une ville ‘synthétique’, qui ne leur dispense que d’artificielles banalités commercialisées et pseudo-culturelles, qui ne connaît que le culte de l’énorme et qui adopte vis-à-vis de l’homme et de l’environnement une attitude impersonnelle et à prédominance utilitaire ? » Enfin, il pose une question à laquelle Bernard Charbonneau répond : « Pourquoi l’association boiteuse entre le secteur urbain et le secteur rural a-t-elle réduit la campagne à n’être qu’un appendice des villes, dont la seule utilité est d’être un but d’excursion pour les week-ends et de servir de source d’approvisionnement. » Ces interrogations établissent un véritable réquisitoire contre la ville productiviste, que l’on consomme et qui nous consomme. Que faire ? E. A. Gutkind répond : « L’éclatement de la masse amorphe des agglomérations urbaines en petites unités dont chacune a une signification propre restaure une attitude personnelle à l’égard du milieu, revitalise la campagne et l’élève au même niveau culturel que les zones urbaines. » Ces « petites unités » se rassemblent en une « région idéale » dont les contours sont encore flous à ses yeux, mais dont les caractéristiques essentielles sont « une proximité sociale et culturelle authentique et une grande mobilité qui rend tous les lieux facilement accessibles ; il s’ensuit un élargissement de l’horizon mental et de la gamme des possibilités. »
Dans The Ecology of Freedom (1982), Murray Bookchin écrit : « Il nous faut maintenant tenter de transposer à la société le caractère non hiérarchique des écosystèmes naturels à partir de cet ensemble d’idées si complexe. L’écologie sociale tire toute son importance du fait qu’elle ne présente pas le moindre argument en faveur d’une quelconque hiérarchie dans la nature et la société comme principe stabilisateur ou ordonnateur dans l’un ou l’autre de ces domaines. » Il appelle à un « municipalisme libertaire », qui comprend aussi bien un mode de gouvernance proche de la démocratie directe que de la maîtrise du foncier et des biens publics (eau, énergie, etc.), que l’on peut adapter à la biorégion urbaine, notion qu’il n’utilise pas. « L’époque moderne se définit ‘civiquement’, observe-t-il en 1984 dans Pour un municipalisme libertaire, par l’urbanisation, qui n’est autre chose qu’une perversion maligne du développement de la cité ; en submergeant et la ville et la campagne, l’urbanisation menace de rendre inintelligible leur dialectique historique aux yeux des modernes. La confusion actuelle entre l’urbanisation et le développement de la cité est tout aussi obscurantiste que la confusion entre la société et l’État, entre la collectivisation et la nationalisation, ou entre la politique et le parlementarisme. » La démocratie libertaire dont il rêve repose sur des assemblées populaires actives dans les quartiers et les petites villes, expression de la vie civique propre aux municipalités, que l’urbanisation a délaissées, telles des traditions inavouables. « Enfouie, précise-t-il, sous l’actuel conseil municipal il y a encore la Commune, sous le quartier les sections, sous la municipalité les assemblées municipales et sous les réseaux régionaux de villes et de cités il y a encore enfoui les formes confédérales d’association municipale. » Nous ne partons pas de rien…
« L’époque moderne se définit ‘civiquement’ par l’urbanisation, qui n’est autre chose qu’une perversion maligne du développement de la cité ; en submergeant et la ville et la campagne, l’urbanisation menace de rendre inintelligible leur dialectique historique aux yeux des modernes. » (Murray Bookchin)
Le biorégionalisme mise sur la valorisation des différences propres à un lieu et à sa population, à son histoire comme à sa langue, à ses savoir-faire, ses matériaux, ses énergies, son agriculture, ses rêves, etc. Inverser les tendances à l’œuvre revient à se réapproprier des cultures disparues ou ensommeillées en les inscrivant dans un futur qui leur avait été confisqué. Les outils conviviaux tels qu’Ivan Illich les conçoit pourront alors se déployer en un éventail enchanteur.
Agnès Sinaï, Yves Cochet et Benoît Thévard proposent un scénario après l’effondrement, dans lequel ils détricotent le Grand Paris, projet daté et marqué par l’idéologie néfaste et démesurée du « toujours plus ». Ils considèrent qu’un tel territoire décidé d’en-haut accroît sa vulnérabilité et qu’il est indispensable de le découper en biorégions, plus hospitalières, plus frugales, plus à même de décroître les mobilités, tout en inventant une économie mieux articulée aux ressources locales et aux préoccupations des habitants. L’agroforesterie, la coopération, la biomasse, le vélo, le ralentissement, l’autogestion, l’habitat partagé, le pluri-travail, la monnaie locale, les matériaux bio-sourcés locaux, l’économie d’énergie, etc., sont quelques-unes des mille alternatives à expérimenter dans ce cadre territorial inédit : la biorégion.
Le bilan du productivisme est connu, les actions à entreprendre pour réparer ce qu’il ne cesse de saccager et détruire sont également connues, qu’est-ce qui bloque ? Qu’est-ce qui empêche de réaliser un autre monde ? Qu’est-ce qui nous délivrera de notre dépendance à la consommation ? La question n’est plus « pourquoi », pas plus que « comment », mais « avec qui » ?