Vers un langage des paysages urbains

Programme « Paysage et développement durable 2 » 2010 - 2014

avril 2014

Lancé en 2005, le programme « Paysage et développement durable » (PDD) invite les chercheurs à se pencher sur les relations et interactions entre deux notions complexes du point de vue scientifique : le Paysage et le Développement Durable. Tout en intégrant les grandes orientations de la Convention européenne du paysage, entrée en vigueur en France le 1er juillet 2006, le programme PDD, piloté par le MEDDE, a fait l’objet de deux appels à proposition de recheche (APR), le premier initié en 2005 puis un second en 2010. C’est dans le cadre de ce dernier que des chercheurs se sont intéressés à ce qui fonde le paysage du point de vue des politiques publiques, mais aussi des habitants d’un territoire. Comment peut se fabriquer un paysage commun, générateur d’identité et de fonctionnement social urbain dans le cadre des politiques urbaines et en association avec les habitants ? Comment le potentiel naturel, historique et culturel d’un territoire peut s’hybrider de stratégies sociétales, mais aussi des besoins de chaque homme à composer son paysage vécu ? Comment recréer une unité de paysage associé à des territoires distincts et à une pluralité d’histoires, de symboliques et d’intérêts ? Comment peut-il constituer une composante à part entière d’un projet urbain, en tant que bien partagé et identitaire, et ce quel que soit le contexte culturel. Ce sont ces problématiques qu’ils abordent dans leur étude intitulée « l’enjeu du paysage commun ». Nous livrons ici plusieurs analyses tirées du rapport final de recherche présenté le 29 avril 2014.

Langage paysager ou l’art d’éprouver le monde

Si le paysage apparaît dès que l’on restitue le sensible comme l’écrivait Pierre Sansot (1983), il est nécessaire de mieux appréhender cette dimension idéelle des espaces urbains. A travers ces investissements humains, le paysage est vu, éprouvé et partagé pour le lecteur/récepteur/concepteur à l’articulation des visions du réel et de l’idéel. Ce serait donc la composition de signes spatiaux et idéels associés aux lieux, susceptibles à leur tour d’être interprétés, ressentis, expérimentés par chacun, qui favoriserait les possibilités d’être dans une relation distanciée au monde. Ce serait cet assemblage de significations à même de charger de sens personnel ou collectif l’espace urbain qui permettrait la création de paysage urbain. Le paysage devient alors langage (Augustin Berque), une interprétation du monde (Alain Corbin159). Plus encore, il représente une possibilité d’éprouver le monde étant à la fois une projection (représentation du monde) et une projectation (imaginaire de ce qu’il pourrait être) (Jean-Marc Besse, 2000).

Si les projets urbains étaient susceptibles de créer les mots, un vocabulaire paysager porteur de sens et d’imaginaires, il serait possible de lire ces significations et de concevoir son propre paysage à un moment donné, de l’enrichir en continu. Chacun pourrait y puiser son identité et son sentiment d’appartenance à une société, un groupe humain, un lieu. C’est seulement dans cette complexité d’interprétations et de compositions individuelles et collectives qu’un espace pourrait être investi de sens et habité, projeté et imaginé. Les signes et références deviendraient une matière pour inventer des relations aux lieux, au monde, de manière ouverte et illimitée. Ils seraient le socle de sens individuels ou collectifs qui pourraient eux-mêmes devenir (ou pas) canons, références pour d’autres. Dès lors, la conception des lieux serait liée aussi à leur réception. Le paysage urbain pourrait s’apparenter ainsi à une écriture, dont la lecture ferait émerger des sens différents selon les référents spatiaux, sensitifs, culturels ou imaginaires de chacun. Nous faisons même l’hypothèse que c’est cette composition des paysages, par les multiples lecteurs/récepteurs/concepteurs, qui serait à même de renouveler l’urbanité des lieux, dans la mesure où elle permet de charger de sens personnel ou collectif l’espace urbain, de partager identités et pratiques individuelles et collectives, de traduire la relation des hommes au monde.

Ce serait donc ces formes de langages sensibles du paysage urbain qu’il s’agirait d’inventer pour créer d’autres relations humaines à l’étendue terrestre, plus poétiques et métaphysiques. Henry Maldiney (2012), dans sa phénoménologie du sentir, estime que le sentir permet de saisir le monde par intuition, d’être en relation empathique, intuitive, pré-conceptuelle. Il est un registre d’expériences spécifiques. De fait, imaginer, rêver est un acte d’appréhension du monde par les sens (H. Bergson 1932 G. Deleuze, 1991). Nous ne sommes pas seulement spectateur, mais immergé dans les lieux et le paysage (Corbin, 2001). À travers notre appréhension par nos sens et nos émotions, notre environnement devient « l’instant de l’art » (Michel de Certeau, 1990). Maurice Merleau-Ponty (1945) soulignait déjà l’existence d’une forme de porosité de soi au monde, par l’expérience qui ouvre aux données sensibles du monde, au langage des lieux. Ainsi, le marcheur pourrait faire apparaître le paysage entre soi et le monde, une vie subjective à la lisière du réel. L’homme peut ainsi recomposer un paysage, reconstituer un détail manquant, ajouter des attributs, etc. Les promeneurs et flâneurs romantiques jouaient ainsi de leurs émotions pour mieux créer leur géographie sensible des lieux. En cela, les lieux et paysages nous modifient, nous transforment autant que nous agissons sur eux. Ils résultent autant de la traduction des perceptions et expériences humaines que des projets urbains. Dans notre conception, l’artialisation du monde selon des codes culturels ou esthétiques (A. Roger, 1997), les représentations sociales et culturelles coexistent avec les expériences sensibles et émotionnelles de chacun.

Plus que l’artialisation du réel, qui pour Pierre Sansot (1983), constitue un échangeur entre l’expression sensible et le monde des significations, entre les impressions et perceptions, entre les sens et le sens, nous considérons que c’est aussi la traduction de signes sociaux, affectifs, sensoriels et émotionnels qui sont source de significations sensibles . En effet, plus que l’esthétique, c’est l’habiter et le ressenti qui semble permettre de hiérarchiser les relations aux lieux, les dimensions du paysage.

Selon nous, l’espace urbain, en tant qu’il résulte d’une sédimentation d’actions humaines, est d’ores et déjà humanisé et poétisé par les pratiques et projections imaginaires qu’en font les hommes. Ce sont ces dernières qu’il s’agirait de rendre lisibles. Les usages chargent la ville de symboles et mythes. Ils sont, à leur tour, créateurs d’images poétiques en mesure d’exprimer, selon Gaston Bachelard (1957), les valeurs humaines, les profondeurs de l’âme et du cosmos infini. Celles-ci rendent possible « une autre spatialité poétique et mythique » (M. De Certeau, 1990). Dès lors, ce langage paysager implique d’abord une reconnaissance de la singularité des lieux et des hommes qui y vivent, loin des grands schèmes théoriques déclinables sur tout territoire.

Il appelle également de reconsidérer les approches artistiques à même de symboliser le sens des espaces, à l’instar des peintres ou écrivains de la Renaissance qui ont permis de regarder la nature, le paysage, les lieux, dans leurs dimensions poétiques et métaphysiques. Il suppose moins une approche artistique d’implantation d’oeuvres ou encore d’artialisation de l’espace, mais bien plus une conception urbaine à même de symboliser ce qu’est l’espace, la conscience de la relation de l’être aux lieux.

Enfin, les théories et projets tentant de comprendre ce qui fait signes, repères, émotion, imaginaire, rencontre d’autrui ou solitude à soi-même, restent à approfondir. Kevin Lynch (1969), en s’intéressant à la lisibilité et l’imaginabilité de l’espace, aux canevas de symboles, repères et voies reconnaissables, aux formes susceptibles de lire, s’approprier et se repérer dans l’espace, a déjà identifié des éléments de ce langage urbain signifiant pour l’homme. De même, George Perec160, dans Espèces d’espace cherche à lire les détails des espaces urbaines, à révéler d’une certaine manière une sémiologie urbaine de la proximité. L’enjeu est de taille si l’on considère que l’expérience paysagère et des lieux est à même de renouveler l’urbanité des lieux, du paysage… et par extension de créer une conscience poétisée de l’environnement.

Envisager ce langage du paysage appelle un véritable changement de paradigme. Il interroge les politiques urbaines réduites à la mise en image de la ville et le besoin de démarches participatives, pour concilier l’espace aménagé avec les paysages perçus, composés, vécus, imaginés. Il implique non seulement la prise en considération du site existant, de son histoire, des sens qui lui sont attribués, mais aussi les liens d’interdépendance entre les paysages, espaces publics et architectures. Souvent appréhendée de manière séparée, chacune de ces dimensions peut en effet ouvrir une possibilité singulière d’être présent à soi, à autrui, au monde. Le paysage apparaît comme une traduction des perceptions et expériences sensibles, à même de créer une conscience poétisée de l’environnement. Les espaces publics traduisent des possibilités de relation aux autres, à une culture donnée. Quant à l’architecture, elle exprime à la fois une façade symbolique aux passants et l’espace intime de chacun. Dès lors, les espaces publics architecturés et paysages urbains permettraient l’expression de ce qui ne peut être énoncé, d’ouvrir à l’imaginaire des lieux. La conception des villes viserait à permettre des traductions multiples des espaces, à ouvrir les possibilités d’interprétations humaines des lieux afin d’éprouver en commun le paysage, créer des espaces d’urbanité, une architecture de l’intime en résonnance avec l’extériorité du monde. Il s’agirait de poétiser les villes par cette attention au lieu, cette ouverture à d’autres compréhensions du monde, à de multiples expériences subjectives en renouvellement permanent. Il s’agirait d’envisager une autre conception des villes durables fondées sur ces possibles lectures, invention, par les hommes, des lieux, des paysages.

De fait, nos recherches montrent, même si elles restent exploratoires, que le paysage introduirait la capacité à ressentir l’espace par les sens, ses émotions et donc un « partage du sensible » (Jacques Rancière, 2000)161. Il peut dès lors être entendu comme une manière d’être au monde et d’être traversé par lui en tant qu’il offre une occasion d’expérience sensible de l’étendue terrestre. Il se fonde sur l’exposition au réel dont le corps est affecté par les sens. En ce sens, il est lié à l’expérience, c’est-à-dire à l’immersion dans un lieu. A défaut de pouvoir voir le monde, on l’habite, on le ressent. D’ailleurs, au Japon, l’expérience prévaut à l’organisation urbaine. On ne s’oriente pas par les noms de rue ou des plans, mais par la vue, le souvenir, la connaissance.

L’enjeu serait dès lors de reconsidérer les approches d’artialisation paysagistes, de mise en « beau » paysage, au profit de démarches de poétisation des paysages par la vision, l’expérience et la création des lieux. Cela implique de comprendre, dans les territoires de projets, les dimensions qui fondent cette expérience sensible, que ce soit les configurations naturelles spatiales, le rapport aux autres, à soi, à ses sensations et émotions ou au nécessaire besoin d’espacements. Cela amène à s’interroger sur la manière dont cette expérience humaine crée du commun en tant que possibilité de relation distanciée à un environnement, d’habiter ensemble un lieu.

Paysage comme source de significations

La lecture sur mesure du paysage mais aussi des espaces publics, ambiances, etc. crée, par ailleurs, du sens. Elle traduit à la fois le besoin de se situer, se repérer, mais aussi de créer des repères sociaux et culturels, de fabriquer des symboles, des identités partagées localement, mais aussi le rapport individuel, émotionnel et distancié au lieu.

Les processus décrits par Umberto Eco (1976)162 du passage du « modèle perceptif » au « modèle sémantique » sont potentiellement adaptables à l’expression paysagère. Les rapports type-occurrence, c’est-à-dire la répétition d’un type de contenu, représentant un produit culturel qui devient alors des marques, elles-mêmes susceptibles de favoriser des occurrences d’expériences culturelles, existent dans l’espace urbain. Ils peuvent aussi produire des images iconiques – par exemple, l’encens fait apparaître l’image d’une cérémonie dans un temple – ou inventer des codes ainsi que leur stylisation qui peuvent constituer des échantillons, eux-mêmes considérés pseudo combinatoires. Autrement dit, des significations codées viennent s’entremêler avec des modèles sémantiques et d’autres unités expressives indépendantes qui vont à leur tour en transformer la signification.

Dans le contexte urbain, où coexistent une multitude de signes, significations, symboles, imaginaires, la perception et la lecture qui s’établit ne sont pas liées à un agencement maîtrisé. Elles renvoient plutôt à ce qu’Umberto Eco nomme les phénomènes sémiotiques complexes, tel un texte, un tableau. Il estime ainsi qu’un tableau « n’est pas qu’un phénomène sémiotique parce qu’il ne se réfère ni à une expression, ni à un contenu qui soient préalablement établis et qu’il n’existe donc pas de corrélations entre fonctif rendant effectif un processus de signification ; par suite, le tableau apparaît comme un phénomène mystérieux déterminant ses propres fonctifs plutôt que déterminés par eux »163. Il peut exister selon lui des formes d’ « inventions radicales » quand « l’émetteur dépasse le modèle perceptif et « travaille » directement le continuum informe en donnant forme au perçu en même temps qu’il le transforme en expression »164. La transformation intervient entre le stimulus et le modèle perceptif et non après. C’est donc pour lui une phénoménologie des processus d’invention. Cette invention peut, elle aussi, avec le temps, devenir stylisation par la répétition et ses déclinaisons.

Il est ainsi difficile pour lui de réduire une peinture à un signe. Elle représente un texte c’est-à-dire « des unités expressives simples qui véhiculent des nébuleuses de contenu, des galaxies expressives qui véhiculent des unités de contenu précises (un arc de triomphe est un texte architectural extrêmement élaboré mais il véhicule une abstraction conventionnalisée comme par exemple « victoires »), des expressions grammaticales composées d’unités combinatoires, comme la phrase « je t’aime » qui, dans certaines circonstances, véhiculent de dramatiques nébuleuses de contenus »165. Par analogie, on pourrait dire que le paysage urbain correspond à un texte ou une image poétique. D’ailleurs, Umberto Eco, considérait déjà que l’architecture formait des textes.

L’analogie au langage nous amène à considérer les théories de sémiologie urbaine. La sémiologie s’est définie comme science étudiant la vie des signes du langage, intentionnels ou non. Elle s’est d’abord centrée sur les systèmes de communication institués (codes, etc.) et les significations attachées aux faits de la vie sociale faisant systèmes de signes. Le principe d’une sémiologie autre que le langage s’est développé, notamment dans le domaine de l’art – elle étudie les faits littéraires, théâtraux comme système de signes. Elle a été appliqué à l’urbain plus récemment étant apparue pour la première fois en 1965 dans un article de F. Choay, dans l’ouvrage Urbanisme, utopies et réalités (Boudon Pierre, 1977)166. Elle propose la construction méthodologique associant formes de l’urbain et discours sur cet urbain (contrairement à la sémiotique qui ne s’intéresse qu’à l’analyse des formes urbaines). Cette approche est restée finalement assez peu explorée, excepté en anthropologie sur le volet symbolique et en psychologie environnementale sur la lecture socio-cognitive des lieux. Elle s’est peu intéressée à la perspective d’un métalangage urbain phénoménologiquement « lu », « transcrit », tel que, selon notre recherche exploratoire, le paysage laisse apparaître. Il n’est en aucun cas universalisable, étant ancré à la fois dans des territoires et cultures emboitées.

En effet, la lecture empirique de ces textes urbains n’est pas automatique. Si on poursuit notre analogie, selon H.R. Jauss167, la réception d’une oeuvre est toujours partielle, décalée par rapport à l’intention de l’auteur. Elle est toujours « éphémère », « inventive », « plurielle », « fragmentée, interrompue, réinterprétée par la mémoire que nous en gardons ». De même, toute reproduction est « condamnée à ne rester que partielle », « un sens réduit du sens potentiel de l’oeuvre ». L’oeuvre peut être réactualisée, réinterprétée dans la mesure où elle est consciemment réfléchie, entre la signification passée et la signification présente. Elle constitue « une compréhension dialoguée, un sens qui n’est pas dès l’abord révélé mais se concrétise au fil des réceptions successives ». Le sens s’accomplit dans ce mouvement. H.R. Jauss parle de dialectique entre l’oeuvre reçue et la conscience réceptive. La relation entre la lecture et la réception, entre l’auteur, le texte, le lecteur, est productive de sens traduit dans de nouveaux canons esthétiques, styles littéraires ou artistiques. Elle constitue une expérience sensible qui permet d’entrer en communication dans la forme et le fond, le passé et le présent. Elle permettrait alors de produire des significations, du sens, personnels et collectifs.

S’il existe un « langage » des lieux, il est toutefois nécessaire d’en préciser les formes de catégorisation et d’appréhension. Si la recherche montre les liens entre matérialité et interprétation, telles les émotions associées à des environnements (l’eau et le calme par exemple à L’Ile-Saint-Denis), les codes culturels (les voies de circulation, le lien à la métropole comme le pavé associé à Paris, etc.), comment considérer cette « zone d’ombre » (Merleau Ponty, 1969)168 des textes littéraires qui permet d’évoquer l’indicible.

L’interprétation devient une expérience de l’intersubjectivté dans la mesure où elle met en présence, voire en relation, plusieurs appréhensions subjectives des lieux. Cette dialectique intersubjective, est difficile à appréhender tant nous sommes imprégnés des idées de continuité temporelle et spatiale, de la séparation entre l’individu et le collectif, le privé et le collectif, le concepteur et le récepteur… Leur signification ne peut à nouveau être perçue que dans une approche plurielle, dans une connaissance des intersections, de ces « entre » qui révèleraient « des connaissances imperceptibles » (Thierry Paquot, 2007) 169.

La transformation de la seule image physique d’un espace, son assimilation à l’espace public ou à la communauté (community) ne peut suffire à créer du paysage. Des politiques paysagères à même de créer des textes, de concilier les espaces aménagés avec ceux perçus, vécus, imaginés, restent à créer.

Elles impliquent dès lors de nouvelles pensées urbaines selon des catégories d’analyse des environnements urbains à renouveler. Celles-ci devraient être à même de produire des paysages mais en accompagnement de la mutation continue des paysages et lieux urbains, à partir des signes, significations et ressentis eux-mêmes en devenir. Ce serait donc des langages du paysage urbain qu’il s’agirait d’inventer pour créer d’autres relations humaines à l’étendue terrestre, plus poétiques et distanciées du quotidien.

Références

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