Nature, paysage et politiques paysagères
Programme « Paysage et développement durable 2 » 2010 - 2014
avril 2014
Lancé en 2005, le programme « Paysage et développement durable » (PDD) invite les chercheurs à se pencher sur les relations et interactions entre deux notions complexes du point de vue scientifique : le Paysage et le Développement Durable. Tout en intégrant les grandes orientations de la Convention européenne du paysage, entrée en vigueur en France le 1er juillet 2006, le programme PDD, piloté par le MEDDE, a fait l’objet de deux appels à proposition de recheche (APR), le premier initié en 2005 puis un second en 2010. C’est dans le cadre de ce dernier que des chercheurs se sont intéressés à ce qui fonde le paysage du point de vue des politiques publiques, mais aussi des habitants d’un territoire. Comment peut se fabriquer un paysage commun, générateur d’identité et de fonctionnement social urbain dans le cadre des politiques urbaines et en association avec les habitants ? Comment le potentiel naturel, historique et culturel d’un territoire peut s’hybrider de stratégies sociétales, mais aussi des besoins de chaque homme à composer son paysage vécu ? Comment recréer une unité de paysage associé à des territoires distincts et à une pluralité d’histoires, de symboliques et d’intérêts ? Comment peut-il constituer une composante à part entière d’un projet urbain, en tant que bien partagé et identitaire, et ce quel que soit le contexte culturel. Ce sont ces problématiques qu’ils abordent dans leur étude intitulée « l’enjeu du paysage commun ». Nous livrons ici plusieurs analyses tirées du rapport final de recherche présenté le 29 avril 2014.
La nature comme matière première du paysage : entre contemplation et maitrise
Au début des années 1990, Augustin Berque affirmait : « Quoiqu’on parle aujourd’hui, entre autres, de paysage urbain, le mot de paysage connote toujours fortement la nature ». Selon le géographe et philosophe, la notion de paysage reste donc intimement liée à l’idée de nature. Il est vrai que le paysage naît d’une représentation du monde, et plus encore, selon l’approche culturaliste, d’une contemplation de la nature qui est traduite dans les représentations (picturale et littéraire) de la Renaissance.
Pourtant, c’est, selon A. Berque, en Chine, environ dix siècles avant la renaissance, que l’on effectue un premier pont entre nature et paysage. Au croisement de différents textes, Augustin Berque observe en effet le rôle prépondérant joué par la fenêtre dans l’avènement de ce que l’on appelle aujourd’hui paysage. Il note que, chez les poètes chinois, la fenêtre " impose un ordre, elle découpe la nature infinie pour n’en retenir qu’un fragment qui vaut totalité. En l’isolant de l’ensemble, le poète se l’approprie comme un tableau ". Une « fonction instauratrice de la fenêtre » que l’on retrouve effectivement chez les peintres européens de la Renaissance et qui s’impose dans la naissance du paysage.
Dans les représentations picturales, le paysage – ou du moins l’idée que l’on se fait de sa représentation, puisque le concept n’existait pas encore - passe de l’arrière-plan des scènes pieuses, au premier plan du tableau. Le paysage s’autonomise en tant que genre pictural. Et si les références religieuses restent souvent prégnantes, la peinture permet à ses créateurs et/ou commanditaires d’exprimer d’autres desseins. Yves Luginbühl (2008) montre par exemple que ces représentations paysagères peuvent être vecteur d’expression politique tant elles renvoient à un « projet de territoire rêvé ». La nature y est mise en scène. Elle est souvent représentée sous la forme d’une « belle campagne d’abondance » qui permet à la ville d’être alimentée, l’ensemble cohabitant dans une organisation harmonieuse. Les peintres « soumis à la commande princière ou bourgeoise : […] auraient mauvaise grâce à faire figurer les campagnes de la misère qui devaient encore être malgré tout très fréquentes ».
Le paysage ne s’incarne pas uniquement dans les représentations du XVème siècle. On en trouve des traces à travers certaines volontés d’ordonnancement de la nature au siècle précédent. Alain Roger souligne qu’à cette époque, « le seul pays alors « paysagé » (in situ) est le jardin, hortus conclusus, frais, humide, paisible et nourricier, miniature de l’Eden et du « jardin bien clos, source scellée » du Cantique des cantiques ». Plus en amont encore, la présence des jardins se révèle dans la lecture de divers textes religieux, rappelant que bien « avant d’inventer des paysages, par le truchement de la peinture et de la poésie, l’humanité a créé des jardins ».
L’art des jardins remonte effectivement à la plus haute antiquité (ex. : jardins persans). Et le mot même, par son étymologie, nous renvoie au gallo-romain hortus gardinus, qui signifie « jardin entouré d’une clôture », et au germanique gardo (« clôture »), qui a donné garten en allemand et garden en anglais. L’idée d’enclore est donc très forte, pour poser un cadre comme la fenêtre. Si cela se justifie d’abord par la délimitation d’un espace sacré, il est aussi dédié à la spiritualité, la contemplation et à la relaxation. Ainsi, le découpage d’un morceau du monde naturel (la fenêtre, l’enclos, le tableau, le cadre…) semble au coeur de la notion de paysage. Il traduit une possibilité de regarder et symboliser le monde infini, que l’homme ne peut appréhender.
La visée première de l’enclos est donc « comme dans l’activité artistique, de délimiter un espace sacré, une sorte de templum, à l’intérieur duquel se trouve concentré et exalté tout ce qui, hors de l’enceinte, diffuse et se dilue, livré à l’entropie naturelle. Le jardin à l’instar du tableau, se veut monade, partie totale, îlot de quintessence et de délectation, paradis paradigme ». Il exprime un rapport complexe au monde et symbolise une représentation du divin, du paradis, en référence au jardin d’Eden (dans la Bible hébraïque, le mot « paradis » est souvent utilisé comme synonyme de « Gan Eden », verger clôturé). Le jardin représente « un espace réservé par l’homme, où la nature est disposée de façon à servir à son plaisir, où la volonté humaine impose une fin immédiatement sensible aux « objets naturels » […]. C’est donc une création opérée par l’homme, à sa mesure et à sa loi. Image du monde, mais d’un monde mis en ordre par l’homme, le jardin est un lieu de pensée humaine où se recompose l’articulation fondamentale dans notre imaginaire entre nature et culture ». Le jardin est le lieu où chacun peut vivre avec lui-même, autrui et Dieu ; il est le reflet des préoccupations de l’homme, un lieu où il peut se nourrir, s’émerveiller, prier, jouer, respirer, méditer… Espace de l’imaginaire, « le jardin, c’est la plus petite parcelle du monde et puis c’est la totalité du monde. Le jardin, c’est, depuis le fond de l’Antiquité, une sorte d’hétérotopie heureuse et universalisante ».
D’autre part, la clôture a aussi une visée utilitaire puisqu’elle protège d’une nature assez largement perçue et vécue comme inhospitalière voire dangereuse ; clôturer permet alors d’assurer l’opulence et l’organisation au sein du jardin. Une manière de concevoir et de « réformer » la nature afin de réaliser là aussi un « projet de territoire rêvé » tel qu’évoqué précédemment. Si l’on considère les jardins de Le Nôtre à Versailles par exemple, par la façon dont la nature y est mise en scène, on lit aisément la volonté de mise en abîme du pouvoir et de la puissance du monarque sur ses terres. Les visiteurs sont au spectacle et le jardin devient un décor traduisant la pensée de son concepteur : « voilà comment la nature devrait être ! ». A travers cette artialisation in situ, qui fait directement référence à l’architecture et à ses formes géométriques comme référence artistique, et en contraignant la nature matériellement, le commanditaire du jardin affirme son désir de rivaliser avec la création naturelle, spontanée. Il vise à corriger ses « erreurs »…
La nature s’est ainsi affirmée comme source d’inspiration première dans la représentation picturale de paysages, à travers l’exemple de la peinture singulièrement, pour se perpétuer à travers la littérature et la poésie, puis la photographie et le cinéma. Par ailleurs, l’art du jardin, puis l’aménagement d’espaces de nature destinés à embellir certaines villes de la période pré-industrielle, illustrent l’idée d’une nature comme matériau d’expression spirituelle et esthétique. Cependant, dans les contextes d’industrialisation et d’intensification de l’urbanisation tels qu’aux XIXème et XXème siècles, la conception de la nature en ville va faire l’objet de réflexions et propositions qui reflètent bien les divergences de représentations relatives au rôle et à la place qu’on entend lui accorder.
La nature en ville au service de l’aménagement et d’un idéal sociétal : vers une première définition du paysage urbain ?
Dans un texte intitulé, « Ville et nature, un rendez-vous manqué ? », le philosophe Thierry Paquot soutient que « contrairement à une idée reçue particulièrement tenace, la « demande de verdure », la « démarche paysagère », la « défense de l’arbre en ville », ne sont pas des phénomènes récents, liés à une prise de conscience des enjeux écologiques ou à une volonté de mettre en place un urbanisme de « développement durable », ils appartiennent à une sorte de « subconscient collectif » ancien […] qui de manière récurrente se manifeste, certainement lors de « crises », perçues comme telles ou non ». Ainsi, pendant la période d’industrialisation massive, lorsque les villes ont étendu leur emprise au détriment d’espaces naturels environnants, les citadins cherchaient à entretenir ce lien avec la nature. Durant cette période, les concepteurs ont souhaité « associer, combiner, entremêler la ville et la campagne, du moins l’idée que l’on se fait de ces deux réalités sociales et culturelles ».
C’est dans ce contexte qu’émerge notamment l’idée d’Ebenezer Howard de fonder des « cités-jardins ». En proposant ce concept, l’auteur de To-morrow : A Peaceful Path to Real Reform vise le dépassement de l’opposition ville/campagne, pour ne garder que les qualités de l’une et de l’autre. La « cité-jardin » regorge d’espaces verts, publics et privés, de jardins potagers et jardins d’agréments, elle est entourée d’espaces agraires non-constructibles. Le bâti est pensé de manière à s’intégrer le mieux possible à la végétation. Il faut souligner également que les « cités-jardins » visaient surtout un esprit de coopération entre ses habitants. Dans la pensée de ses concepteurs, la substance sociale importe au moins autant que le cadre verdoyant dans lequel elle doit se réaliser.
Cependant, l’assimilation des idées qui régissent le concept de « cité-jardin » ne se fait pas sans quelques ambiguïtés (plus ou moins conscientes). Dans un chapitre de son ouvrage consacré à la transcription du modèle anglais de « cité-jardin », Anthony Sutcliffe montre qu’en France par exemple, l’idée résonne surtout auprès des réformateurs et suit une certaine visée moralisatrice. Les réformateurs misent alors beaucoup sur le jardin dans lequel ils voient un aménagement structurant à plusieurs niveaux : économique, en complément de ressources, culturel, pour les loisirs dont il peut être l’objet, ou encore social en tant qu’espace de pratiques générant de la convivialité et de la cohésion au sein de la vie familiale notamment. Par ailleurs, les fréquentes prises de position paternalistes des promoteurs des « cités-jardins » révèlent qu’ils entendent également exercer un certain contrôle sur les modes de vie des habitants/travailleurs ; en d’autres termes, le rapprochement de l’homme et de la nature a aussi pour but de l’« assainir moralement » en le tenant éloigné des attraits et sollicitations citadines ; troquets et réunions syndicales par exemple.
Dans ce cadre, la valorisation de la nature en ville apparaît moins comme une volonté de concevoir un paysage urbain que comme un outil au service d’un idéal social. Pour autant, la propagation du modèle (même à l’état de concept) n’en reste pas moins un fait urbanistique important, tant il devient une source d’inspirations vives pour nombre de théoriciens et praticiens. Les problématiques soulevées ainsi que les pensées qui en découlent ont notamment pu inciter les différents acteurs de l’aménagement – élus, concepteurs mais aussi habitants – à se positionner vis-à-vis de la relation ville-nature et à l’idée d’un paysage urbain. C’est le cas des hygiénistes notamment mais aussi des « partisans d’une « esthétique urbaine » et ceux qui militent pour la protection des paysages ». Parmi eux, on trouve des concepteurs désireux de multiplier et d’intégrer autant que possible les espaces de nature en ville (jardins, espaces plantés, etc.).
Profitant du débat sur l’avenir des fortifications parisiennes et de la proposition de Benoît-Levy d’aménager des « cités-jardins » à l’extérieur de cette enceinte, le polytechnicien Jean-Claude-Nicolas Forestier propose de mettre en regard le concept des « cités-jardins » avec celui des « systèmes de parcs ». Le « système de parcs » est un concept dédié à l’aménagement des espaces naturels. A partir de l’analyse de la « cité-jardin » de Letchworth, Forestier observe comment l’aménagement des jardins publics est combiné aux voies de communications, et comment la dissémination des espaces de nature participe à générer un certain bien-être, une certaine quiétude en ville. Son examen ne se réduit pas à la problématique du logement, il s’ouvre à celle des espaces libres et de leur rôle dans l’aménagement intérieur et extérieur des grandes villes. Le déclassement des fortifications de Paris représente alors une aubaine pour interpeler les pouvoirs publics sur l’importance de penser le développement urbain à une échelle plus large que celle des limites politiques et administratives de la ville, qu’il considère comme artificielles dans le cadre d’aménagements de ce type. A ce titre, Forestier vante les « systèmes de parcs » pour leur rôle structurant dans ce modèle de développement ainsi que pour leurs vertus d’hygiène et de salubrité publique. De la ville jusqu’à la campagne en passant par la banlieue, l’auteur de Du jardin au paysage urbain, répertorie les différentes typologies d’espaces de nature qui peuvent constituer ces « systèmes de parcs » qu’il souhaite promouvoir comme instrument de planification. Dans ce processus, il fait du jardin une véritable composante du projet urbain pensé en lien avec le territoire : « [le jardin] est le lieu de la médiation entre architecture et territoire ». Les « systèmes de parcs » représentent alors des modèles pour penser une approche paysagiste de l’urbanisation.
Avec les « cités-jardins », les « systèmes de parcs » font donc partie de ces opérations d’aménagement de la nature en ville qui ont généré des réflexions multiples et largement débattues – au sein d’expositions, de congrès, d’ouvrages… – mais qui se rejoignent néanmoins, en ce début de XXème siècle, pour dénoncer la minéralisation à outrance et la nécessité d’adopter des approches plus paysagères dans la façon de penser l’urbanisme. Sous l’impulsion de quelques professionnels (Forestier, Jaussely, Poëte… en France, Olmsted, Mumford, Stein… aux Etats-Unis), le rapprochement de la ville et de la nature va donc apparaître comme un enjeu urbain.
Mais dans les faits, comme le souligne Thierry Paquot, les pouvoirs publics pratiquent un urbanisme dans lequel « les espaces verts sont accaparés par les spéculateurs, la nature est dégradée, avilie, aliénée, les immeubles et les pavillons sans grâce contredisent le paysage et le sabotent allègrement ». La seconde moitié du XXème siècle, est particulièrement marquante de ce point de vue. En France, avec l’avènement des grands ensembles ce sont les préceptes de l’architecture moderne qui sont appliqués à la construction des banlieues. En substituant la verdure à la nature, les architectes modernes réduisent celle-ci à sa plus simple expression, reflétant leur aspiration à n’en retenir que ses aspects fonctionnels d’ornementation et éventuellement de récréation. Par ailleurs, aux Etats-Unis, et un peu plus tard en Europe, les mouvements de population et la croissance économique vont engendrer un phénomène d’étalement urbain (suburb expansion), où les pavillons individuels entourés de jardins engazonnés prolifèrent au détriment des environnements naturels. Autrement dit, les êtres humains détruisent la nature par amour de la nature (Augustin Berque, 2008). Aux conséquences écologiques qu’entraine cet étalement urbain, s’ajoute des aménagements de la nature à sens unique de réponse à des idéaux-type.
C’est donc à partir de rapports à la nature, variant en France et aux Etats-Unis selon les cultures, que la notion de paysage urbain s’ancre dans les conceptions des politiques publiques.
Entre aménagement et protection de la nature : la lente maturation du paysage urbain
Si le modèle de la ville nature américaine favorise la présence de nature sauvage ou aménagée, apprivoisée, jusqu’au coeur des métropoles, en France, les notions de paysage/nature/campagne/environnement et ville ont longtemps été opposées dans les conceptions des politiques publiques. En effet, face à la destruction du patrimoine environnemental lié à l’industrialisation et à l’urbanisation, tout le XXème siècle sera nécessaire pour passer d’une politique de paysage centrée sur la protection des sites naturels et construits (1906) et sur la protection de l’environnement (parcs nationaux, parcs naturels régionaux), à une législation spécifique au paysage urbain (1993). C’est avec la loi Malraux de 1962 sur les secteurs sauvegardés, puis celle de juillet 1977 sur l’architecture que s’affirme l’intérêt pour le paysage urbain. La législation sur le paysage prend une dimension nouvelle avec la loi de mise en valeur des paysages du 8 juillet 1993 qui oblige à intégrer la dimension paysage aux constructeurs et de concevoir des chartes paysagères aux collectivités. Elle est la première à mentionner le paysage urbain, même si celui-ci reste centré sur le registre de la protection environnementale. (Pierre Donadieu, Michel Périgord, 2007). Cette loi étend au paysage les moyens d’action des ZPPAU (zones de protection du patrimoine architectural et urbain) pour protéger et mettre en valeur les « territoires remarquables par leur intérêt paysager », et signifie ainsi la reconnaissance d’un ensemble territorial dont l’unité et la cohérence est marquée par le paysage. Parallèlement, à partir des années 1980, à la faveur d’une mutation du regard sur la ville – au prisme notamment des crises urbaines et de questionnements sur les rapports entre la ville et son environnement –, le paysage apparait de plus en plus comme une clé d’entrée de la maîtrise du développement territorial joignant l’urbain et le rural, le développement économique et la protection des territoires (Blanc, Cohen, Glatron, 2007), en lien avec les enjeux du développement durable.
C’est dans ce contexte que la convention européenne du paysage de Florence de 2000 se démarque de la logique de préservation pour introduire l’idée d’une qualité paysagère de tous les lieux. Le paysage est alors défini comme le cadre de vie des populations, expressions des patrimoines et de l’identité locale et reconnu comme une construction sociale, produit visible de l’interaction entre une société et son milieu à un moment de l’histoire (Guisepelli, Fleury 2009). Le MEDDAT le décline comme un élément de la qualité de vie des populations, du bien-être individuel et social. Pour Blanc et Glatron (2005), le paysage deviendrait une nouvelle catégorisation territoriale donnant place à la morphologie et à une compréhension esthétique et sensible des lieux qui distingue la notion de paysage de celles d’écosystème ou de milieu.
Ainsi, faire appel au paysage, en tant qu’il témoigne d’un rapport harmonieux avec l’environnement, permet de concilier les différentes formes d’usage de l’espace, des territoires ou des ressources, comme d’intégrer les dynamiques sociales et des modes d’habiter. Cette approche dans les politiques publiques de l’aménagement urbain met l’accent sur la capacité du paysage à valoriser l’ordinaire, à améliorer la qualité du cadre de vie et à répondre aux enjeux environnementaux, culturels et sociaux. Le paysage tend alors à devenir un outil opérationnel pour penser le cadre de vie ; « le paysage sort de son écrin monumental et délaisse sa parure élitiste pour endosser un habit plus populaire, celui du cadre de vie dans ses aspects les plus quotidiens ». Les représentations du « beau paysage » esthétiquement convenu, qui met en scène la nature, voire la magnifie, sont délaissées au profit d’une recherche de cohérence avec le contexte local et de satisfaction vis-à-vis de demandes sociales de nature et de paysage qui évoluent.
Pour autant, bien qu’il bénéficie depuis une dizaine d’années de cette définition officielle à l’échelle européenne qui souligne ses dimensions sociales, économiques et de bien-être individuel, y compris au sein des espaces urbains, le paysage reste trop souvent restreint à ses dimensions environnementales. La qualification du paysage en ville s’énonce le plus souvent sous l’angle de la protection et de la préservation, au regard des risques de banalisation et de consommation excessive des espaces, comme peut l’illustrer la note sur la promotion et la mise en oeuvre de la Convention européenne du paysage en France. A bien des égards, les actions qu’elle préconise semblent promouvoir une conception assez peu renouvelée du paysage : élaboration d’atlas des paysages, recensement des tendances et dynamiques qui déstructurent les paysages, engagement de plans de paysages incluant la définition d’objectifs de qualité paysagères… Cette approche limite les possibilités d’innovations dans les processus d’élaboration et de décision des politiques du paysage, la participation des publics réduites à des actions d’information et de sensibilisation, alors que la demande de participation et d’implication citoyenne dans la fabrique et la maitrise de son environnement urbain semble de plus en plus affirmée dans les sociétés occidentales.
Une demande de nature en ville qui traduit une aspiration des citoyens à habiter leur environnement
Depuis quelques années maintenant, le développement urbain semble intégrer les espaces de nature dans son fonctionnement. La nature s’ouvre sur l’espace urbain de manière à interagir avec celui-ci et ses usagers. Indéniablement, l’environnement a joué un rôle dans cette évolution. Au tournant du siècle dernier, il apparaissait comme une « dimension neuve [qui] vient incorporer l’idée de nature, sans s’y substituer, alors qu’elle absorbe en l’élargissant considérablement la notion plus modeste de cadre de vie ». L’environnement, mais aussi le renouvellement des pratiques dans l’aménagement urbain lié à l’essor de l’approche paysagère, permettent donc à la nature d’opérer un retour en ville. On devrait d’ailleurs parler de natures au pluriel, car il ne s’agit plus d’une nature appréhendée comme objet de finition de la composition urbaine, mais bel et bien d’une nature qui se décline sous des formes multiples et revêt différentes significations, tant elle aspire à intégrer les dimensions sociales et culturelles locales dans le processus de construction du cadre de vie.
Néanmoins, actuellement cette intégration du paysage dans les politiques d’aménagement du territoire paraît connaître quelques limites ; selon les chercheurs Denis Delabaere et Frédéric Pousin, les outils dédiés, comme ceux évoqués précédemment (atlas, observatoires, etc.), « semblent arrivés à un terme, la nécessité de les renouveler se fait de plus en plus sentir ». En effet, d’après eux c’est précisément cette volonté de prise en compte dans les politiques mais aussi l’injonction à plus de participation dans les projets, qui entraîne une extension de la sphère « paysage » et partant, complique les formes d’action qu’elle nécessite de mettre en oeuvre. De plus, si l’environnement permet à la nature de renouveler son inscription formelle et symbolique dans le fonctionnement urbain, les auteurs soulignent également que « la confrontation des projets de paysage et d’environnement aux réalités du terrain est parfois problématique, dans le contexte d’une maîtrise d’ouvrage de plus en plus morcelée, et souvent héritière d’une culture technique étrangère à ces notions ».
Ainsi, quelles sont les transformations observables dans les modes d’actions qui permettraient de venir en aide à une maîtrise d’ouvrage qui peine à se saisir de ces notions et de ce fait, permettraient de répondre au mieux à l’évolution des demandes de nature et de paysage ? Certaines initiatives habitantes de (re)prises en main de l’évolution de leur cadre de vie nous apparaissent intéressantes à observer.
Dans un rapport de 2004, intitulé Des paysages pour vivre la ville de demain. Entre visible et invisible…, les auteurs constatent que le paysage occupe une faible place dans les représentations de la ville par les citadins. Ils montrent par ailleurs qu’il existe des champs de connaissance liés au paysage (politique, scientifique et commun ou ordinaire) qui parviennent difficilement à être conceptualisés ensemble. Or, leur mise en relation se révèle nécessaire pour mener à bien toute forme de débat démocratique. Les auteurs du rapport se demandent en effet « comment imaginer l’intérêt des citadins pour un aménagement dont l’enjeu général – paysager – n’est pas le leur ? Et comment évaluer un aménagement paysager au regard des représentations et pratiques si seuls les politiques emploient ce terme ? ».
La problématique pointée par ces questions est celle des représentations sociales du paysage. Selon Luginbühl, ces représentations « se structurent autour de modèles et s’organisent à différentes échelles : globale, locale, individuelle ». Bien que ce soit l’articulation de ces différentes échelles qui permettent à un individu de se forger ses propres représentations, il n’en reste pas moins que l’échelle locale, comprise comme « celle d’un lieu qui prend sens pour la société qui y vit et le transforme par ses pratiques quotidiennes », semble représenter l’échelle la moins considérée pour appréhender la demande sociale de paysage. Pour le dire autrement, le paysage, singulièrement en milieu urbain, rencontre quelques difficultés à être conçu comme un projet de société dont les pratiques agissent sur sa matérialité et influent ses transformations. Par conséquent, l’absence de prise en considération de ce qui constitue l’échelle locale de représentation du paysage peut expliquer ce décalage persistant à propos des représentations et pratiques paysagères entre citoyens et politiques.
Ainsi, le niveau local que l’on voit apparaître dans les discours et dans certaines actions à des échelles intercommunales, reste pour Nathalie Blanc et ses confrères « souvent éludé par les politiques actuelles, [alors qu’] il est indispensable […] pour appréhender la notion de « paysage » […] en prenant en considération ses habitants et la matérialité des lieux. Seule une étude menée à cette échelle permet une appréhension complexe des gens à leur milieu, à la fois système concret, matérialité biophysique et système de sens, construction symbolique ».
Pour nous, et nous le rappelions en tant qu’hypothèse de notre proposition, « les êtres humains cherchent toujours à habiter leur environnement, dans la mesure où il leur permet d’être au monde et leur renvoie une représentation de ce qu’ils sont ». C’est, d’une certaine manière, ce que les premières prises de conscience des enjeux environnementaux, à la fin des années 1960, semblaient déjà affirmer. Au-delà de la montée en généralité que traduisaient les travaux académiques et institutionnels, c’est surtout ce que souhaitaient symboliser très localement certaines actions initiées par la société civile. En intervenant directement sur leur cadre de vie, en s’assurant des relations à la nature plus orientées vers l’interaction, et en cherchant à rehausser certaines valeurs dont des valeurs sociales, les habitants deviennent ainsi les promoteurs de leur environnement.
Parallèlement, cette même période est celle qui voit apparaître des conflits « entre divers groupes sociaux à propos d’enjeux relatifs à un aménagement modifiant le paysage ». On peut donc dire, qu’à travers ces tensions, s’esquisse une remise en cause des modes de développement et d’aménagement de leur environnement. Ce sont leurs conditions d’existence et, par voie de fait, la qualité de leurs lieux de vie qui s’érigent comme enjeux et révèlent la nécessité d’un changement, d’une amélioration, notamment en imaginant différentes implications (usagers, habitants), dans la manière de concevoir le cadre de vie. Spatialement, cela se traduit par une recrudescence d’opérations micro-localisées dans les espaces urbains du quotidien ; dès les années 1960, les Vest-Pocket Parks (« parcs miniatures ») ressurgissent dans différents quartiers de New-York et le succès des jardins gérés collectivement en milieu urbain va inspirer le développement de nombreux types de jardins communautaires, d’abord aux Etats Unis (notamment dans le Bronx et à Harlem) puis en France, où l’on voit se développer les « jardins partagés » dans les années 1990. « Beaucoup des exigences en matière de qualité de vie, dans de nombreux pays, prennent la forme d’une demande de nature ». Le besoin de nature traduit la nécessité pour les individus de s’ancrer dans leur environnement et le jardin contribue à symbolise ce besoin. A travers l’élaboration d’un jardin en phase avec leurs préoccupations, leurs désirs, leurs envies probablement, les habitants « mettent en jeu une saisie esthétique du monde et permettent de le transformer en milieu de vie ». De plus, ils pointent les impensés des discours et actions expertes sur la place de la nature en ville et ses enjeux ; « certaines mobilisations urbaines expriment une stratégie nouvelle d’esthétisation des espaces publics qui s’appuie sur les liens de proximité et l’expérience esthétique pour tenter de transformer l’espace public, et donc les règles du débat public ». A une échelle plus large, des initiatives citoyennes de reconquête ou de valorisation de territoires urbains déqualifiés, diversement accompagnées par les politiques publiques, sont également conduites dans les métropoles américaines, notamment, et visent à répondre à des objectifs combinés de protection de l’environnement, de revitalisation économique et de valorisation historique et culturelle (parmi lesquelles on peut citer la High Line et Bronx River à New York, Los Angeles River, …)
Ce sont donc bien par ses représentations et ses pratiques, que la société civile porte la légitimation du vécu et d’une expérience sensible participant à plus d’un titre aux dimensions idéelles et matérielles qui constituent le paysage.
La conception de paysages communs à partir de leur appréhension
Dans le triptyque nature/ville/paysage, on voit bien que la relation nature en/et ville occupe une place grandissante dans les réflexions urbanistiques. Néanmoins, bien que cette thématique ne soit ni neuve ni récente, l’espace de nature dans l’aménagement urbain ne commence à être pensé en tant qu’élément constituant du cadre de vie qu’à partir de la fin du XIXème voire le début du XXème siècle sous l’influence de quelques figures emblématiques telles que Forestier en France ou Olmsted aux Etats-Unis.
La notion de paysage reste quant à elle très liée à la nature – beaucoup plus qu’à la ville qui continue d’être appréhendée comme l’anti-nature, et par extension l’anti paysage. Cependant, les significations attribuées à la nature évoluent dans les représentations paysagères. Il ne s’agit plus de paysages bucoliques et pastoraux mais plutôt de paysage écologiques.
Par ailleurs, la demande sociale actuelle actuelle adressée à la nature semble faire écho aux demandes adressées à l’environnement ; c’est-à-dire, des demandes qui s’articulent autour de la qualité de vie, d’un ancrage au territoire comme reconnaissance d’une composante identitaire… Et cela passe notamment par un accès à la nature, qui n’est plus envisagé alors sous une mise en forme esthétisante mais bien dans le cadre de rapports expérientiels, car la multiplication des interactions à la nature semble avant tout représenter un levier puissant pour la construction de nouvelles cohésions au nom de l’habitabilité (durable) de ce paysage en composition. Le paysage mobilise, dès lors, « autant de demande de nature que d’exigence à l’égard de valeurs sociales », plus encore de demande d’être parmi les autres et au monde.
Le paysage qui se construit autour de ces rapports de vécu et d’expériences devient alors un moyen, voire un outil pour penser le cadre de vie ; « le quartier peut devenir paysage au sens où il est le lieu d’une appartenance sociale territorialisée et où l’individu se reconnaît »81. Les initiatives émanant de la société civile ont saisi cette vertu politique du paysage et elles le mobilisent à cette fin comme concept opératoire pour répondre à de multiples enjeux : esthétique, écologique, culturel, économique et social en tentant notamment de faire reconnaître l’importance d’une inclusion citoyenne dans l’aménagement de leur paysage quotidien. C’est pourquoi, timidement encore, comparativement à l’intérêt qu’y porte la communauté scientifique depuis plusieurs années, certains acteurs politiques et/ou institutionnels font le choix de prendre en considération la mobilisation de ces représentations et pratiques dans les dispositifs décisionnels ayant trait au paysage.
Dès lors, le paysage pourrait devenir un outil d’interactions entre les acteurs (institutionnels et non-institutionnels) de l’urbain. Et la question de la participation à la constitution du paysage en milieu urbain dépasse la simple demande de verdure et appelle plus généralement un nouveau rapport aux lieux. La volonté de dépassement de dichotomies classiques, comme celle qui oppose nature et ville par exemple, s’affirme pour aller vers la construction d’un monde commun à travers la co-production d’un paysage qui cherche, non plus à unifier par une esthétique, un vocabulaire, mais plutôt à faire sens (sensible et signifié) commun afin de se définir, dans ses enjeux, comme dans sa spatialité, en tant que bien commun.