PAP 52 : Les agronomes et les paysages, quelques outils et méthodes pour engager les transitions
Marc Benoît, novembre 2021
Soucieux d’assurer la transition énergétique et, plus généralement, la transition de nos sociétés vers le développement durable, 60 professionnels de l’aménagement se sont réunis en association afin de promouvoir le rôle central que les démarches de paysage peuvent jouer dans les politiques d’aménagement du territoire. Dans cet article du mois de novembre, Marc Benoît, ingénieur agricole et docteur en Sciences agronomiques sur la gestion territoriale des activités agricoles, directeur de recherche à INRAE, met son expérience de recherche centrée depuis 25 ans sur les organisations d’actvités agricoles au sein des territoires à enjeux environnementaux et sur l’évolution des paysages, pour proposer aux agronomes des pistes pour engager les transitions.
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L’agronomie a été conçue comme une discipline embrassant nécessairement différentes échelles. Dès sa fondation en France avec son ouvrage Théâtre d’agriculture et mesnage des champs (1600), Olivier de Serres conjuguait le fonctionnement des sols, du « domaine » et du « pays ». En termes actuels, il incluait l’exploitation agricole dans la petite région en insistant sur les ressources mobilisables. A l’inverse, pendant l’ère du pétrole, de nombreux travaux en agronomie ont été menés à l’échelle de la parcelle culturale et de la chimie moléculaire, avec ses apports.
Les nombreux impacts environnementaux de l’agriculture intensive appellent une compréhension différente du processus de la croissance végétale. N’isolant plus la plante de son milieu vivant, cette compréhension restitue les éléments de contexte qui tissent la complexité du phénomène vivant. De ce fait, l’échelle des territoires, autrement dit des paysages agraires, est revenue en force pour traiter des enjeux actuels (Thinon, Deffontaines, 2001). Embrassant cette complexité, l’approche agri-environnementale aborde les questions d’alimentation localisée, de protection de la ressource en eau ou de préservation d’habitats pour une diversité d’espèces. Pour la communauté des gronomes, trois niveaux d’organisation prévalent désormais : les parcelles, les fermes et les territoires.
Selon la nature de leur sol et leur position dans le territoire des fermes, les parcelles accueillent des prairies temporaires ou permanentes, ou bien des cultures permanentes comme la vigne, les noisetiers ou les vergers. Elles peuvent aussi produire successivement du froment, de l’orge, du colza, du maïs ou des melons, selon la diversité de spéculations que la rotation des cultures organise sur ces terres assolées.
Couramment dénommées exploitations agricoles depuis les politiques publiques modernes de l’après-guerre, les fermes peuvent être organisées en GAEC (groupement agricole d’exploitation en commun), en censes, ou avoir un statut de fermes d’abbayes. Des coopératives d’utilisation de matériel en commun (CUMA) regroupent certaines d’entre elles.
De leur côté, les communes et communaux, les sectionaux (parcours de montagne organisés collectivement), les aires d’alimentation de captages et les réserves naturelles font l’objet d’une gestion d’échelle territoriale.
Cette agronomie des paysages, telle qu’initiée et définie par Jean-Pierre Deffontaines (1985) se révèle essentielle pour relever le défi de la transition écologique de l’agriculture avec son urgence. A cette fin, les agronomes disposent de différents outils et méthodes.
L’arpentage partagé des territoires, synthétisé par un bloc-diagramme
Un futur est à construire. La mutation à opérer est conséquente et malgré un bon nombre d’inventions effectives en milieu rural, son émergence est difficile.
Ces expériences probantes qui ouvrent la voie vers la transition écologique en agriculture restent insuffisamment connues, comprises et diffusées. Il importe de les repérer et de les analyser afin d’en extraire des protocoles propres à être généralisés. Pour ce faire, la méthode de l’arpentage des territoires est propre à aiguiser la capacité d’action des agronomes. Contrairement aux territoires urbains, les territoires ruraux disposent de potentialités considérables de changement. C’est pourquoi ils se montrent capables d’initier rapidement des expériences de transition, au sens de Rob Hopkins1, et le font d’ores et déjà de façon probante. Les espaces agricoles et forestiers qui dominent dans ces territoires ruraux offrent différentes sortes de potentialités. Les ressources propres à la présence de sols vivants y sont considérables. De leur côté, les compétences humaines de ces territoires sont faites de couches historiques intégrées dans les mémoires individuelles et collectives. Elles sont capables de susciter un nombre conséquent de pratiques et de combinaisons de pratiques originales, à partir de l’héritage d’organisations spatiales nées elles-mêmes de cette inventivité humaine dans le temps long, qu’il s’agisse des formes de l’urbanisme rural ou des dispositions spatiales des parcellaires anciens. C’est pourquoi les territoires ruraux se montrent capables d’inventions multiples retrouvant des fonctions et des valeurs qui se sont absentées pendant la période où la rationalisation moderniste avait fait adopter une comptabilité économique mono-critère centrée sur les rendements productifs à la parcelle. Inversant la priorité, les territoires ruraux élaborent ainsi des biens et services privés ou communs dont il importe de faire l‘inventaire parce qu’ils apportent des solutions propres à engager un tournant radical par rapport au « tout économique ». Ils sont voués au respect de la biodiversité, à la protection de ressources en eau de plus en plus menacées, à la recherche d’une alimentation de qualité, à l’utilisation de matériaux de construction divers, de sources d’énergie et d’imagination du cadre de vie2.
L’enjeu est de mieux connaître et faire connaître ces expériences afin de mobiliser les potentialités de transformation qui existent dans chaque territoire et de les engager dans la transition. Pour ce faire, un changement de paradigme s’impose par rapport aux modes présents du fonctionnement de l’anthropocène. Le monde agricole est actuellement structuré en « filières » simples, organisées sur des modèles industriels, et dont les logiques et les régulations échappent souvent aux acteurs ruraux. Il importe désormais de les aider à en penser la fin en reconstruisant des liens complexes et locaux entre agricultures, paysages, biodiversité, sylvicultures, alimentations, modes de construction, échanges de services, loisirs et vivre ensemble.
Comme dit précédemment, un certain nombre d’expériences rurales performantes existent un peu partout. Elles explorent de nouvelles façons de faire vivre un territoire en créant de façon originale ces liens complexes territorialisés. Etant dans un état d’émergence, elles sont souvent fragiles et parfois tâtonnantes.
Pour les identifier, les comprendre et les encourager, pour leur donner la capacité de convaincre et de faire école, un facteur essentiel vient de la confiance qui peut s’installer entre humains qui cherchent. Cette confiance est à même de soutenir l’élaboration de briques d’avenirs désirables pour les territoires. La déambulation organisée des agronomes constitue à cet égard une méthode d’exploration et aussi un réconfort puissant pour celles et ceux qui initient et ont souvent remarquablement réussi ces expériences rurales performantes. Apprendre à s’expliquer, pour l’agriculteur, comprendre une démarche expérimentale, pour l’agronome, tel est l’enjeu principal de ces déambulations qui seront restituées par des outils comme les cartes à dires d’acteurs (Benoit et al., 2006) ou les lectures de paysages partagées (Cablé et al., 2013).
L’objectif est de permettre une ouverture d’esprit réciproque entre les agronomes et les acteurs de ces territoires d’innovation. Cet état de disponibilité est propre à permettre d’identifier en quoi consiste l’innovation mise en place par les agriculteurs. Pour qu’une intelligence collective réussisse à ajuster la complexité du faire avec les différentes grilles de catégories qui vont permettre de l’analyser, il est indispensable de se mettre à l’ouvrage ensemble en se faisant confiance. Cette communauté d’esprit à l’état de vigilance inventive permet d’identifier et par là de transmettre les réussites et difficultés, bref d’apprendre ensemble avec le terrain comme salle de réunion. Entre acteurs de terrain et agronomes désirant comprendre et soutenir ces avenirs désirables, un effort partagé permet d’élaborer une compréhension commune des processus en cause et de leur complexité. Une fois identifiés et décrits, ces savoir-faire diffuseront en direction des instituts de recherche, des administrations de tutelle, des organismes de formation, et des groupes d’acteurs attentifs comme les CIVAM.
Les unités spatiales agro-écologiques, briques de base pour la réflexion et l’action de l’agronome
En élaborant des méthodes adaptées aux grandes plaines et indifférentes aux caractéristiques des sols, l’intensification a fait oublier leur potentiel agronomique et la prise en compte de leur relief et exposition. A l’inverse, pour une très grande partie de l’agriculture française en zone collinaire ou de moyenne montagne, les cartes de sols, de potentialités agronomiques, de petites régions agricoles - les Unités Agro-Physionomiques – sont autant de dimensions que les agriculteurs engagés dans la transition ont réappris à utiliser, comme le font les agronomes appelés à définir la façon dont les paysages agricoles de l’après-pétrole savent à nouveau mettre en valeur les caractéristiques et ressources du terrain lui-même (Thinon, Deffontaines, 2001).
La réduction de notre dépendance aux intrants est une urgence : le process de fabrication des engrais azotés de synthèse est très énergivore, les engrais phosphatés reposent sur la ressource limitée des mines, l’usage des pesticides crée de nombreux points critiques avec la pollution des eaux, la perte de biodiversité et les impacts sur la santé humaine. Cette réduction appelle une contribution fine des agronomes pour théoriser la façon dont les agriculteurs recommencent à utiliser la singularité des territoires avec, en particulier, les agencements spatiaux des divers terroirs. Ceux-ci vont tenir compte du sens de l’écoulement des eaux selon la topographie, de la nature des sols et de leurs potentiels agro-écologiques (liés à l’histoire de l’usage du parcellaire qui a modifié les caractéristiques des milieux quand ils ont été anthropisés de longue date), de la pierre naturelle ou mobilisée dans le bâti rural, et de la biodiversité animale et végétale, elle-même liée à l’histoire longue de l’usage du parcellaire.
Adret ou ubac structurent les milieux montagnards : dans la construction de ce puzzle paysager, le climat joue un rôle majeur. De la même façon, l’impact du changement climatique ouvre de larges incertitudes qui sont à cartographier, comme le font les rapports du GIEC avec de plus en plus de précision. Le changement climatique transforme définitivement les relations climat-sol-systèmes de culture qui sont au cœur du métier des agriculteurs comme des agronomes. Prendre en compte cette complexité sera essentiel à la conception des paysages agricoles de l’après-pétrole à partir du changement climatique à l’œuvre, en intégrant la compréhension des diverses facettes paysagères et en proposant des options entre les systèmes de culture assolés, prairiaux, ou arborés aux acteurs de nos territoires agricoles. Les blocs diagramme offrent une représentation efficace de ces complexités. L’article d’Yves Michelin (2000) a fondé leur usage en agronomie. Nourris par des échanges avec les agriculteurs, ces blocs-diagramme permettent de figurer la diversité des territoires agricoles. Ils peuvent s’enrichir d’informations sur les unités géologiques et les expositions pour représenter la complexité des paysages qu’invente le travail des agriculteurs, éclairé et confirmé par les savoirs qu’élaborent les agronomes (voir le signé PAP n°38 de François Tacquard). Les illustrations montrent leur possible usage projectif, dans le cadre d’un exercice de prospective du territoire d’une ferme.
L’enquête territoriale des pratiques, synthétisée par une carte à dire d’acteurs
Les recherches de terrain en agronomie des territoires sont un processus in situ dont les méthodes relèvent d’une temporalité complexe : l’enquête permet de construire la façon dont un problème est ressenti par des acteurs qui en recherchent la solution, et la façon dont leur expérience de terrain en ajuste autant de compositions spatiales tenant compte de la diversité des objectifs et des contraintes3. Pour saisir les connaissances multiples et les choix pratiques des acteurs d’un territoire, un outil-clé est apparu : la carte à dire d’acteurs. Nous en retenons deux finalités principales : la reconnaissance d’une compétence territoriale locale et son utilité pour soutenir la transformation des territoires.
Tout acteur d’un territoire peut en dessiner la carte et commenter les entités qu’il identifie et qui ont un sens pour lui. Cette carte illustre la façon dont est ressenti et pensé le territoire par chaque acteur.
Dans nos recherches en agronomie des paysages, nous faisons ainsi décrire leurs paysages par les agriculteurs (Benoît et Maire, 1992 ; Benoît et al, 2006). Un exemple récent publié dans le signé PAP n° 44 : la carte des quartiers de pâturage identifiés, mobilisés et également construits par la bergère Laura Nowak. Les quartiers de 2 à 6 correspondent, approximativement, à un mois de pâturage chacun, et le quartier 1 est celui du parc de nuit tournant permettant une surveillance du troupeau de nuit, car proche de la cabane. Autre exemple : la carte collective à dire d’acteurs élaborée récemment avec les étudiants du master DEBATS (MNHN, Agroparistech, Montpellier supAgro) dans la vallée de la Lièvre. Cette carte fait la synthèse de seize cartes individuelles. Sur la base d’un tel diagnostic, des solutions en termes de développement durable vont se révéler possibles (Lardon et al., 2019). Cette carte fournit différents niveaux de lecture pour comprendre les relations de ces acteurs à leur vallée : elle restitue les connaissances des acteurs interrogés et donne un diagnostic tel que conçu par eux. Ici, les zones dessinées représentent les accords de diagnostic entre les acteurs interrogés. Cette carte permet aussi de vérifier les écarts qui peuvent exister entre les compétences locales et les connaissances expertes plus systématiques comme les cartes des sols ou les cartes d’usage des sols. Nous pouvons ainsi évaluer les biais cognitifs ou les corrections à apporter aux cartes antérieures.
Cette carte permet enfin de vérifier les écarts de représentation entre les acteurs interrogés sur cette vallée : les zones blanches correspondent aux incertitudes concernant les zones où nous ne pouvons simplement représenter l’accord entre acteurs.
L’inventaire des pratiques d’innovation agronomique de terrain
Les agriculteurs sont les premiers architectes du paysage. Les pratiques construisant autant de paysages peuvent être interrogées selon leur pourquoi, leur comment, et leurs suites. Celles sur lesquelles portent nos recherches comportent ainsi trois dimensions, l’opportunité, la modalité et l’efficacité (Landais et al., 1988). L’opportunité d’une pratique est définie par l’ensemble des raisons et causes qui sont à l’origine de son élaboration ou de sa mise en œuvre. Le terme d’opportunité est préféré à celui de déterminants pour éviter de se situer dans une rationalité de type déterministe, mais viser l’appréhension d’une dynamique des comportements, qu’ils soient de libre choix ou de choix contraints. Le milieu ambiant de la cellule familiale ou des règles culturelles est bien sûr pris en compte par notre recherche sur les acteurs. Dans leur choix de telle ou telle pratique, l’important est de cerner la façon dont ils acceptent ou non l’influence de ces contextes, et leur niveau de connaissances qui peuvent venir d’ailleurs.
La modalité d’une pratique est la description de sa mise en œuvre, des moyens qu’elle mobilise pour se réaliser, de ses dimensions spatiales et temporelles.
Elle décrit avec précision, en particulier pour nos recherches d’agronomes, les éléments qui impactent les milieux de vie et les paysages.
L’efficacité d’une pratique est l’évaluation de ses effets et conséquences. Il importe de les distinguer de l’acteur qui l’a adoptée. L’enjeu est d’identifier ce qu’il visait (les effets attendus), comme les conséquences peut-être inattendues qui en auront résulté. Cette distinction est importante quand les recherches visent un changement des pratiques, lorsqu’il importe de comprendre ce que vise un acteur tout autant que ce qui pourra advenir indépendamment de ce qu’il avait prévu.
Dans la communauté scientifique, la dimension des pratiques a été particulièrement travaillée par les anthropologues du XXème siècle comme Mauss et Leroi-Gourhan. Après une période de moindre intérêt (1980- 2000), sa place devient centrale dans la communauté des ergonomes qui opposent souvent les pratiques, celles de chaque opérateur selon son cadre cognitif propre, à la technique, qui représente la forme élucidée et explicitée selon laquelle d’une opération humaine est mise en œuvre.
Reliant introspection et développement territorial, l’intérêt d’étudier les pratiques rurales à l’origine des dynamiques paysagères est double. Pour les agronomes, les pratiques agricoles sont des objets qui relèvent autant des sciences de la société que des sciences du milieu (écologie, hydrologie, climatologie). Leur étude place ainsi les pratiques au cœur des liens entre sociétés et milieux, à l’interface de ce qui est organisé par les sociétés et de ce qui impacte les milieux (Turner et al., 2003 ; Bretagnolle et al., 2019). Le schéma conceptuel des Long Term Socio-Ecological System que nous proposons met ainsi le paysage au cœur des interactions entre les systèmes sociaux et biophysiques. Les agronomes qui s’intéressent au paysage en ont fait leur objet d’étude. Connaissant les impacts des pratiques sur les milieux et paysages (maîtrise des effets) et envisageant les changements de sociétés qui leur sont nécessaires, ces travaux ont un point de vue agissant puisque la connaissance de leur efficacité encourage leur diffusion.
Après avoir inventorié ces pratiques agricoles, l’enjeu majeur pour les agronomes est actuellement de savoir décrire pourquoi et comment ces paysages se transforment. Il s’agit de concevoir de nouveaux outils et méthodes permettant une évaluation multicritères de ces pratiques menées quotidiennement par les agriculteurs et qui transforment le milieu autant que les productions, les relations sociales et la vie locale.
Découpages parcellaires, assolements et successions : l’aménagement spatial des paysages agricoles durables vu par les agronomes
L’assolement d’une ferme, la succession de cultures pérennes ou assolées et leur localisation sont une dimension importante du métier d’agriculteur (Benoît et al, 2006). La construction progressive de son parcellaire par chaque agriculteur, le choix de l’assolement au sein de ce parcellaire et des successions au sein de chaque parcelle sont la première étape de construction d’un paysage (Mignolet et al, 2004). Ces choix peuvent varier considérablement au cours de la vie d’une ferme, et entre fermes d’un même territoire. Cette mosaïque de choix construit les paysages agricoles.
L’importance des couverts végétaux, de leurs successions et de leurs localisations est maintenant reconnu pour affecter la ressource en eau, l’érosion des sols et la biodiversité, autant de problèmes environnementaux à dimension spatiale (Mannion, 1995). Les couvertures du sol en hiver maîtrisent l’érosion et les pertes nitriques hivernales (Joannon et al, 2006). Les paysages où dominent les successions de culture colza-céréales créent de forts risques pour la pollution phytosanitaires des eaux souterraines ( Mignolet et al, 2004). Les changements de proportion de prairies dans un paysage céréalier influencent le devenir des populations aviaires (Bretagnolle, V. & Inchausti, P. 2005).
Modéliser ces assolements constitue un domaine actif en agronomie des territoires.
Le Ber et al (2006a) explorent la façon dont de telles modélisations contribuent à éclairer l’organisation des paysages agricoles. La succession des cultures est localisées au sein des territoires à enjeux environnementaux. Cette succession dans chaque parcelle se trouve voisine d’autres successions, définissant une clique, ensemble spatial et temporel de successions de cultures voisines. Cet assemblage spatial de cliques crée des unités que nous nommons quartiers culturaux, par analogie aux quartiers ruraux des géographes. Ceux-ci sont définis comme des unités différant entre elles par la distribution de leurs successions de culture. Les quartiers culturaux constituent la forme modélisée des Unités Agro-Physionomiques proposées par Deffontaines et Thinon (2001). La cartographie de ces quartiers constitue un fond de carte permettant des réflexions en commun avec les écologues, hydrologues et pédologues.
Ces objets spatiaux, leur gestion par les agriculteurs sont des impensés de l’agriculture industrielle dont la forte mobilisation d’intrants lui permet de négliger la prise en compte des finesses territoriales. La productivité est alors le seul indicateur d’un fonctionnement agricole non durable.
Trois points critiques à surveiller
Enjeu de toute situation d’enquête, le passage du dit à l’écrit est ici enrichi par le recours aux documents produits par les acteurs du paysage (cartes à dires d’acteurs) et par l’observation paysagère. Comme l’a théorisé Michel Foucault (2001), ce processus complexe peut être l’objet de biais multiples. La carte à dires d’acteurs reste cependant l’une des rares pratiques permettant de qualifier et évaluer ce biais collectivement en permettant aux acteurs une réflexivité indispensable en la matière.
La mémoire d’un territoire. Pour relier les effets de pratiques agricoles et forestières sur une structure d’habitats écologiques, il faut pouvoir reconstituer les pratiques passées qui ont construit la structure de l’habitat en question. Un exemple en est la structure bocagère en forte récession actuellement, et dont les pratiques anciennes d’entretien ont construit l’efficacité écologique actuelle. Ces pratiques ont été mémorisées sur le long terme. Dans le rôle de passeurs entre société et milieux, les pratiques imposent donc une contrainte forte, celle de pouvoir être mobilisables quelles que soient les latences des faits de sociétés ou de milieux. Deux points retiennent ici notre attention : les biais de mémorisation, d’où l’intérêt de témoignages multipliant les points de vue, et la labilité des supports de mémorisation (traditions orales, carnets de champs, plans et calendriers, plannings culturaux, photographies, fichiers informatiques) d’où l’intérêt des ateliers où peuvent être recueillies des traces de pratiques.
Les paysages sont une ressource pour partager la transition écologique et la continuer. Un observatoire citoyen du territoire enquêté peut être ici proposé, avec l’objectif de diffuser efficacement une capacité d’action sur les questions, les fonctionnements et projets du territoire. Le paysage est mis ainsi au cœur des dynamiques territoriales devenues bien commun. L’exemple du « jeu sérieux » ETAPE en est un exemple récent (voir Signé PAP n° 37).
Les agronomes ont deux responsabilités majeures pour relever le défi de la transition écologique de l’agriculture: décrire au mieux les expériences innovantes à l’œuvre dans nombre de terroirs pour les rendre explicites, et en donner des clés d’évaluation fiables pour identifier leurs qualités paysagères en tant que système socio-écologique.
1 Rob Hopkins, 2010. Manuel de Transition : de la dépendance au pétrole à la résilience locale (trad. de l’anglais de Michel Durand), Montréal/Escalquens, Éditions Écosociété, 216 p.
2 Voir sur ces sujets l’article Signé PAP n° 48, 2021 : Lamia Latiri-Otthoffer, Le paysage permacole français, quelques repères. www.paysages-apres-petrole.org/wp-content/uploads/2021/03/ARTICLE-48-Collectif-PAP-LLO-.pdf
3 Pour Dewey, qui structura utilement la notion d’enquête pour les agronomes, l’enquête fait passer d’une situation indéterminée (dont les constituants ne tiennent pas ensemble) à une situation plus déterminée pouvant faire l’objet d’une expérience partagée par les acteurs. Un ensemble d’éléments inter-reliés pourront alors être traités jusqu’à constituer un problème susceptible de solution (Dewey 1938, et 1993 en version française). Ce passage progressif de l’enquête à une expérience, puis à des solutions, est souvent mobilisé en agronomie (Hénin, 1944).
Références
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