Les acquisitions chinoises dans le Berry : un cas européen
Robert Levesque, juin 2016
La Revue Foncière / Association Fonciers en débat
Les médias ont largement traité des achats de terres agricoles réalisés récemment dans le Berry par des Chinois. Le sujet intrigue au-delà de la sphère agricole. Décrire les faits, les replacer dans un contexte mondial, faire apparaître les enjeux, analyser le mode opératoire de la prise de contrôle, tels sont les objectifs de cet article.
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L’affaire débute fin 2014. La société chinoise « Hong Yang International Investment Company » prend le contrôle de la « SCEA de Chambrisse » (société civile d’exploitation agricole). Cette SCEA se situe à Châtillon-sur-Loire, au nord-ouest de l’Indre. Elle a été constituée en 1994 par des Irlandais. Elle exploite un millier d’hectares dont 518 qu’elle détient en propriété. Le groupe chinois achète 98 % des parts sociales de la société. Les 2% restant sont conservés par les anciens propriétaires. La gérance est alors assurée par les anciens exploitants avec un nouvel entrant, M. Marc Fressange. Ce dernier ne détient aucune action. Il est nommé sur décision de l’investisseur. Les gérants ont des pouvoirs très limités. Ils ne peuvent engager de dépenses excédant les 1000 euros.
Dans un deuxième temps, la même société chinoise s’intéresse à la « SCEA La Tournancière », située à Vendœuvres dans l’Indre. Cette SCEA a été créée en 2007 à partir d’un GFA (groupement foncier agricole) lui-même constitué en 1987. Cette société détient 370 hectares en propriété et loue, par bail à long terme, 180 hectares. Elle exploite ainsi 550 hectares. Le 20 mars 2015, la société chinoise acquiert 98 % du capital social de la SCEA. Un des anciens gérants en conserve 2%. Il devient cogérant de la société avec, à nouveau, M. Marc Fressange, tout en ne pouvant pas engager plus de 1000 euros de dépenses sans l’aval de son nouveau cogérant.
Troisième temps, le 29 septembre 2015, M. Keqin, gérant de sociétés, habitant à Pékin, va devenir propriétaire majoritaire de deux GFA. Il prend le contrôle de l’un GFA, constitué en janvier 2013 dont les terres sont exploitées par la « SCEA du Grand Saulay ». M. Keqin achète 72% des parts du GFA, une autre intervenante chinoise en obtient 18%. L’ancien exploitant garde 10% du capital. Ce même jour, M. Fressange devient cogérant de la « SCEA du Saulay » qui exploite plus de 110 hectares.
Également le 29 septembre 2015, M. Keqin prend 78% des parts du « GFA Kluiskade ». Sa partenaire chinoise du GFA précédent en reçoit 19%. Un ancien propriétaire va garder une seule part. Les terres du GFA sont exploitées par la « SCEA du Grand Mée » à Clion. 99% des parts de la SCEA du Grand Mée sont cédées à la société « Beijing Reward international Trade ». Le dernier pour cent reste entre les mains de l’ancien exploitant. Ce dernier, comme dans le cas des 2 précédentes sociétés d’exploitation, se retrouve cogérant de la SCEA avec M. Fressange. Dans l’acte de cette cession de parts de la SCEA, le cessionnaire mentionné est soit « Hong Yang International Investment Company » (qui aujourd’hui serait dissoute d’après certaines informations recueillies sur le net), soit « Beijing Reward International Trade Company ».
Derrière ces opérations, il y a donc bien toujours les mêmes acteurs. L’investisseur clé est Monsieur Keqin, président de « Beijing Reward International Trade Company ». Le siège de cette société, créée en 1994, se trouve à Pékin. Ce groupe évolue dans … les détergents ménagers, puis l’immobilier de tourisme (hôtels) et l’industrie laitière. Dans ce dernier secteur, il détient une exploitation laitière de 13000 hectares, « Shuangwa Dairy », située en Mongolie intérieure ainsi que, trois usines de fabrication d’aliments et 3 sites de production laitière. Il fabrique de la poudre de lait.
En prenant le contrôle de quatre sociétés d’exploitation agricole et en y nommant un gérant commun en la personne de M. Fressange, Monsieur Keqin a constitué une unité de production agricole qui dépasse les 1750 hectares. Il est possible que l’unité de production soit d’ores et déjà ou sera à l’avenir encore plus importante. D’autres exploitations ont pu ou pourront rentrer dans le giron de cet investisseur. La presse parle d’un objectif de 5000 ou 10000 hectares.
Une procédure devenue classique
Chaque unité de production est constituée dans le respect des contrôles administratifs grâce à deux dispositions.
Il existe bien un contrôle des structures agricoles, qui régule l’évolution de la taille et les nouvelles installations en agriculture depuis 1960. Mais ce contrôle ne s’applique pas quand l’exploitation est reprise via l’obtention d’une participation majoritaire dans le capital social, sans que l’exploitation soit modifiée en termes de surface et quand l’ancien exploitant garde toujours une part du capital social si minime soit-elle. L’autorisation d’exploiter de la société d’exploitation agricole n’est pas remise en cause par un transfert « partiel » de parts sociales. Aussi, la nouvelle unité agricole s’est constituée en agglomérant quatre anciennes exploitations sans les modifier. L’unité agricole s’est constituée dans le respect de ces conditions. Pour chacune des quatre exploitations agglomérées, les surfaces n’ont pas été modifiées et un ancien exploitant en est resté le cogérant.
Seconde disposition : la Safer ne détient pas de droit de préemption sur les cessions partielles de parts de société agricole, qu’il s’agisse d’une société d’exploitation agricole ou d’une société de portage de biens agricole telle qu’un groupement foncier agricole (GFA) ou une société immobilière (SCI). Depuis la loi d’avenir agricole d’octobre 2014, la Safer détient un droit de préemption sur la cession totale des parts de sociétés. Pour éviter que la Safer ne puisse préempter, il suffit qu’un propriétaire cédant conserve l’une des parts. Dans l’opération de l’Indre, aucun des six transferts n’a porté sur la totalité des parts, interdisant ainsi toute possibilité de préemption de la part de la Safer. Certes, depuis le 1er janvier 2016, toutes les cessions de parts sociales doivent être notifiées, pour information, à la Safer, mais si cette mesure va effectivement permettre de connaître le marché des parts sociales, elle ne donnera pas de moyens supplémentaires pour orienter le marché et donc la restructuration des exploitations agricoles.
Un cas parmi d’autres, en France et en Europe
Les procédés mis en œuvre dans le cas présenté sont largement utilisés par d’autres investisseurs et notamment par les investisseurs agricoles français. En Haute-Normandie, par exemple, 20 unités de production de plus de 300 hectares rassemblent 48 exploitations agricoles, chacune établissant une « déclaration PAC » pour l’obtention des aides européennes 1. Ainsi, le nombre des exploitations agricoles, faisant des déclarations PAC, qui correspond au nombre officiel d’exploitations, est inférieur au nombre d’unités financières et de centres de décisions stratégiques de production agricole. La concentration des exploitations agricoles françaises est devenue plus importante qu’elle n’apparaît, à la seule lecture des chiffres. Des situations analogues existent dans d’autres pays européens. Ainsi, en Pologne 2, on cite le cas d’une entité de production de plus de 10000 hectares agrégeant 25 sociétés !
La réunion de plusieurs exploitations au sein d’une unité de gestion plus importante présente divers avantages outre celui de passer au travers des mailles du contrôle administratif. Les effets de seuils peuvent jouer à plein. Par exemple, au lieu de bénéficier d’une seule prime pour les 52 premiers hectares exploités, conformément aux règles de la Politique agricole commune (PAC), l’unité de production touche autant de primes aux 52 premiers hectares qu’elle compte d’exploitations.
Autre exemple, sachant que les plus-values inférieures à 250000 euros ne sont pas imposables, une exploitation peut acheter un matériel, l’amortir, créant ainsi des charges qui viennent diminuer le bénéfice imposable, puis vendre ce matériel en dégageant une plus-value non imposée. L’exploitation qui achète peut en faire autant. Le même matériel peut ainsi être amorti plusieurs fois par une même unité de production entre ses différentes exploitations. Opération « gagnante-gagnante » pour l’unité de gestion mais perdante pour le fisc. Tout cela montre l’importance d’une bonne connaissance des unités de production qui se sont constituées tant en France que dans le reste de l’Europe et ce d’autant plus que des exploitations multinationales se constituent à l’instar de Spearhead qui exploite plus de 80000 hectares à travers l’Europe, entre la Pologne, la Roumanie, la Tchéquie, le Royaume-Uni et la Slovaquie, ou le groupe KTG Agrar qui exploite 40000 hectares entre la région de Brandebourg (en Allemagne) et la Lituanie 3.
Un mouvement de globalisation de l’économie et de sécurisation des approvisionnements
L’opération du Berry est à replacer dans un contexte plus large. Sur un plan mondial, depuis le début des années 1980, certains ont voulu considérer l’agriculture comme un secteur économique identique aux autres. Ainsi, à l’issue de l’Uruguay Round, les barrières douanières ont été allégées ; l’Organisation mondiale du commerce (OMC) a été créée en 1995 et intègre l’agriculture dans un système de règles mondiales. Après la chute du mur de Berlin, à l’est de l’Europe, un grand nombre des structures agricoles issues de l’ex-URSS ont fait faillite. Des investisseurs des autres secteurs de l’économie (banques, mines, pétrole, immobilier, etc.) ont pu alors constituer de grandes exploitations de plusieurs milliers, voire de dizaines de milliers d’hectares en Russie, en Ukraine, mais aussi en Roumanie où trois exploitations dépassent les 50000 hectares. Depuis les révoltes de la faim des années 2007 et 2008, et l’explosion de la bulle financière de l’automne 2008, divers opérateurs, fonds souverains, fonds de pension, investisseurs, cherchent à maîtriser la production agricole. Des États, des entreprises impliquées dans la distribution alimentaire ne font plus confiance au marché des produits agricoles pour obtenir les denrées dont ils ont besoin. Ainsi, le secteur de la distribution veut s’assurer de son approvisionnement par des participations dans les structures de collecte et de première transformation, par contrat avec les producteurs agricoles ou alors par acquisition d’exploitations agricoles.
Dans cette logique, deux groupes chinois (Synutra et Biostime) ont cofinancé des installations de fabrication de poudre de lait en Bretagne et en Normandie. Ils se sont assurés de pouvoir importer en Chine une partie de la production, en bénéficiant de l’image de qualité des produits français.
Dans le secteur viticole, les entreprises de commercialisation cherchent de la même façon à assurer leur approvisionnement. Elles peuvent le faire en passant des contrats avec les producteurs, comme en Champagne, ou en acquérant des exploitations viticoles. Depuis, un certain nombre d’années, les entreprises locales, régionales, nationales, européennes ou de pays tiers ont cherché à acquérir des vignes. Ainsi des opérateurs chinois ont pris le contrôle de 115 châteaux bordelais en quatre ans.
Le mouvement d’accaparement de terres agricoles ou d’achat d’exploitations à travers le monde avec des capitaux occidentaux, asiatiques ou du Moyen-Orient, ne s’arrête pas à l’Afrique, l’Asie, ou l’est de l’Europe. Toute l’union européenne est concernée par ce mouvement ; la France n’y échappe pas.
Marchés fonciers et concentration des terres
Aujourd’hui, en Europe et dans bien d’autres pays, on accède au droit d’exploiter la terre agricole par le biais du marché de la terre, du marché des locations mais également par le marché des parts de sociétés d’exploitation agricole qui elles-mêmes sont propriétaires de terre ou bénéficiaires de locations. Ces marchés se jouent à guichet fermé. Les surfaces agricoles étant limitées, le marché de l’accès aux droits d’exploiter est bien un marché d’exclusion. Celui qui accède aux droits exclut les autres. Sans régulation des marchés, celui qui propose les prix les plus élevés remporte la mise, ainsi le marché conduit à la concentration des droits d’exploiter entre un nombre de plus en plus réduit de personnes. On peut d’ailleurs remarquer que les nouveaux investisseurs mettent à profit les crises pour s’introduire sur un marché. Dans le vignoble bordelais, au début des années 2010, les premiers investisseurs chinois ont été bien accueillis par les cédants qui ne trouvaient pas preneur de leur exploitation. Ils auraient dû accepter des baisses, peut-être de 20%, pour des reprises par des acquéreurs locaux. Dans l’Indre, ce sont des exploitants en difficultés financières qui ont pu négocier un patrimoine dans de bonnes conditions.
Les « gagnants » de telles opérations sont multiples : les vendeurs, qui réussissent à négocier un prix supérieur à celui que les acteurs locaux peuvent offrir, les intermédiaires qui bénéficient de commissions plus importantes, et les investisseurs.
Par contre, il existe des perdants. Ces grandes unités de production ont recours à des processus de plus en plus standardisés,automatisés, mécanisés avec des systèmes de production simplifiés. Les décisions stratégiques sont prises de plus en plus loin du territoire. Le capital et le travail sont éloignés l’un de l’autre. Il en résulte une diminution de l’emploi agricole, des systèmes de production qui s’éloignent de l’agroécologie. Ces unités consacrent l’abandon du modèle de l’exploitation familiale où une famille détient la majorité du capital d’exploitation, tout en s’impliquant dans le travail de production, et conserve le pouvoir de décisions.
Les candidats locaux à l’installation et à l’agrandissement sont du côté des perdants. De plus l’acquisition d’exploitations par des acteurs de pays tiers, qui ont pour objectif de produire des denrées agricoles pour les importer dans leur pays d’origine conduit à une perte de valeur ajoutée pour le territoire d’exploitation qui devient alors un pays « minier ». Le territoire voit une partie de la valeur ajoutée se déplacer vers les pays tiers.
La souveraineté alimentaire de l’Europe en question
Les opérations de concentration de terres menées par des groupes internationaux touchent l’Europe et la France. Elles posent la question de la souveraineté alimentaire de l’Europe qui est déjà déficitaire en surface agricole. En bilan net, en prenant en compte les importations diminuées des exportations, l’Europe importe l’équivalent de la production agricole de 20% de sa surface agricole 4. L’Europe, avec son mode de vie actuel, dépend de terres agricoles de pays tiers, d’Amérique, d’Afrique et d’Asie. L’Europe va se retrouver de plus en plus en concurrence avec les pays du Moyen-Orient, de la Chine pour son approvisionnement. L’Europe peut-elle voir s’amplifier sa dépendance vis-à-vis de pays tiers ?
Les instances européennes commencent à s’intéresser au sujet. Le Comité économique et social européen a émis, le 21 janvier 2015, un avis sur l’accaparement des terres « une sonnette d’alarme pour l’Europe et une menace imminente pour l’agriculture familiale ». Le parlement européen veut se saisir du sujet. Le ministre de l’Agriculture, Stéphane Le Foll, a annoncé la mise en place d’une mission avec le Conseil général de l’Agriculture pour empêcher les opérations qui se sont déroulées dans le Berry. Le sujet est loin d’être épuisé. Il pose la question de la régulation des marchés fonciers en France et en Europe et en même temps du modèle agricole européen.
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1 Étude FNSafer, Safer de Haute-Normandie, Terres d’Europe-SCAFR, Delphine Cornu, Jérôme Andrieu, Robert Levesque, 2016.
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2 « Les politiques agricoles foncières en Pologne », Tunvezh Gloaguen-Grandjean, 2014, AGTER.
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3 « Le prix des terres 2014, analyse des marchés fonciers ruraux », FNSafer.
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4 « La question foncière renouvelée : pour une alimentation durable de l’humanité et une souveraineté alimentaire européenne », Robert Levesque, Cahier Déméter, n° 15.
Références
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Association Fonciers en Débat fonciers-en-debat.com/les-acquisitions-chinoises-dans-le-berry/
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« Évolution des structures agricoles en Europe, Politique, régulation et instruments fonciers », AEIAR, décembre 2015.
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« Le prix des terres, 2015, analyse des marchés fonciers ruraux », FNSafer, mai 2016.
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Cahier Déméter, n° 15.