Fonder la gouvernance européenne sur le principe de subsidiarité active

Pierre Calame, avril 2002

Cette fiche est une note de travail de Pierre Calame en 2002. La Convention européenne et le débat sur les compétences futures de l’Union de 2002, offrent une occasion unique de fonder les relations entre l’Europe, les États et les Régions sur un nouveau principe de gouvernance, satisfaisant à la double exigence d’unité et de diversité.

L’Europe est un projet de civilisation et non un grand marché. Elle est riche à la fois de son unité et de sa diversité. De ce fait, les problèmes posés par la gouvernance européenne sont de même nature que ceux que pose la gouvernance mondiale.

La Convention pour la refondation de l’Europe a ouvert le débat sur les compétences. L’énoncé constitutionnel des domaines sur lesquels l’Union Européenne est fondée à agir constituerait un important retour en arrière.

L’action de l’Union se définit par les raisons d’agir et par la manière de le faire, non par les domaines techniques sur lesquels elle agit. Aucun problème contemporain sérieux ne peut être traité à un seul niveau géographique. Les principes fondamentaux de la gouvernance ne concernent plus la gestion d’un niveau de collectivité et l’identification des compétences exclusives de ce niveau mais les relations entre niveaux de gouvernance et l’exercice d’une responsabilité partagée. C’est pourquoi la gouvernance européenne doit, pour permettre une nouvelle étape de la construction de l’Europe, se fonder sur le principe de subsidiarité active.

Lundi 15 avril, à sa deuxième séance plénière, la Convention a ouvert le débat sur ce qui sera l’une de ses questions essentielles : sur quoi l’Union Européenne est-elle fondée à intervenir et sous quelle forme est-elle habilitée à le faire ?

Cette question est décisive. Elle a déjà été au cœur du Livre Blanc sur la gouvernance européenne. La faiblesse des conclusions du Livre Blanc tient précisément à l’incapacité de la Commission à y répondre avec clarté. Elle est aussi, et à une autre échelle, au cœur de ce qui sera à coup sûr la question décisive du 21ème siècle : la mise en place de régulations mondiales à la fois légitimes et démocratiques.

A mes yeux, une seule réponse possible à cette question : la mise en œuvre d’un nouveau principe de gouvernance, le principe de subsidiarité active.

Il repose sur deux constats élémentaires :

D’où il découle que :

C’est pourquoi, toute tentative pour définir de manière durable une liste de compétences c’est-à-dire ce à quoi un niveau donné de gouvernance, ici l’Union Européenne, doit s’intéresser et ce qu’il doit prendre en charge de façon exclusive est dangereuse et dénuée de sens. Pire encore, en déterminant constitutionnellement des domaines de compétences on fossilise la gouvernance et les institutions, on oblige l’action publique à se subdiviser en domaines d’intervention séparés rigidement les uns des autres alors que l’objectif de l’action publique dans un monde complexe est au contraire de relier entre elles des actions puisées dans des registres très divers. On prend la segmentation administrative, cancer bureaucratique mille fois dénoncé, pour l’essence même de la démocratie.

Pour l’Europe, ce serait en outre un dramatique retour en arrière. La crise des institutions européennes, celle de la gouvernance et celle même du projet européen ne doit pas masquer le caractère profondément novateur de la construction européenne. Elle a su, en effet, dans les pas de Jean Monnet, partir des objectifs à atteindre et non des moyens de le faire. Qu’elle ait été ainsi, au fil des années, amenée à empiéter sur bien des domaines que les États considéraient comme les apanages de leur souveraineté, c’est bien évident. Mais on ne surmontera pas cette crise par un retour en arrière. On la surmontera au contraire en allant de l’avant, en mettant le principe de la subsidiarité active au cœur de la gouvernance européenne. Ce faisant, l’Union aidera les États eux-mêmes à se réformer et à redéfinir la nature de leurs relations avec les autres niveaux de gouvernance, en particulier avec les régions et les territoires locaux.

Cette nécessité de construire non plus des listes de compétences et un partage rigide de l’attribution des compétences aux différents niveaux de gouvernance mais des règles de gestion de la compétence partagée s’est trouvée masquée pendant deux décennies par ce qui n’est en réalité qu’une péripétie de l’histoire : la construction de l’Europe par la création d’un marché unique. Péripétie car l’intention des fondateurs de l’Europe était de permettre l’épanouissement d’une société européenne pacifique et diverse, de faire de l’Europe non plus le détonateur de guerres périodiques qui s’étendaient au monde entier mais, au contraire, un des partenaires essentiels et stabilisateurs d’une gouvernance mondiale. Après l’échec de la Communauté Européenne de Défense (CED) en 1953, l’unification économique européenne a paru la seule manière de poursuivre la construction européenne dans l’état des rapports de force politiques de l’époque et compte tenu de la diversité des positions des différents pays européens face au bloc soviétique. Mais cette unité économique n’a jamais été une fin en soi. Elle ne l’est pas plus aujourd’hui qu’hier., Maintenant que cette unification économique a été réalisée, somme toute avec brio et pragmatisme, l’enjeu de la refondation européenne est de revenir aux finalités mêmes de l’Europe : quelle Europe voulons-nous ? quelle civilisation européenne voulons-nous ? quels territoires européens voulons-nous ? quelle est l’essence de la civilisation européenne que nous voulons préserver ? quelles sont les valeurs communes sur lesquelles se fondent nos projets d’avenir ? quelle place voulons-nous occuper dans le monde ? Et cela oblige à adopter des méthodes de gouvernance adaptées à cette nouvelle étape.

L’unification économique imposait l’harmonisation des conditions de concurrence, et pour cela, des règles uniformes. Cela a pu donner l’impression que telle était, telle ne pouvait qu’être la vocation de l’Europe : nier la diversité des situations et des cultures pour unifier jusqu’au moindre détail, notre vie quotidienne. Mais cette pratique tient au détour de la construction de l’Europe par l’unification des marchés. Elle n’est inscrite en rien dans les gènes de l’Europe. Bien au contraire, l’Europe est, de tous les continents, celui qui est le plus riche de ses diversités de cultures, de traditions et d’écosystèmes. Il faut non seulement préserver mais aussi mettre en valeur cette diversité. Elle est l’image même de ce que peut être la contribution de la civilisation européenne au monde.

Pour l’Europe, ni le fédéralisme traditionnel fondé sur le partage des compétences, ni a fortiori le modèle indéfinissable de la « fédération d’États nations » n’a d’avenir. On ne peut fonder l’Europe que sur des règles précises d’articulation entre unité et diversité, sur des savoir-faire constamment enrichis par l’expérience. C’est ce que résume le principe de la subsidiarité active.

L’Union Européenne ne peut pas se définir par les domaines sur lesquels elle intervient. Elle doit se définir par les raisons pour lesquelles elle est amenée à intervenir sur un domaine et par la manière dont elle le fait. Les raisons sont à chercher dans la définition positive de l’Europe que nous voulons, définition qui sera le préambule de sa constitution. La manière c’est précisément le principe de subsidiarité active, l’art d’associer chacune des parties de l’Europe, États et régions à la définition de principes directeurs communs, l’art de veiller à leur mise en œuvre en fonction des spécificités à chaque contexte. En un mot l’Europe ne se définit pas par un « quoi » mais par un « pourquoi » et par un « comment ».

La décentralisation à la française est un bon exemple de ce qui arrive lorsque l’on veut appliquer à l’orée du 21ème siècle des principes de gouvernance hérités des siècles antérieurs. Les législateurs se sont imaginés que la démocratie ne pouvait vivre qu’en affectant à chaque niveau de collectivité des responsabilités exclusives. C’est les fameux blocs de compétences au cœur de la réforme de Gaston Deferre. Ce principe postule l’immaturité du citoyen. Celui-ci ne pourrait juger de la qualité de ses élus que dans la mesure où ceux-ci sont les détenteurs de compétences exclusives. La suite de l’histoire, on la connaît. Le résultat a été inverse de l’objectif poursuivi. Chaque collectivité territoriale a le légitime souci d’intervenir sur les véritables préoccupations des citoyens. Il en résulte une intervention brouillonne des différents niveaux de collectivités territoriales, d’autant plus brouillonne qu’elle a été renvoyée d’entrée de jeu dans l’impensé. Chacun, à l’occasion des élections présidentielles françaises, constate et souvent déplore l’indifférence croissante des citoyens à l’égard du vote et le scepticisme de plus en plus profond à l’égard des discours politiciens. N’est-ce pas notamment parce que chaque camp, par exemple en matière d’emploi, explique avec un sérieux de pape que quand ça va bien c’est grâce à lui et quand ça va mal c’est à cause de la conjoncture internationale ? Ne prenons ni les citoyens français ni les citoyens européens pour des imbéciles. Ils savent comme vous et moi qu’aucun problème ne dépend d’un seul niveau, que seule la coopération entre niveaux de gouvernance est de nature à faire naître des réponses pertinentes. Ils veulent que les différentes instances publiques apprennent à coopérer au lieu de se livrer à des guerres de tranchée d’un autre âge.

En mettant le principe de subsidiarité active au cœur de sa Constitution, l’Europe serait, enfin, en mesure de reprendre l’initiative au plan mondial. Pour l’instant, les affrontements de Palestine ou d’Afghanistan occupent le devant de la scène et l’on dirait que seule la puissance militaire donne une possibilité d’initiative. Mais il n’en est rien. Les initiatives majeures se situent ailleurs, dans l’effort pour définir une communauté politique mondiale et fonder les bases d’une gouvernance démocratique valorisant unité et diversité. Les excès de la globalisation économique se traduisent par le fait que seule l’OMC dispose de moyens de sanction efficaces. La majorité des autres conventions internationales relève plutôt de vœux pieux. Leur mise en œuvre dépend de la bonne volonté des États, d’abord pour les ratifier, ensuite pour en contrôler l’application. Cette situation n’est pas sans rappeler la situation de l’Europe au moment où les moyens de l’unification économique risquent de devenir son modèle et sa raison d’être. Or, la faiblesse insigne de la gouvernance mondiale vient de ce que son architecture de base n’a pas sérieusement évolué, malgré de nombreuses améliorations de détails, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, à l’exception précisément de l’unification des marchés. Faute de mettre les deux questions majeures du « pourquoi agir » et du « comment agir » au cœur de la gouvernance mondiale, on l’a enfermée dans les relations traditionnelles entre États souverains. Seule l’adoption d’une Constitution Mondiale justifiera de limiter de façon légitime la souveraineté des États. Et seule l’introduction du principe de subsidiarité active permettra à cette communauté politique mondiale en lente émergence de développer des pratiques susceptibles de valoriser l’interdépendance entre les sociétés du monde et l’infinie diversité des cultures et des situations.

Si l’Union Européenne est capable, à l’occasion de la Convention de sa refondation, d’énoncer clairement et constitutionnellement ce nouveau principe, elle donnera en même temps le coup d’envoi de la nouvelle étape de construction de la communauté mondiale. Si elle ne le fait pas, si elle-même s’enferme dans le modèle dépassé des relations entre États souverains, elle donnera le signe de la régression et enfoncera la communauté mondiale dans l’impasse. C’est dire la responsabilité historique qui pèse sur les épaules de nos conventionnels.