Ecologie territoriale et oeconomie
Conférence à Dijon, organisée par Alterre Bourgogne (Agence régionale pour l’environnement et le développement soutenable)
Pierre Calame, décembre 2010
Cette conférence a été présentée dans le cadre d’une journée de réflexion de l’association Alterre qui regroupe les acteurs bourguignons désireux de promouvoir le Développement durable. Le thème principal de la journée était l’écologie territoriale. La présente conférence introduisait la journée.
Après avoir présenté la fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’homme, la conférence aborde les points suivants:
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les quatre mutations majeures du 21ème siècle;
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les raisons pour lesquelles il faut faire évoluer les systèmes de pensée et les institutions hérités du passé pour faire face aux défis nouveaux;
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les conditions et méthodes d’un changement systémique;
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la vocation des territoires à devenir un des acteurs pivot du 21ème siècle;
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une nouvelle approche des territoires, considérés comme un acteur social;
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les institutions à créer ou faire évoluer pour permettre à un territoire d’assumer cette nouvelle ambition
1. Une « grande transition » composée de quatre mutations
Ma vie professionnelle s’est déroulée en deux étapes de durées à peu près égales, de vingt ans chacune, la première dans le cadre de ce qu’on appelle la haute fonction publique, la seconde, à la tête d’une fondation internationale.
Pourquoi être ainsi passé d’une position institutionnelle forte à une petite structure indépendante ? Je crois que les lieux où les choses se passent varient selon les périodes de l’histoire. J’ai connu, à la fin des années 60 et au début des années 70, la fin de « l’État organisateur, de l’État gaulliste ». Et aujourd’hui, selon moi, ce n’est plus à l’échelle de l’État que l’on peut s’attaquer aux enjeux de notre temps, ce n’est peut-être même pas à l’intérieur de la sphère publique.
Dans un contexte de mondialisation, avec une humanité confrontée à de nouveaux défis, il faut trouver, pour reprendre une expression que j’utilise fréquemment, des « agencements institutionnels nouveaux » permettant de créer des lieux où les choses puissent se passer.
Notre fondation est petite, elle est internationale et de droit suisse. Dans toute institution, on est confronté un jour ou l’autre à un choix décisif au plan éthique et au plan stratégique. Opte-t-on pour le nécessaire ou pour le possible ? La question peut paraître simplette : toutes les institutions n’ont-elles pas cherché à construire le possible, ce que leur permet par exemple leur statut ou leur taille, et le nécessaire ? Justement, ce n’est pas le cas dans des périodes de mutation, où l’on est confronté à des bifurcations stratégiques. Dans ce cas, le possible et le nécessaire peuvent diverger voire devenir contradictoires.
Or, toute institution a sa logique institutionnelle profonde qui la conduit à regarder le monde à travers ses propres lunettes et, dans ce contexte de mutation, à s’en tenir au possible sans regarder ce qui est nécessaire.
La spécificité, peut-être, de notre fondation, a été de constater depuis plus de vingt ans que les défis d’aujourd’hui étaient immenses, sans commune mesure avec la petite taille de notre fondation mais que toute notre stratégie devait être de partir du nécessaire pour apporter notre petite pierre, notre toute petite pierre à des défis mondiaux.
Mais quels sont précisément ces défis du monde de demain ? Entre mon activité de fonctionnaire et la direction de la fondation, j’ai fait un bref passage en entreprise. J’y ai appris que pour construire une stratégie, il ne faut pas se contenter de lister les problèmes, il faut identifier les trois ou quatre problèmes principaux.
A l’échelle du monde c’est exactement la même chose. On ne peut conduire les transformations nécessaires dans le monde que si l’on comprend les trois ou quatre mutations majeures auxquelles on va faire face au 21e siècle. Et on ne comprend ces mutations que si on travaille au niveau mondial, avec des Chinois, avec des Latino-américains, avec des Indiens, avec des Africains. En effet, que nous, Occidentaux, percevions les mutations d’une certaine manière ne change rien au monde si on ne partage pas cette perception avec les autres.
La bonne nouvelle, si je puis m’exprimer ainsi, qui résulte de vingt ans de travail de la fondation et d’un mouvement international qu’elle a contribué à faire naître, l’Alliance pour un monde responsable, pluriel et solidaire, c’est que les mutations du 21e siècle sont parfaitement repérables. En d’autres termes, nous savons ce que nous avons à faire. L’agenda, au sens latin du terme ce qu’il nous faut faire absolument, nous le connaissons. Il y a en fait quatre mutations à conduire. Quatre seulement, ce n’est pas énorme me direz-vous ! mais elles sont difficiles. Assumer cette difficulté, c’est là notre défi d’hommes de femmes du 21e siècle.
La première mutation, c’est de construire une communauté mondiale. Pourquoi construire une communauté mondiale ? Parce que les interdépendances sont mondiales et parce que pourtant nous n’avons aucune perception d’une communauté de destin. On le voit encore avec les négociations actuelles sur le climat. Nous sommes dans une contradiction permanente parce que la gouvernance mondiale, telle qu’elle est, n’est pas perçue comme efficace n’est pas perçue comme légitime, n’est pas perçue comme démocratique, notamment par les nouveaux pays émergents. Donc ils n’ont aucune envie de renforcer ces régulations existantes. Mais, en même temps, d’autres régulations, plus fortes, plus efficaces sont nécessaires. Comment résoudre cette contradiction ? La seule solution, de mon point de vue, c’est de construire le sens réel du communauté de destin. C’est la grande aventure anthropologique, sociale politique du 21e siècle. Apprendre à travailler ensemble, pour identifier ensemble nos défis. Si nous ne faisons pas cela, nous pouvons produire tous des discours intelligents que nous voudrons, nous n’aboutirons pas, voilà la première mutation.
La deuxième mutation, elle va vous intriguer, est celle de l’éthique. Nous n’avons pas d’éthique commune pour gérer notre commune planète. Or nous devons nous mettre d’accord, de nouveau, avec les Chinois, les Indiens, les Africains -je ne vais pas reprendre la liste- nous devons nous mettre d’accord sur un certain nombre de principes communs. Ces principes quels sont-ils ? Ils ne se réduisent pas, évidemment à la simple accumulation des droits. Parce que plus on accumule des droits et moins on sait à qui ils sont opposables. Vous pouvez proclamer le droit à l’environnement, le droit à l’eau, à un emploi décent, etc. Mais à qui, concrètement, sont-ils opposables ? A qui allez-vous vous plaindre si vos droits ne sont pas respectés ?
Il est devenu évident, au cours des années 90 -la chose est en train d’émerger et j’espère qu’elle sera débattue à Rio+20 en 2012, à l’occasion du 20e anniversaire de Rio- que ce qui est au centre de l’éthique du 21e siècle, c’est la responsabilité. La citoyenneté est un équilibre entre droits et responsabilités. Elle a été définie comme cela par les Grecs. On a eu tendance à la réduire à une accumulation de droits, mais ça ne peut mener nulle part parce que l’on ne construit pas une communauté sur une accumulation de droits. En outre, la responsabilité a changé d’échelle, parce que nos interdépendances sont mondiales. Changeant d’échelle elle change de nature. Nos responsabilités deviennent universelles. Elles s’étendent dans le temps et dans l’espace. La responsabilité est, tout simplement, la contrepartie du pouvoir, de la liberté et de l’interdépendance.
Il faut donc construire ensemble une éthique de la responsabilité, la traduire en méta droit international et en droit international. J’entends par « méta droit international » quelque chose qui s’impose à chacun sans pour autant qu’il y ait une Cour de justice pour l’imposer. C’est là la deuxième aventure du 21e siècle.
La troisième grande mutation c’est la révolution de la gouvernance. La gouvernance ce n’est pas la bonne gouvernance façon Banque Mondiale, le moins d’action publique, etc. La gouvernance c’est l’art des sociétés de se gérer elles-mêmes. On pourrait dire, en reprenant les concepts des écologistes, c’est l’art des sociétés de se maintenir dans leur domaine de viabilité.
Ce n’est pas un hasard s’il y a de plus en plus de bouquins qui sortent sur la question de l’effondrement des sociétés. C’est que nous avons l’intuition que nous sommes en train de sortir de notre domaine de viabilité. Ce qui est clair c’est que les modes de gestion que nous avons développé depuis le 17e et le 19e siècle ne correspondent plus ni en échelle, ni en méthode, ni en mode d’organisation aux défis du 21e siècle. Donc il faut apprendre à organiser autrement nos sociétés du local au mondial, voilà la troisième mutation.
La quatrième mutation, elle n’est pas la moindre, c’est le passage à des sociétés durables. C’est donc la transformation de notre pensée, de nos institutions et de nos finalités autour d’un mode de vie qui assure le bien être de tous dans le respect des équilibres de la planète.
Voilà notre mission d’hommes et femmes du 21e siècle. Voilà ce nécessaire et donc voilà à quoi, imprudemment, notre fondation se consacre journellement.
2. Pour aller vers des sociétés durables, sortir de la pensée magique
En préparant cette conférence j’ai consulté les documents forts intéressants d’Alterre. J’ai trouvé dans le numéro 52 d’octobre 2009, une courbe très intéressante, représentant l’évolution des émissions gaz à effet de serre actuelles et prévisibles dans la région de Bourgogne. Elle est très jolie cette courbe. On voit, ce qui est encourageant, qu’il y a un petit sommet qui est atteint en 2002 et que depuis ça se réduit un petit peu. Mais comme par hasard ça va se réduire beaucoup à partir de 2012. Alors ça, chapeau ! Parce que dans un processus de ce type, en général la courbe est inversée. On commence par le plus facile, donc ce qui coûte le moins cher et qui est hautement rentable. On devrait donc avoir une courbe dans le sens inverse, avec une pente rapide au début et plus faible à la fin. Voyant votre courbe, on se dit qu’il va se passer en 2012 quelque chose d’extraordinaire en Bourgogne. Mais je ne sais pas quoi et, du coup, cela sonne comme un aveu d’impuissance.
En d’autres termes il est clair que nos modèles de pensée ne fonctionnent pas. Qu’est-ce qu’il se passe dans une société quand le mode de pensée ne fonctionne plus ? Dans une première étape, c’est simple, il y a résurgence de la pensée magique. C’est le premier acte, une résolution magique des contradictions. Nous en sommes là. Quelques exemples. « Développement durable » ? Pensée magique. C’est ce que l’on appelle sémantiquement un oxymore. Il y a une contradiction, notre développement n’est pas durable, pour être durable, pas de problème mettez les deux concepts bout à bout et c’est réglé. « Responsabilité sociale des entreprises » ? Pensée magique. Nos entreprises sont confrontées à la concurrence des Polonais, des Chinois et sous la pression des investisseurs, qui demandent un taux de retour sur investissement de 15 % sur les fonds propres. Pas grave, on ajoute responsable, on va même dire « people, planet, profit, les trois P. Et le tour est joué. Même chose avec la croissance. La croissance elle n’est pas verte ? D’accord, marchons pour la « croissance verte ». Mais on fait comment au juste « Agriculture raisonnée » ? cela signifie seulement que l’agriculture n’est pas raisonnable que le développement n’est pas durable, que la croissance n’est pas verte, que l’entreprise n’est pas responsable. Ce n’est pas en mettant les deux concepts bout à bout qu’on a résolu le problème.
Donc il faut comprendre ce qui coince. Or, ce qui coince ce n’est pas la bonne volonté des gens. Là, je voudrais prendre notamment le parti de l’entreprise. Ce n’est pas la peine, pour expliquer ce qui ne va pas, d’aller chercher des salauds quelque part. Une entreprise qui est sous pression de ses fonds d’investissement n’a pas les moyens d’être responsable. Donc ce n’est pas un problème de méchanceté. C’est le fait que notre système, notre modèle, notre mode de pensée, nos institutions ne répondent pas aux problèmes, qu’ils sont complètement décalés par rapport au problème.
Je vais prendre quelques illustrations complètes pour aider à comprendre comment ça coince. Il y a une trentaine d’années, je dirigeais pour le Ministère de l’Equipement, les services de l’arrondissement de Valenciennes, 400 000 habitants, en pleine crise industrielle. Moi, j’étais encore formé à l’économie. Il y avait des bras ballants, des besoins non satisfaits et nos outils économiques ne nous permettaient pas de répondre à ça. Depuis, ça s’est plutôt empiré avec la mondialisation. Donc ce qui devrait être l’objet central, dans ma compréhension de bon sens de l’économie, mettre en lien les capacités et les besoins, nous ne savons pas le faire. Nous ne savons pas le faire notamment parce que nous ne disposons pas d’outils monétaires qui le permettent.
Consommation responsable ? Je pense que la plupart d’entre vous dans cette salle ont envie d’être des consommateurs responsables, savent que leurs choix citoyens s’expriment au moins autant dans leur ticket de supermarché que dans leurs votes. Mais pouvons-nous être responsables ? La fondation a travaillé sur les questions de commerce équitable. On s’aperçoit qu’en général c’est « équitable » sur une petite partie de la valeur ajoutée seulement. Mais qu’est-ce qu’on en sait au juste, avec l’information dont on dispose sur notre étiquette. Pas grand chose à vrai dire… tout simplement parce qu’il n’y a pas traçabilité, traçabilité de consommation d’énergie, traçabilité de matières, traçabilité d’où ça a été produit. Fait la Communauté européenne, juste parce qu’on a mis les boutons sur la chemise ? Ce n’est pas ce qui est sur l’étiquette qui nous permet d’être des consommateurs responsables. Nos outils de commerce, nos outils de monnaie s’opposent à nos bonnes intentions.
Autre point plus brûlant, en 2009, ça doit être en juin 2009, le G20 a examiné les mesures à prendre pour éviter la récession mondiale. « Comment redonner courage » aux consommateurs ? c’est comme ça que s’expriment les journaux : les consommateurs ont repris courage, ils vont enfin recommencer à consommer et donc le système social et bancaire est sauvé. On termine le G20 et la première page des journaux passe sur Copenhague. Et là, nous lisons : il faut sauver la planète. Arrêtons de surconsommer ! Si on ne décide pas à Copenhague d’arrêter, cette consommation assassine la planète est morte. C’est quoi cette schizophrénie de nos gouvernements ? ou cette hypocrisie ? C’est l’une ou l’autre, la schizophrénie ou l’hypocrisie. Mais regardons les choses de plus près. Relancer la croissance et réduire les consommations de ressources naturelles, est par essence contradictoire ? La réponse est non. Mais alors, qu’est-ce qui donc les rend contradictoires ? Ce sont nos outils de gestion de la réalité ce n’est pas la réalité elle-même. C’est le fait qu’on mesure avec une même unité de compte et qu’on utilise le même moyen de paiement à savoir l’euro, pour payer ce qu’il faudrait développer, le travail humain et ce qu’il faudrait économiser, c’est-à-dire l’énergie et les ressources naturelles, qui nous empêche de gérer cette contradiction.
Il est extrêmement important, quand on conduit une mutation, de bien comprendre qu’il y a des contradictions qui sont dans la nature des choses et, là, il s’agit d’arbitrer. C’est le principe du dilemme éthique : il y a des choses auxquelles on croit également, mais elles sont contradictoires. Ca c’est une vraie contradiction. Et puis il y a les contradictions qui sont liées non pas à la nature des chose mais aux outils. Et bien là, il faut changer les outils. Dans l’exemple que je viens de prendre, il faut modifier l’approche de la monnaie.
3. La grande inertie des systèmes de pensée et des systèmes institutionnels constitue un facteur de blocage décisif au changement nécessaire
Parlons maintenant de la lenteur des transformations. Tout ceux qui ont travaillé sur la perspective du facteur 4 le savent bien, deux facteurs sont absolument décisifs pour la réduction des consommations d’énergie, c’est le parc de logements d’un côté et c’est l’organisation du territoire, les structures urbaines de l’autre. A quelle vitesse ça peut évoluer ? en gros 1 % par an 2 % par an. Donc il faut avoir une stratégie de très long terme. Mais le mode de gestion des marchés financiers d’un côté et la nature du taux d’actualisation de l’autre, qui sont nos outils économiques principaux, ce qui informe notre action au quotidien, sont contradictoires avec la conduite de cette politique à long terme.
Autre exemple, la gestion des flux de matière. Ça, ça paraît bien plus simple. Mais quand on se met à essayer d’évaluer les flux de matière ou d’énergie, on s’aperçoit que la plupart des institutions sont construites au niveau national, que l’information n’est pas décontractée au niveau local et que c’est la croix et la bannière pour fabriquer de l’information pertinente au niveau local.
Économie du bonheur ? Les seuls outils de mesure que l’on a ce sont les produits intérieurs bruts et on passe notre temps à dire, ha non c’est pas ça, il faut d’autres indicateurs de richesse et le lendemain matin, on reprend le refrain sur la croissance du PNB. Au cœur de tout cela qu’est-ce qu’il y a ? je ne crois pas qu’il y ait de la mauvaise volonté. Certes, il y a le lucre. Vous vous souvenez de la vieille formule de Gandhi, « il y a assez pour les besoins de tous mais pas assez pour les convoitises de tous », ça sonne mieux en anglais, « enough for everybody’s needs but not for everybody’s greed ». Bien sûr il y a ça, mais avant tout il y a nos systèmes de pensée et nos institutions.
Souvent on se représente la société à un moment donné, comme si elle était cohérente, comme si les bouts et les morceaux allaient ensemble. Quand on prend une photo, on voit effectivement l’ensemble. Mais si on passait de la photo au film, nos regards sur notre société changeraient complètement. Qu’en est-il ? C’est que tous les bouts et les morceaux n’évoluent pas à la même vitesse. Plus une société évolue vite, au point de vue scientifique et technique par exemple, et plus elle est incohérente. Elle est incohérente pour une raison élémentaire, c’est que les systèmes de pensée eux et les institutions, eux n’évoluent pas à la même vitesse. Avec l’accélération qu’on a connu depuis les années 50, on a une situation étrange où on pense demain avec les systèmes de pensée d’hier et on agit sur demain avec les institutions d’avant hier. C’est tout à fait ça, la conception qu’on a, par exemple, de l’Etat et de la démocratie. Pour l’Etat, il faut remonter à ce qu’on appelle « l’Etat westphalien », du nom du traité de Westphalie de 1648. La vision de l’Etat souverain, représentant unique d’un peuple sur la scène internationale. Le droit national dominant tous les autres. Tout ça a été construit au temps des absolutismes il y a trois siècles, et depuis on n’y a pas vraiment touché. Si vous regardez comment fonctionne l’ONU, c’est le syndicat de dirigeants des Etats. On dit dans la charte de l’ONU, « nous les peuples » mais c’est un syndicat de dirigeants de l’Etat. Ainsi, notre conception de la vie internationale reste déterminée par ce qu’elle était il y a trois siècles, à une époque, vous l’admettrez, où la situation était légèrement différente.
Les universités c’est pareil. L’université d’aujourd’hui elle est fondamentalement, génétiquement, celle qu’a créée Von Humboldt à Berlin en 1812. On reproduit les mêmes visions, le découpage en facultés. Après, on dit qu’il faudrait du savoir interdisciplinaire mais fondamentalement ce qui compte ce sont les facultés, c’est les disciplines et ça date d’il y a deux siècles.
Il y a une manière très simple de montrer que l’économie est une idéologie et non pas une science, c’est que toutes les sciences de la nature ont connu deux ou trois mutations en deux siècles. Pourtant, les faits observés par la physique n’ont pas changé. Au contraire, nos sociétés ont complètement changé depuis deux siècles pourtant l’économie se fonde sur les mêmes hypothèses, les mêmes prémisses qu’au 18e siècle, où on s’inspirait de la mécanique de Newton pour représenter les choses. C’est quand même assez stupéfiant. Ca veut dire tout simplement que l’économie est une idéologie. Et le propre d’une idéologie c’est la force de ses mécanismes de reproduction. Il y a tellement de gens qui ont intérêt au statu quo, les entreprises qui ont été créées à partir de ce modèle de pensée, les facultés d’économie, etc. Du coup, il y a une espèce de stagnation des hypothèses. Quelquefois je fais le parallèle avec le « bog de l’an 2000 ». Vous vous souvenez du bog de l’an 2000 ? on se disait « ouh la la », il doit y avoir dans les couches intérieures de nos logiciels des bazars que l’on a oubliés qui vont nous péter au nez le 31 décembre. Nos sociétés c’est pareil. Si vous regardez les couches inférieures de notre pensée, elles sont fondées sur les réflexions des moralistes du 15e siècle qui ont mis en avant l’accumulation des biens comme le danger le moins grand qui menaçait la société. On l’a évidemment totalement oublié. L’économie repose sur des hypothèses, des représentations des modélisations des faits et du marché inspirées du modèle des gaz parfaits, qui n’ont absolument rien à voir avec la réalité, mais on a oublié d’où ça vient, on le véhicule de livre en livre.
J’aimerais illustrer ces idées par quatre objets familiers : les lunettes, la chaise, l’outre et le marteau.
Les lunettes. Heidegger, le philosophe allemand, disait « le plus difficile dans le monde c’est de voir ses lunettes parce qu’on voit le monde à travers ses lunettes ». Il faut considérer nos systèmes de pensée comme les lunettes à travers lesquelles on voit le monde. Il faut beaucoup de sérénité pour s’asseoir et dire il faut que j’ôte mes lunettes, que je les regarde, il faut que j’arrête de regarder à travers les concepts qu’on m’a enseignés, il faut que je me demande ce que je vois, tout simplement. Et c’est difficile. Donc, le premier effort de mutation c’est ôter ses lunettes.
La chaise. J’ai un collègue, André Talmant, avec qui j’ai beaucoup travaillé. Il était lui aussi fonctionnaire et avait une formule que j’aimais beaucoup « je ne veux pas que ma chaise pense à ma place ». C’est très joli mais c’est très profond parce que, si vous regardez les gens dans les institutions, ils adoptent le point de vue de leur institution avec une telle loyauté qu’ils croient qu’ils pensent comme leur institution. C’est le jeu institutionnel qui finit par déterminer les jeux de pensée. Sortir de sa chaise et éviter que sa chaise pense à ma place c’est le deuxième exercice d’hygiène mentale.
Troisièmement, l’outre. Il y a une formule de l’Evangile que j’aime beaucoup « il ne faut pas mettre du vin nouveau dans des vieilles outres » parce que sinon l’outre éclate et le vin est perdu. On perd sur les deux tableaux, le vin et l’outre. Quand on veut absolument mettre nos histoires dans le développement durable dans le cadre de ce que l’on nous a enseigné dans l’économie, le développement durable craque et l’économie craque aussi. Donc il faut se dire à un problème nouveau, mode de pensée nouveau.
Enfin, le marteau. On n’enfonce pas une vis avec un marteau et on n’enfonce pas un clou avec un tournevis. Ca ne marche pas bien mais c’est ce que nous passons notre temps à faire, à réutiliser les institutions qui ont été faites pour autre chose. Bien sûr avec beaucoup de volonté politique, avec beaucoup d’énergie ou beaucoup de courage on va pouvoir les faire tourner dans le bon sens, mais ça fait beaucoup de dépenses d’énergie pour pas beaucoup de résultats.
4. Concevoir des stratégies de changement systémique
A partir de ces quatre objets familiers, je voudrais expliquer ce qu’est une stratégie de changement. Pourquoi c’est si difficile ? c’est quelque chose qui m’a travaillé pendant des années. Dans mon livre « Essai sur l’oeconomie » je dis au fond : un changement systémique c’est difficile non pas parce que les conditions à réunir sont difficiles mais parce que les conditions à réunir ensemble sont nombreuses. Dans la vie vous avez deux types de choses difficiles, les choses sophistiquées, difficiles en soi et puis les choses où il faut un concours de circonstances. C’est très important de savoir, quand on veut conduire un changement, quelle est la question. Selon moi la question, dans un changement systémique, c’est bien de réunir un très grand nombre de conditions. Chacune peut être simple mais leur réunion est difficile. Je l’illustre par « trois losanges du changement » représentant douze conditions à réunir. Je m’attacherai ici, parce que ça introduira ma suite, ce que j’ai appelé le losange des acteurs. Quels acteurs il faut réunir, j’allais dire autour d’une table, dans un processus, pour avoir une chance d’aboutir.
En fait il y a quatre types d’acteurs. Il y a d’abord des innovateurs. C’est quoi un innovateur ? vous en êtes probablement, pour la plupart d’entre vous, à votre manière. Ce sont des gens qui n’acceptent pas l’insupportable, qui se disent qu’il faut agir, qu’on ne peut pas en rester là et qui posent des actes. Ils ne cherchent pas à repenser le monde, ils cherchent à poser des actes en cohérence avec leurs convictions. Ces innovateurs sont indispensables au changement parce qu’ils montrent que le changement est possible et ils montrent les énergies mobilisables au service de changement.
Mais les innovateurs laissés à eux seuls ne suffisent pas, parce qu’une somme d’innovations peut rester dans la marginalité, parce que si ces innovations sont contradictoires avec les règles du jeu général, les innovateurs s’épuisent et s’auto détruisent. Et puis, parce que les innovateurs ont souvent, par tempérament, du mal à se mettre en réseau et à construire un pouvoir collectif.
Nous avons dans les domaines qui nous intéressent différentes innovations qui sont autant de facteurs d’espoir. Il y a d’abord tous les travaux qui tournent autour de ce que l’on pourrait appeler « l’économie du bonheur ». Des gens qui ont travaillé sur le bien être, des gens qui sont partis du constat que si la croissance de l’aisance matérielle ne s’accompagne pas d’une croissance du bonheur, il y a un problème dans la théorie. Ils essayent très lucidement, de dire c’est quoi le bonheur, comment on peut construire une économie du bien être. Il y a tout un foisonnement international, très intéressant, autour de ça.
Il y a un deuxième foisonnement qui est l’économie sociale et solidaire,c’est dire qu’on a d’autres manières d’aborder le rapport entre le travail et le territoire, qu’on n’est pas obligé d’avoir des entreprises qui sont uniquement centrées sur un taux de profit, qu’on peut combiner différentes logiques, qu’on peut appliquer à l’économie des réflexions sur la démocratie. Tout ce foisonnement. On peut inventer la co-gestion, on peut créer des crèches collectives ensemble entre parents. Il y a un foisonnement formidable au niveau international autour de ça.
Il y a une troisième voie vivante actuellement, c’est autour de l’économie de matière. Le Wuppertal Institute en Allemagne est un des représentants de cette mouvance qui recherche une plus grande efficience de la gestion des matières. C’est cet institut qui a fait avec le plus de constance les travaux les plus approfondis, qui a créé l’idée de MIPS, le Material Input Per unit of Service. Il s’agit de réintroduire dans la réflexion la question de l’efficacité de l’usage de la matière. Il y a un quatrième courant qui examine comment on peut remplacer des biens par des services, comment on va vers ce que l’on appelle une « économie d’utilisation ». Cela conduit à considérer la norme comme du bien public, en instaurant des normes d’inter-opérabilité au niveau local.
Cet énorme foisonnement d’innovations qui sont autant de facteurs d’espoir.
Deuxième type d’acteurs, qui est important, qu’on connaît bien dans l’entreprise, qu’on connaît un peu moins bien dans la société civile, c’est ce qu’on appelle les généralisateurs. L’entreprise s’est organisée depuis un siècle et demi pour transformer le prototype en produit de série. Nos sociétés commencent à construire leurs réseaux, elles ne sont pas encore excellentes dans ce que les anglo-saxons appellent le « mainstreaming » des innovations. J’en prends un simple exemple. Il y a un développement foudroyant, au niveau européen, de ce que l’on appelle le Covenant of mayors, la Convention des maires, c’est-à-dire une alliance de villes qui ont décidé d’aller plus loin que les objectifs européens en matière d’efficience énergétique. Ils ont commencé à trois ou quatre sur un coin de table, ils sont 2000 au bout de quatre ans, c’est quand même un signe des temps formidable. Ce qui est troublant c’est la faiblesse de leur organisation pour l’échange d’expériences. C’est un vivier prodigieux d’inventions qui a été inventé à Dijon pour l’emmener à Bonne et vis versa mais ce n’est pas organisé pour leur généralisation. Il faut que l’on se demande comment on construit, dans le domaine de l’innovation et intellectuelle et pratique, des généralisateurs, des gens capables de faire changer l’innovation d’échelle. De mon point de vue, c’est du côté de la construction des réseaux des villes et régions, c’est-à-dire d’une autre manière de faire le monde, de construire le monde en réseaux et pas en poupées russes qu’il y a des perspectives à construire. Mais, pour l’instant, ces généralisateurs font défaut.
Puis vient la troisième catégorie, les régulateurs. Je pense bien sûr aux Etats, à l’Union Européenne mais pas seulement. Les régulateurs ce sont ceux qui créent les règles du jeu, ce sont ceux qui créent les normes par rapport auxquelles le monde va se définir. Il est évident, et je reviendrai sur le territoire tout à l’heure, que sans changement de la fiscalité, sans transférer massivement la fiscalité du travail vers les ressources naturelles et à l’énergie, on n’arrivera pas au but recherché. Or, ces règles fiscales se définissent au niveau national ou se débattent au niveau européen, elles ne peuvent pas seulement se définir au niveau local.
Ceci dit, la puissance publique, et en particulier les Etats, n’a plus le monopole de cette fonction de régulateur. Un droit international par exemple est en train de se construire sous nos yeux sur la responsabilité. Il ne passe pas par les droits nationaux. Donc il y a des choses qui changent. Dans la vie quotidienne, des normes produites par autre chose que l’Etat se mettent à avoir valeur de régulation. Je pense à la norme sur la gestion durable des forêts, aux labels sur l’agriculture biologique et sur la pêche responsable. Il y a maintenant plusieurs sources de normes. Penser en termes de construction d’un pouvoir régulateur nouveau est un enjeu majeur de changement.
J’en viens à ma dernière catégorie, ce sont les théoriciens. Fondamentalement ce que j’entends sous ce thème ce sont les producteurs de doctrines. Et je retrouve ma question des lunettes. Si on ne remplace pas le cadre de pensée, nos innovations se trouvent en permanence en porte à faux par rapport à nos systèmes de pensée usuels. Dans les processus de changement actuel, dans les systèmes de changement actuels, c’est les théoriciens qui manquent le plus. Une espèce de totalitarisme est exercé par la pensée dite « économique ». Mais en fait la pensée véhiculée par les facultés d’économie n’a plus grand chose à voir avec la réalité. Ce sont des pseudo « lois de l’économie » mais c’est ça qui informe, qui construit le discours de nos journalistes à la radio, à la télévision, qui construit le discours de nos journalistes dans les journaux, qui modèle nos consciences, qui fabrique de l’évidence, qui fabrique nos lunettes.
A cette théorie là qu’est-ce qu’on peut opposer ? On ne peut évidemment pas opposer le communisme. Historiquement, il a perdu et donc ce n’est pas la peine de chercher de ce côté là. On ne va pas revenir sur les débats du 19e siècle. J’ai regardé pendant un certain nombre d’années si autour de l’idée d’économie sociale et solidaire, on pouvait construire quelque chose. J’ai vu qu’on ne pouvait pas construire quelque chose de cohérent, du moins je n’y suis pas arrivé. Ca ne veut pas dire que l’on ne peut pas, mais je n’y suis pas arrivé. Une des difficultés auxquelles j’ai été confronté c’est qu’on ne quitte jamais du connu pour de l’inconnu. {{On ne quitte jamais de la cohérence -même fausse- pour de l’incohérence -même vraie-. J’ai évoqué un certain nombre de raisons pour lesquelles l’économie dite classique continuait à s’imposer à nous mais il y en a une autre sur laquelle je voudrais revenir c’est sa cohérence. C’est extrêmement séduisant la cohérence. C’est peut être faux mais ça donne une intelligibilité du monde depuis le comportement du consommateur jusqu’à la macro économie. Et, ça, c’est reposant. Donc je me suis dit, dans un combat de pot de fer contre pot de terre, on ne gagnera jamais. Il faut donc rechercher une autre source de cohérence pour penser l’économie.
Pour cela, il y a une démarche d’hygiène mentale que j’utilise fréquemment, celle du retour en arrière. Quand vous vous promenez et que vous arrivez à un cul-de-sac, qu’est-ce que vous faites ? eh bien vous revenez au carrefour précédent. Je me suis donc demandé où est le carrefour de l’économie. Et ce carrefour je l’ai trouvé dans l’étymologie et au 18e siècle. Jusqu’au 18e siècle on ne parlait pas d’économie, on parlait d’oeconomie. Maintenant, mettre un o dans l’e à la place du e on n’a pas l’impression d’avoir fait grand chose ! mais ce que l’on a fait c’est qu’on s’est rappelé de l’étymologie. Ca veut dire quoi économie ? pour ceux d’entre vous qui avaient quelques souvenirs de leurs études, ça vient de deux mots grecs, oïkos et nomos. Oïkos c’est le foyer, la maison, c’est l’espace domestique, l’exploitation familiale et nomos c’est la règle. On retrouve le sens originel de l’économie dans les termes « économie domestique », « économie ménagère ». C’est l’art de gérer sa maison, l’art de gérer au mieux ses ressources. Karl Von Linné, le grand botaniste du 18e siècle, en a donné une parfaite définition : c’est l’art de tirer parti au mieux des ressources dans son contexte, c’est l’art de s’adapter à son contexte pour tirer le plus grand parti possible des ressources rares. Ca m’a paru fondamental de revenir à ça : l’oeconomie. C’est pour cela que j’ai intitulé mon livre « Essai sur l’oeconomie » parce que changer d’objet pour changer de lunettes, il faut que l’on se dote de règles, d’un corps de règles pour gérer notre foyer qui est maintenant la planète, un corps de règles qui nous permette de tirer au mieux parti de ses ressources rares.
5. L’oeconomie, une branche de la gouvernance, à laquelle il faut appliquer les principes généraux de gouvernance
Où trouver les principes directeurs de ces règles. Tout simplement en reconnaissant que l’économie est une branche de la gouvernance. J’ai donc vu que l’on pouvait trouver une cohérence en repartant des objectifs, des principes et de l’art de gouvernance. C’est à partir de là que j’ai commencé à essayer de tirer les fils et à reconstruire une pensée sur le système de production et d’échange.
Les objectifs de la gouvernance. Ils sont constants, j’ai pu le constater à partir d’une analyse comparative internationale. Les objectifs de la gouvernance sont très simples, mais on devrait référer à chaque fois l’économie à ces objectifs. C’est d’abord la cohésion sociale : une société qui est en guerre perpétuelle contre elle-même est perdue. C’est deuxièmement la sécurité extérieure. C’est troisièmement, l’équilibre à long terme entre la société et son environnement. L’objectif de la gestion des sociétés, globalement, se résume à ça.
Et c’est quoi les principes de gouvernance ? Ce qui me frappe c’est que l’art de la gestion de la société est fondé sur des principes étonnamment constants mais, par contre, dont les traductions concrètes sont infiniment diverses quand on va d’un continent à l’autre et d’une période à l’autre. Donc, me suis-je dit, si je me rattache aux principes constants de la gouvernance, alors j’ai des chances d’inventer l’oeconomie.
J’ai trouvé cinq principes fondamentaux. C’est étonnant. Einstein disait : « le plus incompréhensible est que le monde soit compréhensible ». Eh bien moi, je ressens la même chose à propos de la gestion des sociétés, le plus incompréhensible c’est qu’une infinie variété de formes matérielles se résume à quelques principes.
Premier principe c’est celui de légitimité. Une société ne peut fonctionner si elle pense qu’elle est convenablement gouvernée. Si elle pense que ses gouvernements sont compétents, que l’on réduit la liberté des citoyens au bénéfice du bien commun et qu’on la réduit le moins possible. Si les citoyens pensent que la manière dont on gère les choses est cohérente avec la nature des problèmes à résoudre.
Une des grandes leçons de cette deuxième moitié du 20e siècle c’est que la démocratie repose sur une aporie philosophique. Au 18e siècle, vous vous en souvenez, la démocratie est née du consentement à l’impôt et de l’idée que pour qu’on soit bien gouverné il fallait que le peuple choisisse ses gouvernants. Mais prenez les enquêtes d’opinion actuelles et regardez en qui, en quelles institutions, la société a le plus confiance. Le politique arrive tout en bas. C’est un problème sérieux pour la démocratie, non ? Comment rendre compte du fait qu’on a construit tout le système pour être sûr d’avoir confiance en nos gouvernants et qu’au bout du compte on n’a pas confiance ? Voilà l’illustration concrète que la question de la légitimité est irréductible à la question de la légalité. C’est une question majeure pour l’oeconomie. On le voit très bien avec l’affaire Eric Cantona, on peut très bien avoir des entreprises, des banques avec des comités, des rémunérations, des comités d’éthique, avec des règles légales d’élection des dirigeants, des équilibres entre pouvoirs et contre pouvoirs, ces règles de la « corporate governance » et que pourtant le bon peuple, dont je fais partie, disent : ces gens là sont pas légitimes, ce n’est pas vrai qu’ils agissent en fonction du bien commun, je n’y crois pas. La question de la légitimité appliquée à l’économie est une question nouvelle.
Deuxième principe de gouvernance, démocratie et citoyenneté. Comment faire en sorte que chaque être humain soit partie prenante du destin collectif ? Là aussi ça ne se réduit pas à la démocratie formelle. Il y a beaucoup de systèmes sociaux où il n’y a pas de démocratie formelle et pourtant les gens ont le sentiment, pour utiliser une expression africaine « ma voix y est », que je suis entendu. On peut très bien au contraire avoir un système formellement démocratique où 49 % de la population estime qu’elle est pas entendue puisqu’elle est renvoyée dans l’opposition. Ce fossé est plus net encore en économie. Si on n’a pas prise sur les grandes questions économiques, si on n’a pas prise sur l’évolution des sciences et des techniques, où est la prise sur le destin commun ? Tout cela ne se joue plus au niveau national. La pensée sur la citoyenneté et la démocratie appliquée à l’oeconomie ouvre elle aussi des champs nouveaux. Qu’est-ce que ça veut dire, par exemple, de construire une démocratie de nos choix collectifs et de nos consommations ?
Troisième principe de gouvernance, avoir des agencements institutionnels et des dispositifs qui aillent dans le sens du but que l’on veut poursuivre, qui soient pertinents, conduits par des gens qui soient compétents. C’est la métaphore du marteau. La plupart de nos institutions héritées du passé, ce sont des marteaux, on leur demande d’enfoncer des vis, ou bien ce sont des tournevis et on leur demande d’enfoncer les clous. La conception des institutions, l’ingénierie institutionnelle est au cœur de la gouvernance. Vous pourrez noter, dans un cas comme la France, qu’autant on a fait énormément d’investissements intellectuels sur l’ingénierie institutionnelle de l’entreprise, sur les méthodes de management, autant sur les question d’ingénierie publique, il y a extrêmement peu d’investissement. Au point que dans les ministères comme celui qui était le mien jusqu’en 1988, le Ministère de l’Equipement, quand on a voulu commencer à penser à ces choses là, on a copié servilement le management privé. Je me souviens avoir dit à l’époque au directeur du personnel du Ministère : transformer les citoyens en clients, je ne vois vraiment pas le progrès ! je n’arrive pas à comprendre. Concevoir les agencements institutionnels de l’oeconomie c’est essentiel.
Quatrième principe de gouvernance, la coproduction du bien public. Le bien public n’est pas le monopole de la sphère publique. C’est le résultat du jeu des acteurs, Comment construire les partenariats, comment co-construire le bien public, c’est le quatrième principe de gouvernance.
Le cinquième c’est l’articulation des échelles. Tout système de la société oblige de regarder comment on pense à la base, comment on pense au niveau mondial mais aucun problème ne peut se régler à un seul niveau. C’est donc l’articulation des échelles et pas comme le prétendait la décentralisation à la française, les « blocs de compétence » qui est à la base de la gouvernance. Pour aller du local au mondial, il faut admettre qu’aucun problème ni l’énergie, ni la santé, ni l’emploi, ni le développement scientifique, ne peut se gérer seulement au niveau local ou seulement au niveau mondial. Donc le cœur de la gouvernance c’est l’articulation entre les niveaux. Voilà la boîte à outils à partir de laquelle je pense qu’on peut reconstruire une pensée économique dès lors qu’on a admis que c’était une branche de la gouvernance. Et j’y ajoute deux éléments qui sont au cœur de l’art de la gouvernance, c’est l’art de produire plus de diversité et plus d’unité à la fois, et c’est l’art de gérer les relations, ce que notre économie actuelle sait mal faire.
Pour terminer, je me concentrerai sur les agencements institutionnels et en particulier sur le territoire. C’est là que le bât blesse, notamment, et c’est là qu’on peut probablement avancer très vite même au niveau local. Un agencement institutionnel, ça oblige, comme le disait le maréchal Foch, à commencer par se dire : de quoi s’agit-il ? Toujours repartir des questions très simples, de quoi s’agit-il ? Je prends un exemple simple. Vous faites des spaghettis bolognaise, vous y incorporez des éléments qui sont incommensurables, de la tomate, des pâtes, de la viande, du basilic, du sel, tout ce que vous voudrez. Avec ça vous faites une bonne recette. Ce qui est troublant, quand on regarde comment s’organise la production et l’échange, c’est de voir à quel point on s’est obsédé par la commensurabilité des biens et services. Cela tient à notre approche par la monnaie. Encore une fois travail humain et ressources naturelles sont incommensurables. On combine les deux dans la production et l’échange, ça ne veut pas dire pour autant qu’ils sont commensurables pour qu’on puisse commercer. C’est étonnant ce blocage mental.
6. Des régimes de gouvernance conformes à la nature des choses
De même, on va vous dire : « l’évolution de la société ça a été la substitution du capital au travail ». Mais, nom d’un chien, de quel capital s’agit-il ? Est-ce qu’il y a un seul type de capital ? Selon moi, non. C’est très important pour un territoire de se comprendre en tant que système de production et d’échange de sa demande, de quel capital il dispose et qui le détient. Faites l’analyse. Vous verrez qu’il y a quatre types de capitaux. Il y a le capital naturel, ensuite le capital matériel, les infrastructures, les machines, ensuite il y a le capital humain, qui est la somme des compétences de chacun. Mais il y a un quatrième type de capital qu’on oublie souvent et qui est décisif pour le territoire, c’est le capital immatériel. Le capital immatériel, c’est ce qui structure les relations de coopération. Vous vous souvenez que la DATAR à un moment donné avait mis à l’ordre du jour, à partir de l’exemple des districts italiens, le concept de « systèmes productifs locaux ». Pour comprendre les systèmes productifs locaux et les facteurs locaux de compétitivité, on a commencé à s’intéresser au capital immatériel, c’est-à-dire à l’art de s’allier. Je cite dans mon livre un exemple fascinant. Au moment du stalinisme, on a expédié au fin fond du Kirghiztan des communautés germanophones. Quand on va maintenant au Kirghiztan il y a des villages allemands. Ça veut dire que les gens se sont déplacés avec toute leur manière de faire collective de s’organiser, de construire des communautés. Ça résume assez bien ce qu’on peut appeler le capital immatériel. Et on oublie trop souvent cette dimension essentielle : c’est l’art de faire en commun, c’est le bien le plus précieux d’un territoire. Je me résume : pour construire des agencements institutionnels il faut commencer par se demander quels capitaux on veut mobiliser. Et je vous fais observer que tous ces capitaux que je cite sont à la fois publics et privés, fondamentalement c’est un capital mixte.
La deuxième question à se poser concerne la nature des choses. Quels biens et quels services on veut gérer ? De quelle nature ils sont ? En général on va vous répondre, il y a des biens privés et des bien publics. C’est totalement réducteur. De nouveau, je me suis demander quelle est la nature des choses, pour concevoir l’art de gérer les différents biens et services ? J’ai trouvé, ce que j’ai appelé le « test du partage » : qu’est-ce qui se passe qu’on on partage des biens et services ? Et là on découvre qu’il se passe des choses complètement différentes qu’on peut classer les biens et services en quatre catégories.
Première catégorie, les biens qui se détruisent en se partageant : un écosystème, un centre ville historique, si on le découpe en morceaux le bien disparaît. Il y a aussi le climat, la biodiversité, il y a des tas de choses, si on s’amuse à les diviser, ils disparaissent.
Deuxième catégorie de biens et services, dont l’énergie fossile et les ressources naturelles sont représentatifs, ce sont des biens qui se divisent en se partageant -quand on a deux litres d’eau, on peut en prendre chacun- mais qui sont en quantité finie et exigent beaucoup d’efforts pour être recyclés. Ces biens ne peuvent pas relever du seul marché, parce qu’ils relèvent forcément d’un principe d’efficacité et de justice. La question qu’ont posé les Indiens quand on a commencé à négocier sur ces histoires de gaz à effet de serre, à Rio en 1992, c’est : à qui appartiennent les puits de carbone ? Vous savez bien que les ¾ de nos émissions sont réabsorbées. La manière dont on le fait aujourd’hui laisse entendre que les puits de carbone appartiennent à ceux qui émettent le plus ! au nom de quelle justice ? De même, à qui appartiennent les ressources en énergie fossile ? Je passe beaucoup de temps en Chine et je peux vous dire qu’on retrouve exactement la situation de François 1er qui voyait les Portugais et les Espagnols se partager l’Amérique Latine et demandait : je veux voir le testament d’Adam qui m’exclut du partage du monde. C’est exactement la question que se posent les Indiens et les Chinois. Au nom de quoi l’Occident, parce qu’il s’est développé le premier et s’est approprié l’essentiel des ressources naturelles et des puits de carbone s’en estime-t-il propriétaire ? Donc, on est obligé de poser la question de la justice. C’est la même chose au niveau local. On peut expliquer tout ce que l’on voudra sur l’efficience de la gestion par les prix et par le marché, quand, en Inde, vous installez un golf à côté d’un village et que le golf prend toute l’eau et que les gens n’ont plus rien à boire, c’est tout simplement intenable. Toute cette catégorie de biens, qui se divisent en se partageant mais sont en quantité finie, relèvent d’un double principe de justice et d’efficacité, vous n’en sortirez pas.
Troisième type de biens et services, ce sont ceux qui se divisent en se partageant mais qui sont en quantité indéfinie. Là, c’est vraiment le domaine où, je crois, il n’y a rien de plus efficace que le marché, qui permet une combinaison décentralisée de la production et de la consommation. Nos biens industriels entrent dans cette catégorie, mais ce n’est qu’une des quatre catégories.
La quatrième qui est la plus importante ce sont les biens qui se multiplient en se partageant. Si tu as une idée, que j’ai une idée et qu’on échange on part chacun avec deux idées. Si on veut créer de bien être pour tous dans une situation de rareté, les seuls biens auxquels il faut s’intéresser en priorité, ce sont les biens qui se multiplient en se partageant, c’est la connaissance, l’expérience, la joie, ce sont des tas de choses une fois identifiées ces grandes catégories, vous verrez qu’on peut construire un régime de gouvernance adapté à chaque catégorie de biens et services. L’analyse est un peu plus raffinée que ce que je décris parce qu’à l’intérieur de chaque catégorie il y a des sous-catégories. Mais c’est un fil directeur. Si on part de la question « de quoi s’agit-il », si on ne part pas de l’idée a priori qu’il y a le marché et l’action publique, point final, on construit une pensée sur des agencements institutionnels adaptés à chaque type de bien.
7. Territoires et filières, les deux acteurs pivot de l’oeconomie
La dernière grande question relative aux agencements institutionnels, ce que j’ai appelé les acteurs pivot. Les acteurs pivot ce sont des acteurs qui structurent à un moment donné la société, même s’ils ne sont pas les plus puissants. Je me suis intéressé à ça historiquement. On voit que dans chaque société il y a des acteurs de ce type, qui organisent le jeu économique social politique. Je me suis donc dit, pour construire une économie au 21e siècle, il est vital de comprendre quels peuvent être les acteurs pivot et comment les construire, ce sont d’ailleurs deux questions différentes. J’ai aussi observé que pour construire une société, c’est comme un tissu, il faut une chaîne et une trame, il faut du vertical et de l’horizontal et qu’on a en général besoin de deux acteurs pivot : un acteur qui organise les chaînes de production et un acteur qui organise les cohérences territoriales.
Les acteurs pivot du 20e siècle ont été et sont encore d’un côté les États, qui organisent la cohérence horizontale, et de l’autre les grandes entreprises qui si elles pèsent peu dans l’emploi mondial structurent quand même plus de 40 % du marché mondial à elles toutes seules. Ces sont elles qui structurent les chaînes de production. Question : est-ce que ces acteurs nés du passé, agencements institutionnels souvent très sophistiqués, sont les bons acteurs du 21e siècle ? Pour y répondre il faut à nouveau se demander pourquoi ils ont été construits et dans quel contexte puis à quels défis ils vont être confrontés. J’ai déjà parlé de l’État Westphalien. L’entreprise que nous connaissons a été, elle, construite autour de la première révolution industrielle. C’est un outil assez fantastique pour articuler les connaissances physiques ou chimiques de base, la collecte de l’épargne, la mobilisation de la force de travail et la transformation de prototypes en produits de série. L’entreprise s’est imposée au monde entier à cause de ses qualités particulières, adaptées aux besoins de l’époque. Sont-elles pour autant adaptées à l’époque qui vient ? Le raisonnement serait un peu long à développer mais ma réponse est clairement non. L’État est plutôt du côté du problème que du coté de la solution quand il s’agit de construire une société durable et l’entreprise, qui ne maîtrise qu’une partie de la chaîne de production et de valeur ajoutée n’est pas à l’échelle de la société durable.
Alors, quels seront ces acteurs pivot du 21e siècle ? Ce que j’en ai dit le fait déjà pressentir : c’est des lieux, des espaces, des agencements institutionnels qui vont pouvoir gérer à la fois l’efficacité économique, les différents régimes de gouvernance, la cohésion sociale et l’équilibre entre la société et son environnement.
L’acteur horizontal qui s’impose est le territoire. J’ai développé l’idée de « revanche des territoires ». Ce n’est pas le territoire enfermé sur lui-même, c’est le territoire dans la mondialisation. Je crois avoir démontré assez clairement que le territoire sera la brique de base de la gouvernance de demain et l’acteur pivot horizontal de l’oeconomie. C’est pour cela que je m’attarderai à lui.
Le deuxième acteur pivot, horizontal, c’est la filière. Il ne peut pas y avoir de société durable sans filière durable. Une filière, c’est un agencement d’une nature nouvelle qui va organiser l’ensemble de la chaîne de la production. Mon hypothèse, c’est que le commerce international d’ici trente ans sera organisé autour de filières durables. On voit déjà un certain nombre d’évolutions qui vont dans ce sens. Par exemple, l’idée de taxation du contenu carbone des importations. Même le groupe d’experts de l’OMC a dit l’an dernier que c’est compatible avec les règles du commerce international, que ce n’est pas du protectionnisme déguisé. Donc, ça bouge. L’adoption de la norme ISO 26000, le Forum multi-acteurs sur la banane qui est en train de se mettre en place, sont des exemples de mise en place progressive, plus par innovation que par doctrine, de filières durables, ouvrant la voie à une formulation doctrinale et à de nouveaux agencements institutionnels.
Dans mon livre, je m’intéresse beaucoup au croisement entre ces deux acteurs. Comment va-t-on combiner territoires et filières durables ? Je consacrerai mes dernières minutes d’exposé au territoire. Comment faire en sorte que ce territoire soit un acteur pivot ?
Première remarque, nos sociétés sont des sociétés de surabondance de l’information, de production exponentielle de savoirs. On oublie une chose, c’est qu’elles sont aussi destructrices de savoirs et destructrices d’information. Elles sont les deux. Le territoire est avant tout un espace d’ignorance. Prenez la région Ile de France. Avec son accumulation phénoménale de cerveaux, de connaissances scientifiques et techniques, elle connaît infiniment moins bien son métabolisme que le dernier village chinois il y a 2000 ans ! Elle ne sait pas comment elle fonctionne. J’exagère ? A peine. Il y a 15 ans, comme consultant, on m’avait demandé de faire un diagnostic sur l’évolution du schéma directeur de l’Ile de France. J’ai fait observer que rien n’était dit sur les flux d’énergie. Il y a 15 ans, quinze seulement, on m’a regardé comme venant d’une autre planète. On ne va quand même pas parler de flux d’énergie. Parlons de technopole. On vit avec l’énergie du monde entier, point final. Depuis le 19e siècle, du fait qu’on a fait appel à des ressources naturelles extérieures, on a détruit progressivement les connaissances sur le territoire. J’y reviendrai tout à l’heure mais remarquez que vous n’avez aucune idée de ce qui circule à l’intérieur du territoire par rapport à ce qui s’échange avec l’extérieur, vous ne disposez même pas, au niveau d’un territoire, de la comptabilité en partie double qui a quand même été inventée pour l’entreprise au 12e siècle ! Vous ne savez pas faire un bilan consolidé des échanges à l’échelle d’un ensemble intercommunal. Vous n’avez pas supprimé les doubles comptes dans les flux, vous n’avez aucun outil pour le faire, aucun outil pour vous penser vous-mêmes. Il faut prendre conscience de ça.
Deuxième question : vous vous dites : « un territoire c’est un acteur » mais c’est quoi un acteur ? Un acteur, ce n’est pas forcément une institution. Ça, c’est difficile à faire comprendre en France qui est un pays sur-institutionnalisé. Pour nous, Français, pour exister il faut être une institution. Mais un acteur ce n’est pas ça ! Un acteur c’est un être vivant collectif. C’est une combinaison, un ensemble de gens qui se relient par un certain nombre de relations plus ou moins stables. Et quelles sont les caractéristiques profondes d’un acteur social ? C’est une capacité à vouloir agir sur son destin. Il y a plein d’institutions qui ne sont pas des acteurs et plein d’acteurs qui ne sont pas des institutions.
Une question centrale pour le territoire est de savoir comment on devient acteur ? Comment on se construit comme acteur social ? Je vous propose trois petites règles simples, trois étapes : l’entrée en intelligibilité, l’entrée en dialogue, l’entrée en projet. C’est comme ça qu’on se construit comme acteur.
L’entrée en intelligibilité c’est essayer pour commencer de comprendre qui ont est, de mettre en commun nos compréhensions partielles de la réalité. J’ai montré dans d’autres ouvrages à quel point notre connaissance du monde est fabriquée par la juxtaposition des informations que produit chaque institution en fonction de ses besoins propres. Le collage de ça ne donne pas un monde intelligible. Comprendre Dijon dans la mondialisation, comprendre les échanges qui se passent, comprendre notre capital immatériel, comment il se construit, comment il s’est détruit peut être, comment on peut le reconstruire etc. Ca, ça fait partie des éléments de l’intelligibilité.
Deuxième étape, l’entrée en dialogue. C’est essayer de comprendre la logique de chacun, rechercher les jeux à somme positive donc construire le capital immatériel. Quant à la troisième étape, l’entrée en projet, c’est la capacité à agir dans le monde et agir sur le monde, soit en se mettant en réseau, soit en menant une stratégie etc.
Dernière question, avec quels outils on va construire ce territoire acteur ? et à l’aide de quels concepts ? J’ai proposé deux concepts dans mon ouvrage, le concept d’ouvermeture et le concept d’exergie. « Ouvermeture », c’est évidemment un jeu de mots, « ouverture » et « fermeture ». C’est que, pour être territoire acteur, il faut avoir une peau, même virtuelle. C’est comme une cellule si vous voulez, il faut avoir une maîtrise des flux d’échange, ce qui ne veut pas dire protectionnisme. Il faut une connaissance et éventuellement une maîtrise de ce qui se passe à l’intérieur et des échanges avec l’extérieur. Les territoires actuellement n’ont pas ça. Etre capable de se penser en ouvermeture, comment je vais développer mes potentialités en interne, comment je vais renforcer les échanges intérieurs et comment je vais organiser l’échange avec l’extérieur, c’est quelque chose de décisif. Toutes les grandes stratégies de développement, à commencer par les dragons asiatiques, à commencer par la Chine maintenant bien sûr, ont fonctionné comme ça. Ils se construit une peau de manière à gérer leurs échanges. Nous, on a dit mais non c’est pas ça, c’est le marché mondial qui est efficient, on s’est privé de peau et on s’est privé de tout outil de raisonnement, parce que l’on ne dispose pas de monnaie locale, parce que l’on ne dispose pas de moyens de traçabilité.
Second concept, « l’exergie ». C’est un très vieux mot. C’est tirer parti au maximum de toutes les ressources, c’est comme je le dis dans mon livre, la logique de la grand-mère : on commence par des draps, ils sont déchirés, on fait des torchons, ils sont déchirés on fait des chiffons. La chaleur on la dégrade jusqu’à la dernière calorie. C’est ça qui doit s’appliquer à l’ensemble des ressources locales donc il faut se doter des outils intellectuels et pratiques pour le faire. Ca implique une transformation dans la manière dont on se raconte nous mêmes, une société c’est avant tout une narration, la manière dont la société se raconte elle-même.
Je vais commencer à vous évoquer quelques pistes pour devenir un acteur social de demain, votre regard va changer. Ensuite, vous pouvez pas faire tout seul. Je vais prendre deux exemples, la fiscalité et la traçabilité qui vont ensemble. Pourquoi est-ce que l’on n’a pas de traçabilité actuellement ? Quand on dit, par exemple, « il faudrait avoir une traçabilité du contenu carbone des produits », les gens vous diront « c’est impossible, cette consommation carbone tout le long de la filière, on n’en sait rien du tout, comment voulez-vous le savoir etc.. » Je réponds à ça : « et la TVA ? » Connaître le contenu carbone n’est pas compliqué que connaître la valeur ajoutée. Qu’est ce qui fait qu’on connaît la valeur ajoutée ? C’est que c’est un support fiscal. Il y a une dialectique très forte entre connaissance et monnaie, connaissance et fiscalité. Vous ne pouvez pas transformer cela tout seul, il faut se mettre en réseau, il faut travailler au niveau national, au niveau européen. Mais on peut déjà, au niveau de la commande publique, avoir des exigences de traçabilité. On peut déjà travailler avec tout le système de distribution locale sur la traçabilité mais là il y a aussi des négociations à avoir avec des régulateurs qui se situent au niveau de la fiscalité et de la monnaie. Il faut certainement construire des normes d’interopérabilité si on veut remplacer des biens par des services, concrètement ça implique des structures de montage, donc c’est pour ça que je disais que les normes sont des normes d’interopérabilité.
Cela implique de nouveaux outils pour les territoires. Dans mon livre, j’ai développé le concept d’Agences oeconomiques territoriales. A partir d’institutions existantes peut-être à partir d’Agences dont vous disposez déjà, -le but n’est pas de construire des usines à gaz !- Vous pouvez construire des outils institutionnels coopératifs dont la vocation soit, petit à petit, de mettre à disposition de la communauté les outils nécessaires à l’intelligibilité, au dialogue et au projet pour conduire la mutation vers des sociétés durables.
Je vous remercie.