Métamorphoses de la responsabilité et contrat social
Pierre Calame, juin 2020
Pour gérer notre planète, il faut se mettre d’accord sur des valeurs communes. S’appuyant sur ce constat, Pierre Calame a formé un réseau constitué de militants du monde entier, afin de produire un texte couvrant l’ensemble des défis communs. La responsabilité s’impose alors comme concept fédérateur, parce qu’il est le corollaire de toute vie en communauté et à ce titre présent, sous des vocables divers, dans toutes les sociétés.
Après avoir décrit l’émergence de cette « Déclaration universelle des responsabilités humaines » et ses principes généraux, Pierre Calame s’attache aux conditions de mise en œuvre d’une telle charte, en passant en revue les trois niveaux de la responsabilité : celui des choix individuels ; celui des normes collectives des milieux sociaux et professionnels ; celui enfin des systèmes juridiques, en montrant comment l’adoption d’une telle Déclaration par l’ONU renouvellerait le droit international en frayant la voie à un «droit commun mondial».
Ci-dessous la préface de Mme Mireille Delmas-Marty, professeure émérite au Collège de France.
À télécharger : metamorphoses_intro_mireille_delmas_marty_et__resume.pdf (160 Kio)
A l’échelle de l’actuelle mondialisation, les notions de responsabilité et de solidarité ont-elles encore un sens ? En d’autres termes, réussirons-nous à passer de nos sociétés « à irresponsabilité illimitée » à un monde de responsabilité élargie, telle que la définit la « Déclaration universelle des responsabilités humaines » ? A ces questions difficiles, Pierre Calame se propose de répondre, dans son dernier livre. Avec un optimisme rare, il prend le pari audacieux qu’une réponse éthique et juridique est possible et que le droit peut résister au développement de normativités concurrentes et autonomes, notamment économiques ou numériques, à certaines conditions.
Ce livre est le résultat d’une longue maturation : c’est à la fin de l’année 1993, et à l’issue d’un dialogue international mené dans tous les continents, qu’un groupe d’intellectuels francophones, le groupe de Vézelay, publiait une « Plate-forme pour un monde responsable et solidaire ». Elle allait donner naissance à « l’Alliance pour un monde responsable et solidaire » et nourrit maintenant de façon substantielle les trois parties du livre que nous présentons ci-dessous.
I - La première partie montre que la responsabilité «s’est imposée comme la colonne vertébrale de l’éthique du 21ème siècle». Il s’agit à la fois d’un «principe universel rencontré dans toutes les cultures» et d’une «réponse à la nouvelle nature des interdépendances planétaires». L’auteur se méfie de la notion de société à responsabilité limitée : «une somme de responsabilités limitées donne naissance en réalité à des sociétés à irresponsabilité illimitée». Considérant que la Déclaration universelle des droits de l’homme ne tient pas compte des nouvelles interdépendances, il évoque diverses tentatives pour élaborer et faire adopter une Charte de la Terre et une première Charte des responsabilités humaines et situe son projet dans un vaste ensemble d’initiatives.
Pierre Calame rappelle notamment l’initiative que nous avions lancée en 2002 puis reprise en 2005, au sein du Collegium international d’éthique, avec Michel Rocard, Milan Küçan, Stéphane Hessel, Edgard Morin et Sacha Goldman, ainsi que diverses personnalités du monde politique et universitaire. Ce projet de «Déclaration universelle d’interdépendance» a été utilement réactivé en 2018 avec la participation de Jacques Toubon et Pascal Lamy. En se déclarant interdépendants, les États ne renonceraient pas à leur souveraineté, mais ils reconnaîtraient que la souveraineté solitaire (charbonnier est maître chez lui opposaient les nazis à la SDN) doit devenir une souveraineté solidaire, élargie à la contribution de chacun à la protection des biens communs mondiaux et à la construction du destin commun de l’humanité. Car aucun État, si puissant soit-il, ne peut relever seul les défis globaux, à commencer par les crises sociales ou les changements climatiques, mais aussi le terrorisme global, les crises financières ou les migrations. En somme, en reconnaissant leur interdépendance, les États reconnaîtraient seulement la réalité, tant il est vrai que prétendre faire cavalier seul est un déni de réalité.
Mentionnant aussi le projet de déclaration des droits de l’humanité piloté par Corine Lepage (2015) et la proposition d’un troisième pacte mondial pour l’Environnement, présenté par un groupe d’experts de la société civile soutenu notamment par Laurent Fabius (2017), Pierre Calame s’inspire enfin des recherches menées au Collège de France pour «Prendre la responsabilité au sérieux»1 et pour s’engager «Sur les chemins d’un Jus commune universalisable»2. Il témoigne ainsi de la fécondité de ce bouillonnement d’idées qui convergent vers le thème en effet essentiel de la responsabilité à l’échelle mondiale. Peu importe si la bonne gouvernance et la science du droit s’entremêlent, fonctionnant alternativement comme référence première : alors que nous considérons que la bonne gouvernance fait partie du Jus commune, Pierre Calame, privilégiant la gouvernance, fait de la science du droit une simple composante de la bonne gouvernance. L’essentiel est de montrer que la responsabilité est au cœur de l’éthique planétaire.
De ce point de vue, la démarche de ce livre, partant des thèses discutées lors de l’Assemblée mondiale de citoyens réunie en 2001, est très ambitieuse car il s’agit de compléter la Charte de l’ONU et la DUDH en leur ajoutant un troisième pilier qui serait précisément la «Déclaration universelle des responsabilités humaines». Inscrite dans la longue durée, la recherche étant engagée depuis une trentaine d’années, la proposition est concrète, précise et constructive. L’auteur s’attache à expliciter six dimensions, ou conditions, de la responsabilité, qu’elle soit éthique ou juridique. On s’arrêtera ici à l’une de ces conditions, consistant à élargir la responsabilité dans plusieurs perspectives : assumer toutes les conséquences, directes et indirectes, de nos actes ; s’unir pour sortir de l’impuissance ; reconnaître que notre responsabilité est proportionnée au savoir et au pouvoir de chacun. L’objectif est de remettre en cause la définition qui circonscrit la responsabilité de chaque acteur dans le temps et dans l’espace, aboutissant à cette «irresponsabilité illimitée» de nos sociétés.
Quelle que soit la force du propos, on hésite à partager une thèse qui ne laisse aucune place à la finitude humaine évoquée par Paul Ricœur quand il suggérait de concilier les deux types de responsabilité : «la vision courte d’une responsabilité limitée aux effets prévisibles et la version longue d’une responsabilité illimitée»3. En effet, nos capacités cognitives ne nous permettent pas de prévoir à long terme toutes les conséquences de tous nos comportements. S’il est vrai que les travaux scientifiques éclairent de mieux en mieux ces conséquences, comme on le voit, par exemple, avec les scénarios du GIEC sur le changement climatique, il n’en reste pas moins que l’imprévisible n’a pas disparu et que, même à l’égard des générations futures, la responsabilité humaine ne saurait être infinie. Sous cette réserve, on suivra volontiers l’auteur dans la deuxième partie de son livre.
II - La deuxième partie inscrit les responsabilités humaines dans le prolongement de huit principes communs (de gouvernance et de droit) à l’échelle mondiale. Il s’agit, tantôt de principes techniques, comme l’imprescriptibilité de l’action en responsabilité lorsque le dommage est irréversible, tantôt de principes substantiels, fondateurs et novateurs, comme le principe selon lequel la possession ou la jouissance d’une ressource naturelle induit la responsabilité de gérer cette ressource au mieux du bien commun. Evoquant les évolutions récentes de la jurisprudence et du droit, national et international, l’auteur montre comment, grâce à «l’activisme d’organisations de la société civile», des juges et des législateurs parviennent à élargir progressivement la définition de la responsabilité, à partir de ces principes. L’auteur qualifie cette métamorphose de véritable «révolution copernicienne», rejetant à la marge ce qui était central et mettant au centre ce qui était jusqu’alors marginal. Il compare même la Déclaration universelle des responsabilités humaines à une constitution mondiale sur laquelle fonder un droit commun nourri des différentes traditions juridiques et respectant les principes fondamentaux de la gouvernance.
Même s’il n’évoque pas explicitement la méthode du «croisement des savoirs», on retrouve cependant dans ce livre l’idée qui sous-tend cette expression lancée par le mouvement ATD Quart Monde dans les années quatre-vingt : alors que les pouvoirs publics (législatif, exécutif et judiciaire) se confondent de plus en plus à l’échelle mondiale et parfois même à l’échelle nationale, les contre-pouvoirs viennent de l’extérieur, de la société civile, et notamment d’une participation citoyenne, ainsi que d’un rôle accru des scientifiques. En ce sens, le livre de Pierre Calame rejoint ce que j’ai nommé par ailleurs la «gouvernance SVP» (pour Savoir Vouloir et Pouvoir)4.
Du côté des pouvoirs, il ajoute au pouvoir politique des États le pouvoir économique des grandes entreprises. À l’échelle mondiale, c’est encore plus évident qu’à l’échelle nationale. Les entreprises transnationales (ETN) sont de véritables acteurs sur la scène internationale, même si traditionnellement elles ne sont pas des sujets de droit international. Elles commencent à le devenir de facto dans presque tous les domaines, et même de jure dans certains domaines comme le droit des investissements. Il y a donc une sorte de recomposition vers un nouvel équilibre (démocratique ?) à l’échelle du monde, ou d’une région comme l’Europe.
On ajoutera seulement que le croisement est très important aussi à l’intérieur des autres catégories, les savoirs et les vouloirs. Il n’y a pas seulement le savoir des savants, des scientifiques, des érudits. Il y a aussi le savoir de ceux qu’on appelle parfois les «sachants», c’est-à-dire de ceux qui ont l’expérience, du «vécu». C’est en croisant les savants et les sachants qu’on peut sans doute faire avancer la connaissance. Il existe des exemples frappants dans le domaine de l’environnement. En matière de changement climatique, le rôle clé est joué par les climatologues, mais on a découvert aussi que les populations autochtones avaient des connaissances et un savoir tirés de leur expérience ancestrale. Porteur de réponses inédites aux problèmes environnementaux actuels, le savoir des populations autochtones doit être croisé avec le savoir des scientifiques. De même dans d’autres domaines. S’agissant de la pauvreté, notamment quand elle est héréditaire, les critères pertinents pour lutter contre ce fléau sont déterminés par des juristes, des sociologues ou des psychologues, alors que l’expérience des personnes en situation de grande pauvreté infirme le savoir d’en haut, de ceux qui n’ont pas vécu eux-mêmes dans la pauvreté.
D’autres croisements sont observables à propos des vouloirs, complexifiant encore la prise de décision. La volonté citoyenne peut se situer au niveau de l’individu, isolé ou dans son village, sa ville, son pays, sa région comme l’Europe, ou du citoyen du monde. Ils se mêlent les uns aux autres. De même les pouvoirs politiques ne sont pas seulement les pouvoirs centraux, les gouvernements et le Législateur avec un L majuscule, mais aussi les pouvoirs territoriaux. Dans le domaine du climat, qui est une sorte de laboratoire pour la mondialisation dans les autres domaines (on pense notamment aux migrations), les collectivités territoriales jouent un rôle majeur, que ce soit les grandes villes qui se sont mises en réseau ou un État fédéral comme la Californie qui a pris une longueur d’avance. Quant au pouvoir économique, il est déjà très différencié d’une entreprise à l’autre, d’un secteur à l’autre. Un tel panorama est intéressant à évoquer ici, car il explique les difficultés de la prise de décisions politiques dans un univers complètement chamboulé où les défis sont déjà planétaires, alors que les décisions se prennent au niveau national ou, au mieux, à plusieurs niveaux. C’est tout l’intérêt de la troisième partie du livre de reconnaître que cette nouvelle gouvernance se déploie à de multiples niveaux et à travers de multiples acteurs. D’où l’importance donnée là encore aux acteurs économiques, présentés longuement, avant même les acteurs politiques, dans la troisième partie.
III - La troisième partie est organisée autour de l’idée d’un nouveau contrat social, «car responsabilité et appartenance à une communauté sont les deux faces d’une même monnaie». Ce qui amène l’auteur à examiner quelques exemples illustrant l’existence d’un tel contrat social et à dégager les grandes lignes de son renouvellement qu’il imagine sous forme de «Chartes de responsabilité sociétale», qu’il illustre dans des domaines comme la recherche scientifique et l’enseignement supérieur, l’entreprise ou le monde politique.
Réservée sur l’idée d’un tel contrat à l’échelle mondiale, car il serait à la fois multidimensionnel et total, au risque de glisser vers un totalitarisme généralisé dont on perçoit déjà quelques signes avant-coureurs5, je suis volontiers en revanche Pierre Calame quand il en vient très concrètement aux débats actuels comme celui qui porte sur la RSE (responsabilité sociale et environnementale des entreprises), «figure imposée des discours managériaux». Même si l’on considère que le «contrat social néolibéral», faisant de l’enrichissement des actionnaires «l’alpha et l’oméga» de l’entreprise, est maintenant largement battu en brèche, il faut reconnaître avec l’auteur qu’on est encore très loin d’une véritable charte de responsabilité sociétale qui devrait concerner non seulement l’entreprise, au sens juridique du terme, mais l’ensemble des filières mondiales, filiales et sous-traitants, de production et de distribution. On pourrait, selon lui, y parvenir par une combinaison d’engagements collectifs et de réforme des règles internationales encadrant la vie économique. Il reste ce qu’il nomme «le paradoxe de la finance actuelle» qui est «d’avoir remplacé la relation de confiance entre emprunteur et prêteur, avec ce que cela suppose de durée, par des myriades de transactions instantanées». D’où la critique du discours sur l’investissement socialement responsable, qui «a envahi la scène publique mais ne modifie encore qu’à la marge la réalité des relations entre les différents acteurs de la finance et le reste de la société». De tels constats conduisant à proposer une co-responsabilité des acteurs. Et cette co-responsabilité inclut logiquement les acteurs politiques. La responsabilité des gouvernants à l’égard de leurs électeurs lui semble évidente, même si elle reste très limitée dans le long terme et à l’égard de l’ensemble de la planète. Pierre Calame en conclut que «les replis souverainistes et nationalistes auxquels on assiste aujourd’hui, comme la tyrannie du court terme, éloignent plus encore les gouvernants de la définition étendue de leur responsabilité dans un monde interdépendant et confronté à la nécessité d’une transition de grande ampleur». C’est pourquoi il préconise des principes généraux pour redéfinir cette responsabilité des gouvernants.
En conclusion, il faut se réjouir que la société civile, par la voix de l’ancien président de la Fondation Léopold Mayer, s’engage aussi résolument sur les chemins escarpés, à la fois techniques et philosophiques, d’une responsabilité à vocation mondiale. Il n’est pas dupe d’oppositions stériles comme l’opposition binaire entre soft law et hard law, deux termes qui ne se confondent pas avec la force et la faiblesse des systèmes de droit. Apparemment plus faible, une simple déclaration ou recommandation peut avoir un impact plus durable et plus puissant qu’un dispositif précis, obligatoire et sanctionné.
De même, reconnaît-il que les frontières entre le droit national et le droit international se brouillent et sont peut-être même appelées à disparaitre dans le droit fil des évolutions actuelles. Certes nous allons vraisemblablement vers plus de normes, mais toutes les normes ne sont pas juridiques. Et la production de normes ne suffit pas à responsabiliser les principaux acteurs. Il faudrait renforcer le rôle du juridique par rapport au numérique ou à l’économique. Ainsi l’institution d’un tiers impartial et indépendant – qu’on le dénomme « juge » ou autrement – est l’une des conditions permettant de différencier la norme juridique de la norme non juridique.
C’est dire le soutien que les juristes doivent apporter à de telles initiatives. Ce livre nous rappelle que, même si les sociétés humaines restent largement imprévisibles, notre devoir comme êtres humains doués de conscience et de raison (art. 1 DUDH) est de nous comporter, non comme des propriétaires titulaires de tous les droits y compris celui de détruire les biens communs, mais comme des êtres responsables dont le devoir est que la terre – notre bien commun - reste une demeure habitable.
En somme le message de ce livre est simple : tel le petit prince responsable de sa rose, chacun de nous, en proportion de son savoir et de son pouvoir, est responsable de la maison commune.
1 A. Supiot et M. Delmas-Marty (dir.), Prendre la responsabilité au sérieux, PUF, 2014
2 M. Delmas-Marty, K. Martin-Chenut et C. Perruso (dir.), Sur les chemins d’un Jus commune universalisable, Mare & Marin, à paraître 2020
3 P. Ricoeur, « Le Juste I », Esprit, 1995
4 M. Delmas-Marty, La refondation des pouvoirs, in Les forces imaginantes du droit, t. 3, Seuil, 2007, p. 258 ; M. Delmas-Marty et J. Tricot, « L’art de la gouvernance », in Sur les chemins d’un Jus commune universalisable, précité
5 M. Delmas-Marty, La refondation des pouvoirs, précité, p. 258