L’impossible prise en compte des valorisations foncières
novembre 2015
La Revue Foncière / Association Fonciers en débat
La récupération des plus-values d’urbanisation pour financer les coûts de cette même urbanisation est une idée simple au coeur des politiques foncières. Sa mise en oeuvre, directe ou indirecte, a connu de nombreux avatars depuis une soixantaine d’années.
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L’impossible prise en compte des valorisations foncières
Tout octroi de droit de construire à des terrains non bâtis débouche sur de fortes plus- values, parfois analysées comme de la « rente foncière ». L’examen de différents cas de figure, comme en Suisse, en Allemagne ou aux Pays Bas, montre qu’il existe dans ces pays, des mécanismes explicites de récupération des plus-values d’urbanisation. En France, les pratiques qui avaient pu se développer sont devenues de plus en plus impraticables. Une analyse historique montre comment cette situation s’ancre dans la conception française de la propriété, et comment les mécanismes mis en place pendant une période d’urgence foncière, à compter de 1953 se sont progressivement vidés de leur charge politique comme économique au fil du temps.
Les bases idéologiques de la propriété foncière
Depuis 1789, « la propriété est un droit » inviolable et sacré. Une première rédaction de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen en 1789, qui parlait « des propriétés », fut durcie par la Convention, à cette époque dominée par les Montagnards, qui, en juillet 1793, sanctifièrent « la propriété » 1. Les nombreux acquéreurs de biens immobiliers issus des biens du clergé se révélèrent logiquement les plus fermes défenseurs des acquis de la Révolution française 2 et du droit de propriété confondus. Vouloir contester la propriété individuelle conduisait à l’échafaud 3. L’égalitarisme paysan perdit peu à peu la partie 4. Ultérieurement les répressions énergiques de 1848 et 1871 scellèrent les alliances républicaines entre paysannerie des champs et bourgeoisie des villes sur le dos des « partageux ». Dans le dernier siècle, une certaine vulgate marxiste anticapitaliste 5 déboucha sur des mouvements politiques qui savaient dénoncer la spéculation foncière, qui voulaient lutter contre le grand capital, et tonnaient contre ceux qui « s’enrichissent en dormant ». Mais ils se gardèrent bien d’attaquer le petit capital, c’est-à-dire la propriété de « sa maison » dans les classes populaires. Le parti communiste s’implanta dans la « banlieue rouge » en prenant la défense des mal-lotis 6. Son journal L’Humanité protesta en 1970 contre un éventuel impôt foncier incitatif à la vente au nom de la défense des petits propriétaires que l’on voulait évincer au profit du grand capital 7. Et la « rénovation urbaine » 8 était dénoncée comme « spoliant la petite propriété foncière d’une fraction importante de la rente qu’elle aurait pu attendre d’un nouvel usage des sols » 9. C’était retrouver le thème au nom duquel le Conseil d’État, en 1858, avait mis fin aux méthodes haussmanniennes qui privaient les propriétaires expropriés de leurs plus-values potentielles 10. Cette contradiction entre petite propriété foncière et grand capital immobilier avait été pointée par avance par F. Engels 11. L’élection d’un président de gauche en 1981 déboucha sur une explosion de l’accession à la propriété via un APL accession généreusement calculé. Mais cette sacralisation de la propriété foncière, tolérable dans une France à la population stable et au degré d’urbanisation stagnant 12, devint problématique lorsque, à partir de 1946, la France connut à la fois une réelle reprise démographique – le baby-boom - accompagnée d’une forte urbanisation réclamant d’importantes surfaces urbanisées nouvelles. La France édifia alors une législation ad hoc, mais dont la cohérence s’est progressivement étiolée.
Un dispositif nouveau
Le passage d’une situation d’immobilisme à une nouvelle dynamique urbaine réclame en premier lieu l’invention d’une politique foncière active. Qui la réclamait ? La puissance publique, ou ses opérateurs fonciers comme immobiliers (en particulier les organismes HLM), car directement intéressés à un bas prix d’acquisition. C’est le cas, soit des consructions publiques, soit des constructions privées à prix de sortie plafonné (en capital ou en loyer) c’est-à-dire, en pratique, aux organismes de logements sociaux. Autrement dit, c’est dans ces secteurs que la puissance publique recherche des prix d’acquisition à bas coûts avec possibilité de vendre à des prix élevés dans le cadre de procédures d’aménagement, afin de financer les dépenses d’aménagement en utilisant les plus-values ainsi réalisées. Du coup tout un dispositif se mit en place : loi de 1953 sur l’expropriation, la création des ZUP en 1958, des ZAD, puis pré-ZAD en 1962. Ces dispositifs s’intéressèrent progressivement aux zones urbanisées, avec les ZIF en 1976, puis leur généralisation sous forme de DPU en 1985. Les juges appliquaient à l’origine avec une certaine rigueur le principe de l’évaluation selon l’usage antérieur des lieux (ancien article L 13-15 du code de l’expropriation), ce qui limitait au maximum la part de plusvalue laissée aux propriétaires. Dans ces conditions, les plus-values étaient, de fait, affectées directement aux équipements à réaliser, sans qu’il soit nécessaire d‘en individualiser le montant. En parallèle l’État avait créé des instruments financiers ad hoc, comme le FNAFU sous ses différentes formes13, puis des financements budgétaires pour des réserves foncières, notamment en villes nouvelles. L’État, qui était opérateur direct ou indirect, y était directement impliqué. Il conduisait une politique d’offre du logement. Ce mouvement s’accompagna de toute une effervescence politique, voire intellectuelle, sur la « municipalisation des terrains à bâtir », et les mécanismes fiscaux de récupération des plus-values liées à l’urbanisation (cf. infra). Ce furent les beaux jours de la théorie de la rente foncière 14 inventée par Ricardo pour parler du foncier agricole.
Les tentatives fiscales
Sur ce thème, les tentatives fiscales ont constitué un feuilleton continu 15. On peut noter par exemple en 1961 une « redevance d’équipement » dont le mécanisme prenait en compte la valeur foncière future escomptée. Elle fut remplacée en décembre 1963 par une « taxe de récupération des valeurs foncières » qui ciblait plus directement les plus-values. En 1967 la loi d’orientation foncière créa dans son article 23 une « taxe d’urbanisation » fondée sur la valeur foncière à venir. Mais dans la réalité, il ne se passa rien. Dans ce contexte l’impôt foncier déclaratif tint longtemps la vedette. Il fut officiellement lancé lors du rapport Bordier de 1965 16. Le ministre du Logement Albin Chalandon tenta de le promouvoir 17 (cf. P. Veltz, op. cit.), mais sa majorité parlementaire le fit eculer. Cet impôt figura même dans le programme électoral de la gauche en 198118. Mais rien ne se fit, comme il était prévisible, sauf la sur-taxation de la vieille (1908) et bien commode catégorie fiscale des « terrains à bâtir et divers » parmi les rubriques de taxation du foncier non-bâti. C’était prévisible. Comme l’avait déclaré un député-maire en 1971, qui présidait un intergroupe foncier pour le VIe Plan au Commissariat général au plan : « l’impôt foncier, en tant que maire, je suis pour, en tant qu’élu, je suis contre. » Cette schizo phrénie était un solide gage d’immobilisme confirmé par les divers épisodes ultérieurs. On peut dire aussi, avec une écriture plus fine, que les seuils de taux ou d’assiette qui rendent un mécanisme de taxation foncière efficace pour lutter contre la « rétention foncière » sont exactement les mêmes que ceux qui le rendent politiquement impensable. La réinvention périodique de ce thème, avec des mécanismes peu compréhensibles, mais susceptibles de déclencher « un choc de l’offre », occupe le Parlement de façon récurrente. Mais quand une proposition paraît susceptible d’avoir un effet réel, elle est écartée ur le champ. Taxer les terrains à bâtir, oui, mais à condition de ne rien faire payer aux agriculteurs. Il y eut cependant des mécanismes votés, mais abrogés plus ou moins vite dans le cadre de programme de simplification législative, ou vivotant en attendant la prochaine loi sur le sujet. Une seule disposition eut un effet notable : la création en 1975 du plafond légal de densité qui revenait, de fait, à municipaliser les plus-values foncières au-delà d’un COS de 1,5 à Paris, et de 1 dans le reste de la France. Mais le Parlement refusa de toucher à l’écriture même de l’article 544 du code civil, immuable depuis 1804 : « la propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements. » Malgré certaines contorsions rédactionnelles, le PLD ne restait qu’un mécanisme fiscal. Il servit, comme souhaité, d’éteignoir pour les valeurs foncières en centre-ville, favorisant ainsi l’urbanisme périphérique et le démarrage effectif des villes nouvelles en Île-de-France
Les atténuations
De fait l’ensemble du dispositif s’est délité au fur et à mesure que les tensions globales sur le logement diminuaient, et que les documents d’urbanisme se mettaient en place. À droit constant, les évaluations des juges de l’expropriation se mirent à grimper – une indemnité juste et préalable peut-elle ignorer le statut économique réel de terrains en attente d’urbanisation prochaine ? Et la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme comme celle du Conseil constitutionnel eurent toujours des interprétations restrictives des textes limitant le droit de propriété, et dont ils étaient saisis. Le thème de la récupération des plusvalues, qui conduisit à une notable production législative dans un premier temps, ne fit par la suite que s’effilocher, aussi bien sur le plan juridique que fiscal. En effet il existe une méthode autre que fiscale pour capter les plus-values : les récupérer via les constructeurs, dans le cadre des participations exigées. La récupération via les constructeurs revient à faire peser des charges d’aménagement sur le constructeur, ou l’aménageur, en escomptant que celui-ci les répercutera, par un mécanisme de compte à rebours bien connu 19, sur ce qu’il peut payer aux détenteurs initiaux des terrains convoités. De ce point de vue, il faut relever, au fil du temps, et depuis 1967, une position constante du Parlement, toutes orientations politiques confondues, pour protéger les droits des propriétaires à faire des plus-values dans le cadre des urbanisations prévues. Dans cette optique, la loi foncière de 1967 avait prévu à cet effet de plafonner, hors ZAC, ce qu’on pouvait demander aux promoteurs, avec le risque, en cas de pratiques allant au-delà, de la « répétition de l’indu », procédure réservée à l’aménageur. Et l’idée de COS volontairement bas, pour récupérer un maximum de financement via une taxe de surdensité, fut rapidement écartée 20. Mais elle avait aussi prévu un mécanisme de « surdensité », par exemple en cas de regroupement de parcelles, avec donc des participations supplémentaires : la taxe de surdensité, assise sur la valeur du terrain économisé par le pétitionnaire. En 2000 la loi SRU, qui prônait la lutte contre l’étalement urbain, supprima la taxe de surdensité, et donc une incitation à la densification. Comprenne qui pourra.
La loi Sapin de 1991 avait déjà bloqué la création de zone d’aménagement à l’intérieur d’une zone urbaine, alors que cette méthode, qui mettait communes et aménageurs en position de force dans les négociations, pesait sur les prix au bénéfice des participations aux équipements publics. Enfin en 2000 la loi SRU, en supprimant le PAZ 21, bouscula de fait les modes d’évaluation des Domaines, et les décisions des juges, qui avaient appris à anticiper dans leurs appréciations de la valeur des terrains une participation aux frais d’aménagement. Elle permit ainsi aux propriétaires de terrains non aménagés de réclamer autant que s’ils étaient d’ores et déjà desservis et connectés aux réseaux. L’ensemble des plus-values foncières leur revenaient. L’aménagement intra-urbain en fut rendu plus difficile, et par contrecoup l’étalement urbain boosté. C’était prévisible. Le sort du PLD fut réglé en plusieurs étapes. En 1986 la loi Méhaignerie supprima le concept de PLD obligatoire, qui d’ailleurs faisait parfois double emploi avec la taxe de surdensité, et liquida du même coup les débats théoriques sur le sens théorique de cette taxe. Les plus-values foncières retournèrent progressivement aux propriétaires. La loi SRU en 2000, puis la loi de finances pour 2010 vinrent liquider ce qui en restait, juste avant son 40e anniversaire. Ainsi donc, toutes les participations financières demandées aux constructeurs en prenant en compte, directement ou indirectement, les plus-values des propriétaires initiaux, disparurent au fil du temps. Le concept de la TLE (taxe locale d’équipement) assise sur la valeur, estimée de façon forfaitaire, des coûts de construction des bâtiments à édifier, s’imposa. Des tentatives de perfectionnement de cette approche débouchèrent successivement sur le PAE (Plan d’aménagement d’ensemble) instauré par la loi Aménagement de 1985, puis en 2000 dans le cadre de la loi SRU, sur la PVR (Participation pour les voies et réseaux) dont les effets ont expiré au 1er janvier 2015. Il existe désormais depuis 2012 une « taxe d’aménagement, retrouvant l’esprit de base de la TLE, c’est-à-dire parlant des coûts des équipements publics à réaliser sans jamais évoquer la valeur des terrains ni les plus-values réalisées par les propriétaires. La vénérable « participation des riverains » créée sous le régime du droit germanique en 1879, et qui fonctionnait encore en Alsace-Moselle, disparut du même coup 22. Désormais, les textes sur la ZAC qui lui permettaient d’échapper à la TLE, comme aujourd’hui à la taxe d’aménagement, encadrent de manière très limitative, les contributions financières qui peuvent être demandées au constructeur, avec la sanction éventuelle d’une « répétition de l’indu » (dont la mise en oeuvre avait été facilitée par la « loi Aménagement » de 1985) après attribution des autorisations d’urbanisme, si la collectivité s’était montrée trop gourmande lors des négociations préalables. Cela se répercute, sur les valeurs foncières potentielles des terrains bruts, au bénéfice des propriétaires initiaux. Finalement, tout ce qui pouvait ressembler à des récupérations des plus-values sur les propriétaires de base disparut du Code de l’urbanisme, comme des recettes affectées aux communes. Il reste bien sûr la fiscalité générale, avec des taux de prélèvement variables, et des abattements en fonction de la durée de détention. Mais ces recettes sont affectées à l’État, sans contribuer au financement des coûts d’urbanisation qui conditionnent pourtant l’apparition de plus-values, dévolues aux seuls propriétaires.
Beati possidentes ! 23
1 L’impossible propriété absolue », J. Comby, in colloque de l’Adef, « Un bien inviolable et sacré », 1990.
2 Michelet, La Révolution française.
3 Cf. le sort dévolu à Gracchus Babeuf, initiateur de « la conspiration des égaux », guillotiné en l’an V.
4 Cf. « Les paysans partageux et la Révolution française », Albert Soboul, 1980.
5 Par exemple « Le tribut foncier urbain », Alain Lipietz, Maspero, 1974.
6 La banlieue en morceaux, A. Fourcault, Créaphis, 1998.
7 D’ailleurs le même jour Le Figaro publiait une tribune libre en faveur de cette imposition.
8 Au sens de l’ordonnance de 1958 sur ce thème.
9 Denis Duclos, Espaces et Sociétés, 1973.
10 Paris, histoire d’une ville XIX-XXe siècle, Bernard Marchand, Le Seuil, 1993.
11 « La question du logement », Friedrich Engels, 1872, ou, plus près de nous, L’inhabitable capital, Jean-Paul Dollé, 2010.
12 Cf. les données long terme in L’urbanisme de la vie privée, O. Piron, 2014, Éditions de l’Aube.
13 Le FNAFU A (Fonds national d’aménagement foncier urbain) menait des pérations directes, comme certaines ZUP, et les FNAFU B et C bonifiaient les prêts de la Caisse des dépôts.
14 La Rente foncière, J.-L Guigou, 1982.
15 Cf. « Vingt-cinq ans de financement de l’urbanisation » A .Cotillon, in « Produire des terrains à bâtir » ADEF, 1986.
16 In Commission pour l’orientation et le financement de l’urbanisation du Ve Plan.
17 Cf. « Les POS, une réforme ambigüe », Pierre Veltz, éditions du CRU, 1978.
18 Pour un historique complet, cf. L’Impôt foncier, J. Comby et V. Renard, PUF, 1985.
19 Par exemple L’aménagement urbain acteurs et systèmes, T. Vilmin, Éditions Parenthèses, 2015.
20 Cf. Les POS, une réforme ambigüe, Pierre Veltz, Éditions du CRU, 1978.
21 Plan d’aménagement de zone, créée par un décret du 30 mai 1969 pour e substituer au POS, dans les ZAC (zones d’aménagement concerté).
22 Même si la loi de Finances pour 2015 la fait revivre dans la mesure où elle serait complémentaire de la taxe d’aménagement… Bonne chance à ceux qui auront à appliquer ce texte.
23 Bien heureux les possédants.