Quelle place pour le citoyen dans la coopération territoriale ?
La bonne échelle pour la démocratie participative
Katia Buoro, Xavier Desjardins, 2011
Alors que de plus en plus de décisions, et donc d’investissements réalisés grâce à l’impôt, sont prises par des structures de coopération territoriale avec des élus au second degré, le citoyen ne perd-t-il pas en capacité de contrôle de l’action publique locale – et donc de pouvoir – ce qu’il est censé gagner en termes d’efficacité de l’action publique ?
C’est ainsi, qu’assez classiquement, est posée la question des rapports entre « démocratie » et « coopération territoriale ». La logique « rationnelle » de l’action publique s’opposerait au principe démocratique de la vie publique locale.
Plusieurs débats se masquent en réalité derrière celui des rapports entre citoyenneté et coopération territoriale. Le premier renvoie à la « bonne échelle » de la démocratie locale ; le second renvoie aux capacités de contrôle et éventuellement de sanctions par les citoyens des gouvernements locaux.
Ce débat compliqué et complexe est présenté en trois temps. Le premier traite de la bonne échelle de la démocratie locale. Le second pointe les enjeux et les limites de l’élection au second degré des représentants des instances supra-communales. Enfin, le dernier pointe la question du redécoupage des communes. Et si, finalement, les communes n’étaient pas déjà trop grandes pour permettre une véritable appropriation des enjeux locaux par les habitants ? voir( la fiche : Et si on découpait les communes)
Face à cette question – insoluble ? – de la « bonne échelle démocratique locale », l’idée se fait jour que l’enjeu est moins de déterminer la bonne échelle du local, que de trouver les moyens de bien articuler les différents échelons territoriaux … Mais alors, se pose la question de ceux qui seront en charge d’assurer cette bonne articulation et du contrôle démocratique de leur action. Si le serpent semble se mordre la queue, n’est-ce pas parce que la démocratie n’est pas seulement une forme de gouvernement, c’est aussi une pratique, et que sans la vigilance et le contrôle des citoyens, il n’y a jamais de démocratie véritable ?
Quelle est la bonne échelle pour la démocratie locale ?
Quelle est la bonne échelle d’animation de la vie politique locale ? Dans De la démocratie en Amérique, Tocqueville fait du pouvoir des communes un des ferments les plus féconds de l’esprit démocratique. Alors que « chez la plupart des nations européennes, l’existence politique a commencé dans les régions supérieures de la société et s’est communiquée peu à peu, et toujours d’une manière incomplète, aux diverses parties du corps social. En Amérique, au contraire, on peut dire que la commune a été organisée avant le comté, le comté avant l’Etat et l’Etat avant l’Union […] La commune nomme ses magistrats de tout genre, elle se taxe ; elle répartit et lève l’impôt sur elle-même. Dans la commune de la Nouvelle-Angleterre, la loi de la représentation n’est point admise. C’est sur la place publique et dans le sein de l’assemblée générale des citoyens que se traitent, comme à Athènes, les affaires qui touchent à l’intérêt de tous ». Dans ce passage célèbre, Tocqueville montre l’importance de cet échelon qui donne à chacun la faculté d’exercer réellement son pouvoir de citoyen : « C’est pourtant dans la commune que réside la force des peuples libres. Les institutions communales sont à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science ; elles la mettent à la portée du peuple ; elles lui en font goûter l’usage paisible et l’habituent à s’en servir. Sans institutions communales, une nation peut se donner un gouvernement libre, elle n’a pas l’esprit de la liberté. Des passions passagères, des intérêts d’un moment, le hasard des circonstances, peuvent lui donner les formes extérieures de l’indépendance, mais le despotisme refoulé dans l’intérieur du corps social reparaît tôt ou tard à la surface ». Tocqueville ne s’intéresse pas à la question de la « bonne échelle », de l’échelon démocratique de base, toutefois, il ne conçoit de démocratie locale vivante qu’à un niveau permettant à chacun de se sentir « partie prenante » du processus de décision publique. Cette conception de l’exercice démocratique militerait pour de petites unités de base.
Aujourd’hui, dans les grandes métropoles où les contrastes sociaux entre quartiers peuvent être immenses, le maintien d’un nombre élevé d’institutions communales ne menace-t-il pas la démocratie ? Autrement dit, peut-on toujours considérer que la petite taille des unités de base est la garantie d’une bonne vitalité démocratique ? En effet, une institution métropolitaine peut apparaître, non seulement plus juste par les transferts qu’elle peut autoriser entre quartiers différents, mais aussi plus démocratique parce qu’elle oblige à la délibération entre groupes sociaux aux intérêts divergents. Ainsi, pour certains auteurs des Etats-Unis, la ségrégation territoriale au sein des grandes régions urbaines ruinerait une démocratie d’interconnaissance, qui ne serait qu’un débat entre « semblables » en termes ethniques, sociaux ou culturels. Démocratie du face-à-face ou démocratie de délégation ? Cette discussion ressurgit régulièrement, à la faveur des débats sur la taille des communes ou sur celui du rôle à attribuer, dans les grandes communes, aux institutions de quartier (Human-Lamourre, 2010). En matière de conception de l’espace public, Antoine Fleury a pu montrer combien la montée en puissance des comités de quartier pouvait aller à l’encontre d’objectifs métropolitains (Fleury 2007). C’est la porte ouverte au processus « Nimby » : not in my back yard. Aussi, le débat aujourd’hui ne porte-t-il pas tant sur la pertinence démocratique de telle ou telle échelle, que sur les rôles à attribuer à chacune d’entre elles.
La bonne échelle : le débat nord-américain
Les problèmes liés au déclin des villes-centres, aux municipalités en pleine croissance, aux Edge cities qui rassemblent des emplois en dehors du downtown traditionnel, peuvent difficilement être réglés par des entités municipales souvent rivales entre elles. La plupart des métropoles américaines disposent certes d’une Metropolitan Planning 0rganization, mais son rôle est généralement limité. Les Metropolitan Planning Organizations résultent d’une loi de l’Etat fédéral des années 1950 réalisent principalement des études sur différentes thématiques relevant de l’aménagement du territoire (transport, logement, équipements publics, etc.).
De nombreux analystes soulignent les effets négatifs de la fragmentation territoriale. Les villes plus fragmentées sont celles du Nord-est et du Midwest.
Jusqu’au début du XXe siècle, les villes centres ont eu tendance à s’accroître en pratiquant l’annexion de territoires adjacents. Mais cette pratique fut par la suite contestée par les populations résidant en banlieue qui tenaient à vivre séparées des populations ouvrières et immigrées. Aussi, les différents Etats ont dans l’ensemble facilité le processus de l’incorporation, c’est-à-dire le processus de transformation de vastes lotissements en municipalité. Seule une ville américaine a poursuivi la politique d’annexion : Houston. Cette procédure a toutefois été remise en cause depuis le procès intenté par la municipalité de Kingmann (55 000 habitants) contre la ville de Houston. Les habitants de Kingmann, ainsi que des populations afro-américaines de Houston n’étaient pas favorables à l’annexion : les premiers voulaient préserver leur niveau de vie, les secondes craignaient de perdre leur représentativité politique. Les tribunaux ont donné raison aux habitants de Kingmann.
Tout un mouvement politique voit dans l’émergence d’institutions régionales, voire d’un gouvernement métropolitain élu directement par les habitants, une manière de revivifier la démocratie locale américaine.
Dans le même temps, les tendances à la sécession territoriale se manifestent. Les habitants d’un quartier de Los Angeles, nommé vallée de San Fernando, qui représente 1,4 million d’habitants ont estimé qu’ils étaient en mesure de se séparer de la ville de Los Angeles et d’améliorer la qualité de vie et la qualité des services publics, tout en maintenant le taux de l’imposition. Les habitants se sont organisés dans le cadre d’une association, Valley Vote, et ont demandé à l’Etat californien et à la ville de Los Angeles de prendre en considération leur demande. Un référendum a eu lieu durant l’automne 2002. Le résultat a été négatif. Le maire de Los Angeles avait mis en évidence le fait que si la vallée devenait autonome, elle ne bénéficierait pas des services urbains au même tarif, notamment pour l’eau et l’électricité. A Los Angeles, l’eau et l’électricité sont municipalisées et dépendant du Department of Water and Power. Le territoire de San Fernando Valley pouvait certes continuer d’être alimenté par l’entreprise municipale, mais à un tarif supérieur. Cette perspective a certainement été décisive dans le vote.
Ce débat montre bien l’intrication des débats sur la gouvernance locale aux Etats-Unis : le débat est bien sûr fiscal et économique, mais aussi politique. Quelle est l’échelle la plus pertinente pour débattre démocratiquement ? L’échelle de l’interconnaissance possible ou celle de l’ensemble de la société urbaine ? Celle des réseaux de connaissance ou celle des interdépendances urbaines ?
Références
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Ghorra-Gobin Cynthia, Villes et société urbaine aux Etats-Unis, Armand Colin, 2003, 192p.
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Estèbe P., Gouverner la ville mobile, PUF, Collection La ville en débat, 2008, 76p.