Quelques éléments sur la notion de fragmentation
La fragmentation est un processus d’éclatement d’un objet spatial considéré comme porteur d’une unité sociale. La fragmentation n’est pas le seul terme utilisé pour décrire ce phénomène : dans les années 90, de nombreux termes apparentés ont été utilisés : balkanisation, archipélisation, fracture sociale, sécession, dualisation, ségrégation, segmentation, polarisation socio-spatiale.
La question de la fragmentation pose la question du lien social et politique dans les sociétés métropolitaines.
Françoise Navez Bouchanine propose deux familles de lecture de la fragmentation : sociale et urbaine.
La fragmentation sociale est un «processus de désagrégation ou dés-affiliation collective qui conduirait au regroupement, par assignation ou par action volontaire, d’individus formant des collectivités, de type variable, mais porteuses d’une identité commune reconnue, quelle que soit par ailleurs l’origine de cette dernière – sociale, culturelle, ethnique, religieuse… - dans ces espaces appropriés de manière exclusive, espaces où s’exprimerait dès lors l’absence de référence à la société urbaine comme globalité ». Françoise Navez-Bouchanine distingue deux courants qui abordent la fragmentation sociale : le premier est alimenté par un débat philosophique sur l’appréciation des transformations des cultures et des sociétés soit dans la perspective d’une modernité radicalisée soit dans celle du passage de la modernité à la post-modernité. Le second milite en faveur des effets récents des transformations de l’économie notamment de la globalisation.
Pour la fragmentation de la forme urbaine Françoise Navez Bouchanine distinguetrois formes de fragmentation urbaine : la fragmentation de la forme urbaine comme la privatisation des espaces publics et l’étalement urbain, la fragmentation socio-spatiale qui concerne plus directement les interactions entre le social et le spatial et la fragmentation politique ou gestionnaire (multiplication des échelles politiques et administrative; le désengagement de l’État…)
Le travail de Françoise Navez Bouchanine interroge la notion de fragmentation, à partir de l’analyse des villes maghrébines, où la séparation ville coloniale - ville indigène peut être considérée comme l’acte premier de l’urbanisation moderne. Dans les années 80, certains de ses travaux ont été centrés sur l’unité et les différences socio-spatiales dans la ville marocaine. Ces recherches ont été prolongées par le programme « Fragmentation spatiale et urbanité au Maghreb », où, d’une part il s’agissait d’interroger la projection d’un éclatement spatial sur une fragmentation sociale, teintée de déterminisme social, en décentrant le regard vers les pratiques des habitants, usagers, acteurs économique ou électeurs, et d’autre part en s’interrogeant sur les effets des politiques et interventions urbaines sur la fragmentation, en se distinguant des points de vue légaliste ou urbanistique réducteurs du constructivisme politique.
Dans l’une de ses recherches Françoise Navez Bouchanine montre, en prenant l’exemple du transport et de diverses activités commerciales et de services, qu’il existe de nombreuses astuces, anticipations et résistances sociales aux risques de la fragmentation introduite par une urbanisation à plusieurs vitesses. Ces travaux permettent d’attester de l’attractivité sociale et économique des quartiers non réglementaires des périphéries urbaines maghrébines. Ainsi, elle réfute «la tendance à la projection mécanique des caractéristiques physiques des fragments urbains sur les contenus sociaux de ceux présumés y résider, une lecture immobile et passéiste du quartier de résidence, de ses habitants et de leurs modes d’articulation aux changements urbains ». Françoise Navez Bouchanine propose deux autres constats : d’une part l’observation de la ville maghrébine sur le temps long permet de noter l’intégration progressive à la ville de ses fragments initialement dépourvus d’urbanité, et d’autre part la grande diversité des usages de la ville, de mobilité, et de déploiement des réseaux sociaux par les résidents d’un même quartier. Ces observations remettent en cause des situations urbaines décrites comme fragmentées.
En juin 1998, une rencontre internationale à Tours a réuni une vingtaine de chercheurs sur la question des différenciations socio-spatiales en général et de la fragmentation en particulier. Cette rencontre a permis de croiser des éléments de recherches sur les villes maghrébines avec la montée du paradigme de la globalisation et de ses effets. Les débats ont éclairé les limites conceptuelles ou explicatives de la notion de fragmentation, et les acceptations implicites des observateurs et chercheurs. Un ouvrage issu de ce colloque a été publié sous le titre « La Fragmentation en question : des villes entre fragmentation spatiale et fragmentation sociale ? » sous la direction de Françoise Navez Bouchanine. L’ouvrage fait le point sur les questions de fond posées par la fragmentation et propose des illustrations empiriques qui éclairent quelques réalités urbaines du Sud et du Nord. Tout en rappelant l’intérêt de la notion pour désigner des processus d’éclatement spatial, le livre montre également ses limites pour analyser la complexité des phénomènes urbains et sociaux.
Références
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NAVEZ BOUCHANINE Françoise, Fragmentation spatiale et stratégies d’articulation sociale : quelques éléments à partir des villes maghrébines, in Workshop. Mobilization, fragmentation and social integration,
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NAVEZ BOUCHANINE Françoise (dir) 2002, La Fragmentation en question : des villes entre fragmentation spatiale et fragmentation sociale ?, Paris, L’Harmattan, coll. « Villes et Entreprises »
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NAVEZ BOUCHANINE F., et SIGNOLES P., « Fragmentation spatiale et urbanité au Maghreb », rapport pour le Plan Urbain, bon de commande no 2 du 25 février, 1998, p. 8.