L’expropriation des copropriétés dégradées
Retour d’expériences au Mirail (Toulouse)
Philippe TEXIER, novembre 2014
La Revue Foncière / Association Fonciers en débat
Le phénomène des grandes copropriétés dégradées se rencontre un peu partout dans les banlieues pauvres des grandes villes où les copropriétaires, anciens bénéficiaires des politiques d’accession sociale à la propriété, n’ont pas les moyens de faire face aux charges et contraintes de la gestion de l’immeuble. Quand le processus de dégradation devientirréversible, la collectivité publique peut être obligée d’exproprier pour reprendre la main.
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Retour d’expériences au Mirail (Toulouse) : L’expropriation des copropriétés dégradées
Le Mirail, à Toulouse, n’est pas un quartier composé uniquement de logements sociaux. Il comprend aussi de nombreuses copropriétés, dont certaines ont connu un processus de déqualification progressive. Deux d’entre elles, Maurois II et Concorde, ont fait l’objet d’une expropriation en vue de leur démolition, intervenue en 2011. Retour sur une opération qui a montré notamment l’incompréhension profonde entre les propriétaires et la collectivité. Maurois II et Concorde étaient deux immeubles du Mirail. C’était des barres contiguës de 10 étages, comprenant 120 logements chacune. Les appartements, traversants pour la plupart, étaient spacieux et très bien conçus. Les grands logements y étaient majoritaires, avec 60 % de T4 et de T5. Le stationnement se trouvait au pied des immeubles, dans des parkings sous dalle. Le « toit » des dalles était accessible aux piétons et toutes les dalles du quartier étaient reliées entre elles, formant ainsi un cheminement d’un kilomètre de long, selon le principe de séparation des circulations voulu par les concepteurs du quartier 1. Concorde fut une copropriété dès sa création, en 1969. Maurois II, quant à elle, fut pendant 15 ans la propriété de la STEMCO, la SEM qui la construisit en 1970. En 1985, la STEMCO céda les appartements et Maurois II devint une copropriété. Selon une étude réalisée par le Pact Arim de la Seine-Saint-Denis en novembre 2000, le passage en copropriété de Maurois II fut bâclé. Les occupants se trouvèrent à la tête d’un immeuble de 120 logements sans y être préparés, et les dysfonctionnements ultérieurs trouvent une partie de leur origine dans ce mauvais départ. Des propriétaires achètent sans réaliser qu’ils auront des charges à payer. L’illusion de devenir propriétaire occulte la réalité de l’entretien, des réparations et des fournisseurs – eau et chauffage urbain notamment. Le fonctionnement des assemblées générales de copropriété s’en ressent, les majorités pour voter les travaux devenant plus rares et plus compliquées. Or, les immeubles vieillissent et ont besoin de travaux, notamment les ascenseurs et les façades. Par ailleurs, des ménages en situation de pauvreté – parfois refusés par les bailleurs sociaux – commencent à venir y habiter – en tant que locataire ou même en tant que propriétaire. Peu à peu, Maurois II et Concorde deviennent des immeubles pour ceux qui n’ont pas d’autre alternative, une « voie de garage » pour les ménages qui n’ont pas le choix de leur habitat. Certains occupants indélicats troublent la vie collective, contribuant à la mauvaise réputation des lieux et à la dégradation du site. Dégradations qui nécessiteraient des réparations ou des départs forcés… mais l’un comme l’autre sont devenus compliqués. Un mécanisme cumulatif se met en place, qui provoque la dégradation progressive des deux immeubles. Au milieu des années 1990, une charte de réhabilitation est passée avec 8 copropriétés du quartier, afin de requalifier le parc de logements privés. Pour Concorde et Maurois II, une OPAH spécifique « copropriété en difficulté » est mise en place en novembre 1996. L’outil n’est pas adapté. L’OPAH est un dispositif incitatif, mais les syndicats de copropriétaires ne souhaitent pas s’engager dans un programme de travaux coûteux, dont ils doutent qu’il permette de redresser leur copropriété. En novembre 1997, l’assemblée générale de Concorde vote le refus de participer à l’OPAH. Ce faisant, elle s’éloigne de la collectivité,les occasions de rencontres se faisant plus rares. Quant à Maurois II, elle reste dans le dispositif, mais ne votera jamais les travaux de réhabilitation. Ses représentants sont moins dans un dialogue constructif quedans un « appel au secours », espérant que la Ville les sortira de la situation dans laquelle ils se trouvent. Les impayés auprès des fournisseurs deviennent plus lourds : en 2000, ils s’élèvent à près de 100 000 euros pour Concorde, soit 45 % des charges annuelles, et à 150 000 euros environ pour Maurois II, le budget de près d’une année de fonctionnement. De son côté, le parking de Concorde, dont l’ouverture n’est pas sécurisée, est à l’abandon. On y trouve quelques gravats, quelques détritus et des épaves de voitures. Par mesure de sûreté, la ville prend l’initiative de murer la dalle, en accord avec les propriétaires et avec l’aval du Préfet. Quant à Maurois II, elle passe sous administration judiciaire en 2001, pour ne plus en sortir jusqu’à sa démolition. Les prix des logements deviennent très faibles, trois fois inférieurs à ceux des copropriétés du Mirail en meilleur état. Sur la période janvier 2000-septembre 2001, avant même l’explosion de l’usine AZF, les transactions se négocient autour de 150 euros/m2. À cette époque, il est possible d’acheter un T4 de 80 m2 pour 12 000 euros, soit le prix d’une voiture neuve. À ce stade, le prix ne couvre plus la valeur d’amortissement des coûts de construction du bâti : le foncier a une valeur négative. Certains marchands de sommeil ne se privent pas d’acheter des appartements à tel prix. D’autant les loyers restent à des niveaux comparables à ceux des autres quartiers de Toulouse car ils sont souvent pris en charge par la caisse d’allocations familiales. Le règlement des loyers étant garanti, la rentabilité de l’investissement est hors norme. Avec un loyer de 550 euros pour un T4, les marchands de sommeil qui achètent en 2000 récupèrent leur investissement en 2 ans, soit 50 % de rentabilité locative, sept à huit fois la rentabilité habituelle d’un placement locatif (6-7%). À cette époque, seules les valeurs boursières de la bulle internet offrent une rentabilité comparable. La bulle internet éclatant en 2001, les copropriétés dégradées deviennent le meilleur placement financier de l’époque. Une procédure d’instauration d’un plan de sauvegarde est lancée, mais la situation est devenue très dégradée. Les mois passant, l’espoir de conserver ces deux copropriétés s’amenuise. Finalement, en 2003, il est décidé de démolir les deux immeubles dans le cadre du Grand Projet de Ville. Le plan de sauvegarde sera toutefois maintenu afin de conserver des conditions d’habitabilité décentes jusqu’à la démolition. Lorsque la ville décide de démolir Concorde et Maurois II, elle est en train d’achever la démolition d’une autre copropriété du Mirail, celle de l’immeuble « Midifac », constitué à l’origine de 460 petits logements pour étudiants. L’immeuble s’était dégradé, pour appartenir à ce que l’administration considère comme le « parc social de fait », avec un peuplement familial qui s’était considérablement paupérisé. Cette démolition allait se révéler compliquée : relogement difficile du fait des situations sociales rencontrées, contentieux contre l’arrêté de DUP, coût élevé des charges à assumer par la ville jusqu’à la démolition. Ce précédent incite à créer une équipe dédiée, tout au moins pour la mise en oeuvre des acquisitions et du relogement. Par ailleurs, la ville souhaite réduire le risque d’une exposition médiatique similaire à l’opération Midifac. Ainsi, il est décidé d’externaliser une partie des missions ; une convention publique d’aménagement (CPA) sera passéeà une SEM en 2003. La SEM a pour mission de piloter les acquisitions, le relogement et la démolition. Elle doit livrer un terrain nu, prêt à être aménagé. L’opération entre dans le pas inclus dans la CPA : elles seront faites ultérieurement, selon une procédure qui reste alors à définir. Compte tenu de l’absence de remembrement, d’équipements publics et de revente de terrains dans les missions de la CPA, il n’est pourtant pas créé de ZAC. La ville passe une « convention d’aménagement », sans engager une « opération d’aménagement » au sens du code de l’urbanisme. S’agissant de l’expropriation, la DUP ne sera pas transférée à la SEM, mais celle-ci préparera les arrêtés de cessibilité et les mémoires détaillant les offres de prix qui seront signées par la ville de Toulouse. L’une des questions à résoudre aura été la motivation de la déclaration d’utilité publique. La DUP de la démolition de l’immeuble Midifac ayant été précédemment annulée par le tribunal administratif – et confirmée en appel – le risque de contentieux est pris au sérieux pour Concorde et Maurois II. La question a été débattue directement avec les services de l’État. L’utilité publique étant déclarée par arrêté préfectoral, son annulation porterait sur une décision de l’État : la préfecture était donc intéressée par la solidité du dossier. L’expropriation pour carence du syndicat de copropriété venait d’entrer dans le corpus législatif, avec la loi du 1er août 2003 2. Toutefois, les conditions d’habitation n’étaient pas dégradées au point de justifier une expropriation… Grâce au plan de sauvegarde, qui maintenait des conditions d’habitabilité et de sécurité décentes. Il était prévu de réaliser une voirie, mais celle-ci impactait peu les immeubles et ce motif paru, lui aussi, trop fragile. La motivation retenue a été le parti urbanistique du GPV, qui affirmait le choix de revoir la forme urbaine du Mirail (urbanisme sur dalle) et de revenir à une forme urbaine plus traditionnelle. L’approbation du dossier de DUP est intervenue à l’été 2005 et l’enquête publique à l’automne 2006. Il y eut peu de remarques lors de l’enquête et de la part du commissaire-enquêteur. Le préfet prit l’arrêté de DUP le 25 mai 2007 et la DUP ne fut pas attaquée. Les premières ordonnances d’expropriation furent rendues en octobre 2007 par le juge de l’expropriation. Elles furent publiées à la conservation des hypothèques dans la foulée.Un deuxième problème était la radiation des hypothèques et des inscriptions qui grevaient les biens expropriés. La ville n’avait pas eu l’occasion de rencontrer ce cas auparavant. Le plus souvent, les hypothèques sur les biens expropriés étaient périmées. Ou encore, les biens expropriés étaient destinés à rejoindre le domaine public (voirie, espaces verts, équipements publics). Dans le cas de Concorde et Maurois II, les emprises étaient destinées à être revendues. La Foncière, notamment, était attentive à acheter des terrains exempts de toute inscription. Une ordonnance d’expropriation éteint, par elle-même, tout droit réel et personnel sur le bien exproprié (art L 12-2 du code de l’expropriation), mais la publication de l’ordonnance d’expropriation n’entraîne pas directement la radiation des hypothèques. Pour obtenir la radiation des inscriptions par le service de la publicité foncière, il faut montrer que la DUP et l’ordonnance d’expropriation sont « définitives », c’est-à-dire qu’il n’y a pas eu de recours, ou que ces recours sont définitivement achevés. En pratique, cela a pris la forme d’un courrier à la conservation des hypothèques qui listait les inscriptions, sollicitait leur radiation et fournissait les justificatifs correspondants : dans le cas présent, une attestation de non recours contre la DUP et un certificat de non pourvoi en cassation pour chaque ordonnance. À travers cette disposition, on a l’impression que le prêteur du crédit immobilier est encore mieux protégé que le propriétaire. Ce n’est pas pour rien que le service de la publicité foncière s’est appelée « conservation des hypothèques » jusqu’en 2013. S’agissant des indemnités d’expropriation, elles furent l’objet de très fortes contestations par les expropriés. Elles provoquèrent un ressenti extrêmement vif, qu’il es intéressant d’analyser. Le marché immobilier étant reparti à la hausse après 2001, la ville avait suggéré à France Domaine de répercuter la hausse générale de l’immobilier sur les estimations de Maurois II et Concorde, afin de ne pas léser les propriétaires. France Domaine accepta la méthode et c’est ainsi que la ville fit des offres comprises entre 400 euros/ m2 et 600 euros/m2, selon l’état des appartements. Pour certains propriétaires qui avaient acheté en 2000, cela représentait une hausse de 500 % sur leur prix d’achat. Les expropriés, quant à eux, se regroupèrent en association et choisirent un président charismatique, connu pour son passé militant. Reste que l’association n’était pas noyautée par les marchands de sommeil, même si ceux-ci profitèrent de son action. Les membres actifs étaient des propriétaires qui avaient acheté dans les années 1980 ou 1990 et avaient assisté à la longue dégradation de leur immeuble. L’association fit appel à des avocats et les propriétaires demandèrent une indemnité comprise entre 1300 euros/m2 et 1500 euros/m2, afin de pouvoir acheter dans d’autres copropriétés du Mirail. Le juge fixa les indemnités d’expropriation entre 500 euros/m2 (pour un logement en état médiocre) à 1 000 euros/m2 (pour un appartement en excellent état), avec desseuils de 100 euros/m2 entre les différents états intermédiaires (600 euros/m2 pour un état passable, 700 euros/m2 pour un état moyen, 800 euros/m2 pour un bon état, 900 euros/m2 pour un très bon état). En moyenne, les indemnités fixées par le juge de l’expropriation étaient supérieures de 80 % aux offres de la ville et inférieures de 50 % aux demandes des expropriés. La ville choisit de ne pas faire appel, mais les expropriés trouvèrent les jugements scandaleux : la plupart poursuivirent la procédure en appel, et 19 formèrent un pourvoi en cassation. Le débat sur l’indemnité d’expropriation recouvrait d’autres choses que la valeur des logements. En premier lieu, une question d’équité fiscale : les expropriés vivaient très mal de s’entendre dire que leur copropriété était dégradée alors que leur taxe foncière était calculée sur une copropriété tout confort. Les expropriés avaient l’impression que les pouvoirs publics changeaient la « règle du jeu » en fonction de ce qui les arrangeait : quand il s’agissait de prélever l’impôt foncier, les pouvoirs publics se référaient à la valeur locative de 1970, qui était élevée, mais quand il s’agissait d’exproprier, ils se référaient à la valeur vénale de 2005, qui s’était effondrée. Cela suscitait de l’incompréhension, voire de la colère, qui se répercutait dans le débat sur le montant des indemnités. En second lieu, les expropriés avaient le sentiment d’être victimes de discrimination. Les propriétaires-occupants avaient pu bénéficier d’un échange d’appartement (sans soulte) au sein du quartier, à surface et à niveau d’entretien équivalent. Les propriétaires-bailleurs vivaient comme une discrimination le fait de ne pas bénéficier du même dispositif. Le juge de l’expropriation, interrogé sur cette question, considéra qu’il n’y avait pas discrimination. Des situations différentes pouvaient appeler des solutions différenciées. En l’occurrence, le code de l’expropriation prévoit des dispositions spécifiques à l’égard des propriétaires-occupants. Mais le juge ne parvint pas à convaincre les expropriés. Plus important sans doute, pour les expropriés, la fixation des indemnités passait par une recherche en responsabilité : c’était au responsable de la dégradation des immeubles d’assumer la chute de la valeur des appartements. Pour eux, il était clair que la dégradation des copropriétés n’était pas de leur fait. Elle était due à des circonstances extérieures sur lesquelles ils n’avaient pas eu prise, telles que la crise sociale ou « l’inaction des pouvoirs publics » vis-à-vis des mauvais voisins. Pour eux, le responsable en dernier ressort, celui qui devait assumer les conséquences de ce fiasco immobilier, c’était l’État ou la ville. Ainsi, les expropriés vécurent très mal le « rappel des faits » que fit l’avocate de la ville devant le juge, où elle relata la chronologie de la déqualification. Se sentant désignés comme responsables, ils protestèrent auprès du maire, s’indignant qu’on pût leur imputer la dégradation de leur immeuble. Plus grave, ils avaient l’impression que la ville refusait d’assumer ses responsabilités. Ils considéraient que les pouvoirs publics devaient jouer un rôle de « réassureur », et combler l’effondrement de la valeur de leur bien. En refusant de jouer ce rôle, les pouvoirs publics leur donnaient l’impression de les abandonner. Sûrs de l’injustice qui était commise, ils écrivirent au président du conseil régional, à celui du conseil général, au médiateur de la République, aux députés et aux sénateurs. Ils allèrent jusqu’à demander l’ouvertured’une enquête parlementaire. Moins leur démarche aboutissait, plus le sentiment d’abandon gagnait. Inutile d’analyser leur argumentaire. Les juges l’ont fait et l’ont rejeté, y compris en cassation. Mais il est frappant d’observer à quel point la conception de la justice qu’avaient les propriétaires était inconciliable avec le code de l’expropriation. Il est dans la nature de l’expropriation de susciter des réactions puisque le dispositif est fait pour permettre à la collectivité d’acquérir des biens sans le consentement des propriétaires. Mais cela n’interdit pas l’existence d’un dénominateur commun qui permettrait le dialogue. Dans le cas présent, deux logiques différentes s’affrontaient. La « théorie des apparences » développée par la Cour des Droits de l’Homme,stipule qu’il ne suffit pas que la justice soit rendue. Il importe également qu’elle donne l’apparence d’avoir été rendue 3 . Elle prend une résonance particulière ici, où l’absence d’injustice n’aura pas empêché un sentiment d’injustice chez les expropriés, en dépit du soin apporté par la ville de Toulouse dans la motivation de la DUP, dans l’estimation des biens et dans le respect du contradictoire. Le fait que tous les acteurs de l’expropriation (ville, préfet, domaine, commissaire du gouvernement, juges) soient des personnes publiques, rend cette question de l’apparence particulièrement sensible. À l’heure où certains de nos concitoyens amalgament les « pouvoirs publics », l’expropriation court le risque de leur paraître inique dès lors qu’ils ont une autre conception que lesdits « pouvoirs publics ».
1 Georges Candilis, Alexis Josics et Shadrach Woods.
2 Loi 2003-710 du 1er août 2003 d’orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine. L’expropriation pour carence de la copropriété sera précisée par la loi 2009-323 du 25 mars 2009 de mobilisation pour le logement et la lutte contre l’exclusion, dite « loi Boutin ».
3 En expropriation, elle a eu pour effet de « libérer » le commissaire du gouvernement des estimations de France Domaine, suite au décret du 13 mai 2005.