Champions cachés, rayonnement et attractivité d’une région
juillet 2018
En 2014, en Normandie, l’État réalise un test : mettre en lumière des champions cachés, c’est-à-dire des entreprises méconnues mais innovantes, exportatrices et créatrices d’emplois, comme Isigny Sainte-Mère, Acome, La Normandise, Tricots Saint James, Degrenne ou Seprolec, afin d’obtenir un effet d’entraînement sur l’ensemble du tissu industriel. Une opération de communication, organisée cette même année, prend la forme d’une visite du préfet dans la zone d’emploi de Vire, qui s’avère être un véritable “village gaulois” de champions cachés. La presse s’en fait l’écho et les administrations découvrent que leurs aides, prêts ou avances remboursables ne correspondent pas à ce qu’attendent ces entreprises très dynamiques, qui souhaitent plutôt voir renforcer les formations locales ou l’attractivité du territoire. Le travail de conviction initié par Bernard Quirin et Amine Hamouche opère et, en 2016, la région Normandie fait des champions cachés le moteur de sa stratégie de développement économique.
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Champions cachés, rayonnement et attractivité d’une région
Exposé de Bernard Quirin
Je suis directeur d’études au Groupe Caisse des Dépôts (la CDC), qui, à partir de 2007, m’a mis à la disposition de l’État, en tant que chargé de mission Économie du préfet de la région Basse-Normandie. En 2013, le ministre de l’Économie m’a nommé référent unique pour les investissements (RUI) de cette région que je connaissais bien, car j’y avais été directeur territorial pour la CDC entre 1993 et 2006.
Le rôle des RUI
Dans chaque région, le RUI, qui rapporte directement au cabinet du ministre, est placé auprès du préfet pour suivre les investissements les plus importants des entreprises. Un industriel qui veut investir plus de 3 millions d’euros bénéficie ainsi d’un accompagnement “VIP” destiné à accélérer la décision et à faciliter la réalisation de l’investissement, ceci en lien avec le conseil régional et en simplifiant les relations avec l’ensemble des administrations. Chaque mois, le RUI rencontre le cabinet du ministre de l’Économie et la Direction générale des entreprises (DGE), à Bercy, afin de remonter les informations et les attentes des entreprises.
Lorsque j’ai quitté ce poste pour revenir à la CDC, en avril 2016, je suivais 164 entreprises et 60 projets d’investissement, pour un montant total de 1,8 milliard d’euros.
Un double paradoxe
L’histoire que je vais vous raconter a commencé en 2014, lorsqu’on m’a demandé de former Amine Hamouche, qui intégrait les services de l’État en région pour prendre ma suite. J’étais confronté alors à un double paradoxe.
Un sondage réalisé avec la CPME (Confédération des petites et moyennes entreprises) montrait que les chefs d’entreprise interrogés avaient une vision plutôt positive de l’avenir, mais que l’environnement général, perçu comme déprimé, risquait de peser sur le développement de leurs sociétés.
Deuxième paradoxe, alors que l’investissement des industriels avait repris, tous les efforts des pouvoirs publics et toute l’attention de la presse restaient concentrés sur les entreprises en difficulté.
Lors des comités mensuels de suivi de l’économie à la préfecture de région, auxquels assistaient des membres de la Banque de France ou encore l’INSEE, quand je citais les entreprises que je suivais pour démontrer, surtout à partir de novembre 2014, que l’investissement était en train de redémarrer, on me regardait avec des yeux incrédules.
Ce décalage entre la réalité et sa perception par les acteurs, tant privés que publics, ralentissait la reprise des investissements que j’étais chargé d’accompagner, ce qui compromettait le fruit de mes efforts.
Les champions cachés
En étudiant de plus près la situation des entreprises dont les investissements augmentaient, je me suis rendu compte que la plupart n’étaient pas connues des services de l’État, non seulement parce que bon nombre d’entre elles se trouvaient en milieu rural, loin des autoroutes et même des principales agglomérations, mais surtout parce qu’elles ne demandaient pas de subventions. À ceci, une raison simple : pour ces sociétés, la plupart des aides publiques étaient conçues pour répondre aux besoins des entreprises en difficulté, et non des entreprises en croissance. Elles investissaient donc sur leurs fonds propres. Ces sociétés étaient également inconnues du grand public, à quelques exceptions près, comme la coopérative laitière Isigny Sainte-Mère.
J’ai également découvert que leurs performances étaient remarquables. Dans leur domaine, ces sociétés occupent les premiers rangs en Europe ou même dans le monde. Elles exportent une part importante de leur production,connaissent une forte croissance et multiplient les embauches. Isigny Sainte-Mère, par exemple, est en train d’investir dans une usine de lait maternisé infantile destiné à la Chine. La société Les Filtres Guérin, implantée à Condé-sur-Vire, est le leader français des éléments filtrants métalliques à destination de l’aéronautique. Acome, dont l’usine se trouve près de Mortain, est le numéro deux mondial de la fibre optique. Quant à Tricots Saint James, située dans la baie du Mont-Saint-Michel, elle exporte une part importante et croissante de sa production.
Pour désigner ces entreprises, leaders sur des marchés de niche, aussi dynamiques, innovantes et exportatrices que méconnues, nous avons repris le terme de champions cachés popularisé par Stephan Guinchard dans l’ouvrage qu’il a publié en 20121.
Changer la perception de l’environnement économique
Ayant constaté que, dans leurs décisions d’investissement, ces entreprises avaient curieusement tendance à accorder plus d’importance à l’appréciation qu’elles portaient sur leur environnement qu’à leurs perspectives de marché, j’ai proposé aux préfets de région qui se sont succédé – Michel Lalande, puis Jean Charbonniaud – de travailler à changer cette perception.
Je leur ai également suggéré de nous intéresser davantage à nos champions cachés : « Engloutir des montants considérables dans le maintien d’entreprises en difficulté qui, pour beaucoup, vont sombrer, n’a que peu d’efficacité. Il vaudrait mieux épauler celles qui commencent à décoller, et que nous pourrions aider à investir encore davantage. » L’objectif était de mettre en lumière les succès de ces entreprises méconnues et d’obtenir ainsi un effet d’entraînement sur l’ensemble du tissu industriel.
Grands chefs à plumes en visite à Vire
Pour marquer les esprits, nous avons choisi de jouer du contraste entre un territoire se trouvant à l’écart des agglomérations, de petite taille et méconnu, et ses entreprises tout aussi méconnues mais extrêmement dynamiques. Situé dans le Calvados, aux confins de la Manche et de l’Orne, mal relié à l’autoroute, Vire était le parfait “village gaulois” des champions cachés.
L’idée était de faire venir toute une journée, dans cet endroit inattendu, un certain nombre de “grands chefs à plumes” afin de provoquer la stupeur et d’assurer un grand écho à notre opération de communication.
Le 17 novembre 2014, le préfet, accompagné des chefs des principales administrations régionales, s’est donc rendu dans la zone d’emploi de Vire, Flers et Condé-sur-Noireau, et y a été reçu par le sénateur, le député ainsi que les élus locaux. Ils ont visité Seprolec le matin et Degrenne l’après-midi. Entre les deux, un déjeuner organisé à la sous-préfecture a réuni les patrons des entreprises les plus dynamiques de la zone d’emploi, comme Filix, leader des textiles techniques intelligents, ou encore La Normandise, qui fabrique des croquettes de nouvelle génération pour animaux de compagnie. Degrenne a prêté de la vaisselle… La salle à manger de la sous-préfecture était bien petite pour autant de champions.
Au cours de la matinée, Patrick Soghomonian, le PDG de Seprolec, a invité Pierre-Emmanuel Calmel, le dirigeant de Devialet, à présenter son produit phare, l’enceinte Phantom, dont l’électronique est assemblée dans l’usine viroise. Les journalistes ont appris avec grand étonnement que ce produit prestigieux, connu dans le monde entier, était en partie fabriqué dans le bocage… L’après-midi, c’était au tour de Pierre-Emmanuel Calmel de découvrir avec surprise que le bol en inox du robot Thermomix, mondialement connu, était fabriqué par Degrenne, également à Vire. Il a alors décidé de lui confier la fabrication des éléments en inox de Phantom. Au total, neuf entreprises normandes travaillent avec Devialet depuis cette journée et sa nouvelle enceinte, la Phantom Gold, vendue dans le monde entier, est désormais assemblée en Normandie.
L’étonnement des journalistes et des administrations
Pour couvrir l’évènement, la presse professionnelle nationale fut mieux représentée que les médias régionaux. Les journalistes ont tous très vite repris l’expression champions cachés. Elle avait le mérite de les déculpabiliser : « C’est normal que vous ne connaissiez pas ces entreprises, puisqu’elles sont cachées… À vous maintenant de les révéler ! »
Résultat, France 3 Normandie consacre désormais une émission régulière à ces entreprises et France Bleu en parle fréquemment à l’antenne. De son côté, le journal Ouest France, après leur avoir dédié une pleine page, organise chaque année une soirée baptisée Caen cause normand !, qui souligne leur rôle dans l’attractivité de l’agglomération de Caen.
À l’étonnement de la presse s’ajouta celui des administrations, qui découvrirent qu’elles n’étaient pas équipées pour répondre aux besoins de ces entreprises – attirer à Vire une main d’œuvre formée et qualifiée ou encore développer des projets collaboratifs.
À l’issue de cette journée de novembre 2014, le préfet a décidé d’amplifier le mouvement : « Des opérations
“champions cachés”, j’en veux tous les mois ! » Nous avons finalement convenu d’en organiser tous les deux mois, avec dans l’intervalle des visites d’entreprises qui ne sont pas regroupées sur un bassin, comme elles le sont à Vire.
Passage de relais
Amine Hamouche, qui venait d’arriver, a participé à ces actions avec enthousiasme, compétence et aussi courage, car s’engager dans cette voie n’était pas sans risques.
Il a notamment joué un rôle déterminant dans la promotion des savoir-faire, et particulièrement du label EPV (entreprises du patrimoine vivant) qui, contrairement ce que l’on pourrait croire, n’est pas réservé aux métiers d’art. On y trouve aussi, par exemple, la société Maisonneuve, qui fabrique des citernes en inox. Amine Hamouche s’est appuyé sur la dynamique des champions cachés pour donner à cette catégorie particulière de champions que sont les EPV un essor extraordinaire, notamment après la remise, le 12 juin 2015, de ce label d’État à la coopérative Isigny Sainte-Mère, en présence d’investisseurs et de partenaires chinois.
En février 2016, Amine Hamouche est devenu directeur général adjoint (DGA) chargé de l’Économie au conseil régional de Normandie. Le président de la région lui a confié la préparation d’une stratégie de développement économique centrée sur les entreprises innovantes et conquérantes, ainsi que son articulation à la nouvelle stratégie régionale d’intelligence économique, que nous avions élaborée ensemble.
Exposé d’Amine Hamouche
Suite à l’initiative des services de l’État sous l’impulsion de Bernard Quirin, Hervé Morin, élu président du conseil régional en janvier 2016, a décidé de faire des champions cachés le nouveau fer de lance de l’action régionale, avec un triple objectif: comprendre pourquoi ces entreprises échappent à nos radars institutionnels, analyser les facteurs sur lesquels repose leur réussite, nous inspirer de leur fonctionnement pour répliquer leurs succès sur l’ensemble du territoire.
Innovation, internationalisation et montée en gamme
Notre premier travail a consisté à partir à la recherche de ces fameux champions qui, pour la plupart, sont vraiment bien cachés… Je pense, par exemple, à la société Filt, qui exporte ses filets à provisions dans le monde entier depuis un établissement situé au bout d’un chemin d’une zone pavillonnaire de Caen.
Nous avons découvert que la réussite de ces entreprises reposait sur trois ressorts principaux : l’innovation, l’internationalisation et la montée en gamme. Nous en avons fait les trois piliers de la nouvelle stratégie de développement économique et d’ouverture sur le monde de la région.
Les demandes des entreprises
Nous avons également cherché à comprendre ce que nous pouvions leur apporter. Les subventions ou avances remboursables ne les intéressaient pas. Elles n’ont généralement pas besoin d’aller frapper aux portes des banques: ce sont ces dernières qui viennent à elles pour leur offrir leurs services.
À la question « Qu’attendez-vous concrètement des pouvoirs publics ? », elles ont apporté des réponses très claires, notamment en matière de formations locales ou d’attractivité du territoire, qui nous ont conduits à revoir l’ensemble de la stratégie régionale de soutien aux entreprises.
Des accélérateurs territoriaux
À notre tour, nous avons décidé de nous appuyer sur ces entreprises pour essayer de tirer l’ensemble du tissu industriel vers le haut. Plutôt que de les surcharger de procédures administratives et de leur demander de signer des chartes ou des conventions, nous avons choisi de travailler avec elles sur la base du volontariat.
Des fusées à trois étages
En nous appuyant sur les vingt-deux zones d’emploi identifiées en Normandie, l’objectif était de construire, pour chacun de ces territoires, des “clubs de champions” conçus comme des fusées à trois étages. Le premier niveau réunissait les entreprises les plus dynamiques, le deuxième, celles susceptibles de devenir des champions et le troisième, les entreprises ayant besoin d’être tirées vers le haut. Ces clubs étaient destinés à devenir autant d’“accélérateurs territoriaux”.
Le choix des sujets d’excellence
Nous avons cherché à positionner ces clubs sur des sujets d’excellence. Certains étaient déjà bien identifiés dans la région, comme le textile, l’électronique, l’élevage des chevaux de sport. D’autres étaient plus méconnus, comme la culture du lin : peu de gens savent que notre région est le leader mondial de la production de lin, en raison notamment du fait qu’on peut y observer les quatre saisons au cours d’une même journée… La qualité du lin normand est particulièrement appréciée en Chine, qui importe 95 % de la production normande.
La sélection des “poulains”
Nous avons ensuite demandé aux champions cachés d’identifier chacun, sur leur territoire, une entreprise “poulain”, susceptible de devenir un jour un leader mondial, et de lui consacrer un peu de temps pour la conseiller, avec l’aide de nos propres accompagnateurs. Cette idée peut paraître utopique, mais l’exemple des relations entre les entreprises de Vire prouve que cela peut très bien fonctionner.
Combiner les outils anciens et nouveaux
Cette démarche a été lancée dans un contexte particulier, celui de la fusion entre les anciennes régions Haute-Normandie et Basse-Normandie, et avec une contrainte, celle de ne pas bouleverser du jour au lendemain l’écosystème de financement des entreprises.
Nous avons fusionné et réorganisé les services des DGA Économie des deux anciennes régions normandes. Nous avons veillé à conserver un service destiné à accompagner des entreprises dans la logique traditionnelle de subventions et d’avances remboursables, tout en proposant de nouveaux outils et services destinés aux entreprises en croissance.
Au sein du conseil régional, nous avons créé quatre missions dont j’assurais le pilotage : sur l’attractivité, sur l’intelligence économique, sur l’accompagnement des entreprises en difficulté et une mission administrative et financière.
Nous nous sommes également appuyés sur les outils mis en place par l’État, qu’il s’agisse de la French Tech ou encore des pôles de compétitivité.
Nous disposions ainsi de tous les outils destinés à élaborer et à mettre en œuvre une stratégie qui ait du sens, qui soit lisible et surtout qui puisse être mise en application.
Faire des choix
Les SRDEII (schémas régionaux de développement économique, d’innovation et d’internationalisation) se présentent la plupart du temps comme des catalogues de mesures destinées à essayer de contenter tout le monde : un peu de tout, pour tous, partout… En Normandie, nous avons proposé la stratégie inverse, consistant à faire des choix, ce qui nous a conduits, Bernard Quirin et moi-même, souvent qualifiés d’électrons libres, à prendre quelques risques.
Le SRDEII normand a été très vite adopté en décembre 2016 par l’ensemble des élus, avec une abstention positive de quelques opposants. Désormais, c’est plutôt l’Administration qui freine…
Un triplé gagnant
Ce qui a été réalisé jusqu’à présent n’aurait pas été possible sans l’investissement personnel de Bernard Quirin, qui a initié cette démarche dans le cadre des services de l’État, qui m’a formé puis accompagné pour la mettre en œuvre et la structurer au sein du conseil régional. Elle n’aurait pas non plus donné de résultats sans l’implication de chefs d’entreprises comme Patrick Soghomonian.
C’est ce couplage entre les services de l’État, les services de la région et des entreprises leaders comme Seprolec qui peut permettre de tirer l’écosystème vers le haut.
Exposé de Patrick Soghomonian
La société Seprolec fabrique des cartes électroniques et des sous-ensembles destinés aux industriels de l’électronique. Je l’ai rachetée en 2008, avec un chiffre d’affaires de 11 millions d’euros. L’année suivante, celui-ci tombait à 8,8 millions d’euros… Heureusement, le fonds d’investissement qui détenait 20 % du capital m’a fait confiance, de même que les banques.
La rencontre avec Bernard Quirin
C’est à peu près à cette époque que j’ai rencontré Bernard Quirin et que s’est initiée une collaboration avec les pouvoirs publics à laquelle, je dois dire, je ne m’attendais pas.
J’ai tout d’abord reçu, à ma grande surprise, la visite d’une sous-préfète nouvellement nommée. Elle souhaitait savoir ce qu’une entreprise comme la mienne attendait des pouvoirs publics. Je lui ai répondu que je souhaitais faire de Seprolec une ETI : « Pouvez-vous m’y aider ? » Elle m’a invité à contacter Bernard Quirin. La première fois qu’il est venu visiter nos locaux, accompagné d’un analyste, il est resté assez réservé – il ne voulait pas montrer trop d’enthousiasme au premier rendez-vous. Mais il m’a ensuite rappelé: « Écoutez, franchement, c’est formidable ce que vous faites. Je ne savais pas qu’il pouvait exister une entreprise de ce type à Vire ! »
Des prêts “sans intérêt”
À partir de là, nous avons commencé à travailler ensemble. Au départ, j’avais tendance à considérer que je n’avais besoin de rien et que, de toute façon, je m’étais toujours débrouillé tout seul. Il est vrai que j’étais aidé en cela par la chute des taux d’intérêt. Actuellement, même une petite PME perdue dans le bocage peut emprunter à moins de 1 % ! Dans ces conditions, les prêts classiques de l’État et autres avances remboursables ne présentaient pas beaucoup d’intérêt.
Le CICE
En revanche, dès la première année, Bernard Quirin m’a expliqué l’intérêt du CICE (crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi), dont beaucoup d’entreprises avaient peur parce qu’elles ne comprenaient pas bien son fonctionnement. Cette aide d’environ 100 000 euros nous a permis, chaque année, de financer presque entièrement l’achat d’une machine.
La prime à l’aménagement du territoire
Un peu plus tard, il m’a suggéré de déposer un dossier pour obtenir une prime à l’aménagement du territoire. Ma première réaction a été catégorique : « Je n’ai pas le temps de passer des heures à discuter et à remplir des papiers. » Il a pourtant su me convaincre et m’a aidé à préparer le dossier. Nous avons ainsi obtenu une subvention de 380 000 euros, dont 40 % à la signature et 60 % à l’achèvement du projet, sous réserve de la réalisation des investissements et des recrutements.
Un dialogue au long cours
Peu à peu, nous avons pris l’habitude d’échanger de façon très simple avec Bernard Quirin, puis avec Amine Hamouche. Ils venaient régulièrement m’interroger: « Quelle est votre stratégie, Patrick ? Comment voyez-vous les choses ? Que pourrions-nous faire pour essayer de vous accompagner ? »
8 millions d’euros d’investissement
Au total, les investissements de Seprolec se sont élevés à 8 millions d’euros – 1 million par an pendant huit ans –, ce qui nous a permis de restructurer complètement l’entreprise et d’en faire une vitrine industrielle digne de ce nom.
Se doter des technologies les plus récentes
Nous sommes partis du constat que les exigences du secteur aéronautique ou de la défense étaient désormais très élevées et que nous ne pourrions cibler ces marchés qu’à condition de mettre notre parc de machines à niveau.
La moitié des 8 millions d’investissement a servi à nous doter des technologies de dernière génération et, en 2013 et 2014, nous avons obtenu les certifications nécessaires pour l’aéronautique, le spatial et la défense.
Accroître la surface de production
En 2010, nous nous sommes installés dans un ancien abattoir de Vire. Notre surface de production a été multipliée par deux, passant ainsi à 4 000 mètres carrés puis 9 200 mètres carrés. De plus, grâce aux normes vétérinaires, toutes les surfaces étaient de couleur blanche, ce qui était parfait pour de l’électronique.
Les résultats
Notre chiffre d’affaires, qui était tombé de 11 à 8,8 millions d’euros entre 2008 et 2009, atteint aujourd’hui 32 millions d’euros. Notre rentabilité est l’une des meilleures du secteur en France et nous sommes passés de 70 salariés en 2010 à 134 en 2018.
Nous pouvons désormais répondre aux demandes des plus grands avionneurs et bureaux d’études. Nous sommes d’ailleurs présents au Salon du Bourget et à Eurosatory, le salon international dédié à la défense et à la sécurité, alors que nous n’aurions pas pu y mettre les pieds il y a encore cinq ou six ans.
Une stratégie gagnante
Entre-temps, c’est devenu une évidence que, dans notre pays, il n’y a plus suffisamment d’industriels de l’électronique disposant de la certification EN9100 pour faire face à la demande. La France forme de merveilleux ingénieurs, qui conçoivent d’étonnantes cartes électroniques, mais les compétences nécessaires à l’industrialisation de ces cartes ont été abandonnées à des PME comme la nôtre, longtemps considérées comme le “parent pauvre” du secteur du fait qu’elles ne conçoivent pas de logiciels.
Quand j’ai racheté Seprolec en 2008, beaucoup ont d’ailleurs essayé de m’en dissuader: « Qu’est-ce que tu vas faire dans l’électronique ? Comment veux-tu créer de la valeur là-dedans ? » Ce sont les mêmes qui, aujourd’hui, s’extasient: « C’est incroyable, ce qui t’est arrivé ! » Heureusement que j’étais entouré de quelques amis et que j’ai eu l’appui de la puissance publique, car j’étais un peu seul dans mon coin…
Améliorer la formation
L’une des difficultés des PME de notre taille est de recruter les compétences dont nous avons besoin. Nous nous sommes fédérés avec les autres PME de Vire et nous avons lancé un projet de création d’une formation de niveau BTS, en nous engageant à embaucher 18 diplômés par an, ce qui n’est pas rien.
Hervé Morin a réuni tous les représentants de l’enseignement supérieur pour en discuter. J’avoue que j’ai été un peu surpris de constater qu’il fallait 30 personnes pour décider de créer un BTS ! Mais je ne peux que saluer leur bonne volonté : tout le monde s’est attelé à la tâche, aussi bien du côté de l’université que de l’UIMM ou du MEDEF.
Cette formation va ouvrir ses portes en septembre prochain, avec un cahier des charges exigeant : ne seront acceptés que des bacheliers issus de filières scientifiques, de préférence avec mention, et les étudiants devront pratiquer un anglais de bon niveau. Nous ne voulons pas d’un BTS “au rabais”, car nous avons absolument besoin de ces diplômés pour encadrer les ateliers, piloter les machines, assurer la maintenance, etc.
Nous travaillons désormais au financement du plateau technique qui permettra aux jeunes de se former, en sachant que les machines de dernière génération coûtent beaucoup plus cher que celles d’il y a dix ans. Nous sommes tous décidés à y consacrer l’intégralité de notre taxe d’apprentissage.
De grands groupes industriels commencent désormais à s’intéresser à cette formation, comme Faurecia ou d’autres acteurs de l’automobile. Eux aussi ont cruellement besoin de diplômés. Ce qui était un petit projet local est ainsi en train de prendre de l’envergure.
Investir en Allemagne ?
J’ai fait part dernièrement à Hervé Morin de ma nouvelle ambition. Pour développer encore davantage mon entreprise, j’ai besoin d’être présent au cœur du premier pays industriel d’Europe, qui est aussi notre premier partenaire : l’Allemagne. Je souhaite donc racheter une société allemande, et je me donne deux ou trois ans pour identifier la cible idéale. Cependant, pour réaliser cette opération, j’ai besoin d’accroître mes fonds propres. La région pourrait-elle y contribuer, à travers un dispositif de co-investissement à l’étranger ?
Plus largement, il me paraît indispensable que les régions et l’État se dotent d’une stratégie de développement des PME les plus prometteuses.
Prenons l’exemple de La Normandise, une affaire familiale qui réalise un chiffre d’affaires de 100 millions d’euros avec ses croquettes pour chiens et chats (dont une partie sont bio). Le marché mondial est détenu à 80 % par Nestlé et Mars. À la place des services de la région, je lancerais quelques travaux d’intelligence économique pour vérifier la possibilité de faire de cette entreprise le numéro trois de son secteur, puis je discuterais de la faisabilité avec quelques banques et, enfin, j’irais voir cette entreprise pour lui suggérer cet objectif et lui proposer de l’aider à l’atteindre. Cependant, pour l’instant, mes propositions adressées à la région restent sans réponse…
Débat
Renoncer à la structuration en filières ?
Un intervenant: Quand l’État joue au pompier ou fait de la réanimation d’urgence, il est dans son rôle, mais est-il aussi à l’aise quand il distribue des subventions à des entreprises qui vont bien ?
Bernard Quirin :
Le malaise vient de ce que les services de l’État se sont configurés de façon à suivre des filières industrielles qui, en réalité, n’existent plus. Si l’on demandait à Patrick Soghomonian d’indiquer de quelle filière il relève, cela lui serait très difficile, compte tenu de la diversité de ses clients.
De plus, pour une entreprise, se cantonner à une filière peut être risqué. Nous avons d’ailleurs incité des sous-traitants de l’automobile à aller chercher de nouveaux clients en dehors de cette filière.
Bercy s’accroche cependant à cette structuration verticale et continue d’envoyer dans les régions des gens brillants mais formatés, dont la mission consiste, pour l’essentiel, à ranger les résultats de leurs observations dans des cases prédéfinies.
La représentation de l’industrie sous forme de filières rend sans doute sa gestion par les services centraux de l’État plus commode. Mais la différence entre la gestion et la stratégie, c’est que l’une est tournée vers le passé, et l’autre vers l’avenir. De fait, cette organisation verticale retarde les services de l’État quand il s’agit de comprendre l’évolution actuelle de l’économie, marquée par une très grande transversalité, ou de définir une stratégie industrielle pour demain.
Nous avions nourri quelques espoirs lorsque l’État avait annoncé des “plans de reconquête industrielle” sur la base du rapport de McKinsey qui, précisément, s’écartait de la logique des filières. Toutefois, Bercy a réussi la prouesse de transformer la vision novatrice de McKinsey pour la faire entrer dans le cadre habituel.
Il est cependant possible de procéder autrement. J’ai expliqué à mon équipe normande du service Développement économique de la DIRECCTE que le “dialogue de gestion”, un exercice annuel centré sur l’allocation des moyens budgétaires, ne pouvait pas tenir lieu d’exercice stratégique, et j’en ai tiré la conclusion suivante : « Puisqu’il n’y a pas de stratégie claire, nous disposons d’une très grande liberté ! Nos principes de pilotage seront l’intérêt général et la croissance économique. Désormais, tout ce qui peut contribuer à la croissance économique dans le respect de l’intérêt général est bon à prendre, et tout ce qui n’est pas explicitement interdit est autorisé. »
De fait, personne ne nous a empêchés d’agir dans ce sens – même si l’on m’a parfois reproché « d’avoir créé ma PME à l’intérieur de la structure »… À la fin de mon mandat, la Basse-Normandie avait rejoint le peloton des régions dans lesquelles les RUI suivaient le volume d’investissement le plus important. La progression était très forte puisque, la dernière année, ce volume avait doublé.
Naturellement, ce sont les entreprises qui investissaient, pas moi. Cela dit, comme l’a expliqué Patrick, je les ai très souvent incitées à investir davantage, avec deux outils, la prime à l’aménagement du territoire, mais aussi et surtout les informations tirées de la veille sur les tendances émergentes du dispositif régional d’intelligence économique : « Vous avez dimensionné votre investissement à tel niveau, mais nous pensons que vous pourriez prendre un risque un peu plus grand, car nos informations nous permettent de penser que ce risque sera mesuré. »
Amine Hamouche :
Je confesse que, lorsque je suis arrivé en Normandie, c’était avec la vision que m’avait inculquée Bercy: « Nous avons une connaissance structurelle de l’économie, alors que les régions, perdues chacune dans leur coin, ne peuvent pas avoir une approche globale. Elles sont complètement dépassées. » En réalité, c’était exactement le contraire…
La logique de filière constitue un terrible frein aux trois ressorts principaux de la réussite des entreprises que sont l’innovation, l’internationalisation et la montée en gamme. Il est évident, en particulier, que l’innovation émerge généralement à la croisée de plusieurs secteurs industriels.
Même démarche dans l’agroalimentaire
Int. : L’approche que vous avez proposée pour l’industrie ne pourrait-elle pas également s’appliquer à l’agroalimentaire ?
B. Q. :
Nous avons beaucoup travaillé avec des entreprises de ce secteur. Ainsi, Florette, qui vend des salades en sachet, a été poussée par l’État et la région à des transferts de technologie qui illustrent ce que vient de dire Amine sur l’innovation : les techniques d’atmosphère contrôlée utilisées dans les centrales nucléaires ont servi à améliorer la conservation des salades !
Grâce à notre programme d’intelligence économique, nous avons également fait valoir que l’agriculture intensive et les stratégies de volume n’étaient plus les seules gagnantes. L’avenir est dans une montée en gamme, car cette évolution s’observe un peu partout dans les pays émergents, même au Brésil !
De même, l’investissement d’Isigny Sainte-Mère dans le lait maternisé infantile coïncide avec des études selon lesquelles la sécurité sanitaire et la traçabilité sont désormais des tendances fortement émergentes, en particulier sur les marchés asiatiques. Il se trouve que j’étais en Chine lors de l’exécution de l’un des responsables du scandale du lait à la mélamine. J’ai constaté que dans les rayons d’Auchan à Shanghaï ou de Carrefour à Pékin, on ne trouvait plus que du lait néo-zélandais ou européen. Or, une sécheresse s’est déclarée en Nouvelle-Zélande et a duré plusieurs années, ce qui offrait une opportunité formidable aux producteurs européens. C’est ce qui a poussé Isigny Sainte-Mère à se lancer sur le marché chinois avec une stratégie de très haut de gamme et de qualité totale.
Industrie et tourisme
Int. : Les champions cachés normands ne se heurtent-ils pas à un concurrent très vigoureux, à savoir le tourisme ? Comment faire comprendre aux collectivités locales qu’elles ne devraient pas se contenter de cette monoculture ?
A. H. :
Il ne faut surtout pas segmenter les sujets : le tourisme est intimement lié à tout le reste de l’économie. La Corée du Sud a adopté une stratégie à vingt ans qui repose sur un couplage entre l’industrie, le tourisme, l’attractivité, mais aussi la logistique, les transports, etc. Si l’on veut attirer des talents dans les entreprises, par exemple, il faut leur proposer un écosystème culturel attrayant. On peut parfaitement créer une spirale vertueuse entre tourisme et industrie.
B. Q. :
Je vous encourage vivement à lire l’ouvrage publié par Amine Hamouche et Julien Barnu en 2014, Industrie du tourisme – Le mythe du laquais, qui comprend des propositions vraiment visionnaires en matière de tourisme 2.
Entre 1993 et 2007, alors que je travaillais pour la CDC, j’ai fortement contribué à la création de la Cité de la Mer, à Cherbourg, un projet contesté par certains acteurs locaux, qui avaient peur que la ville perde son image industrielle si elle se dotait d’un équipement touristique.
En réalité, le tourisme est une industrie comme une autre et, s’il ne l’est pas encore, il faut qu’il le devienne d’urgence. En Normandie, nous en sommes malheureusement encore au stade de la “cueillette”, et d’une cueillette incomplète car, si nous atteignons des records de fréquentation, le panier moyen des touristes reste encore trop modeste.
Parmi les formes de tourisme à promouvoir, je voudrais signaler le tourisme d’entreprise, ou tourisme des savoir-faire, sujet sur lequel nous avons commencé à travailler avec le label EPV. Si l’industrie a du mal à recruter, c’est, entre autres, parce que les parents ne connaissent pas les entreprises de leur région et poussent leurs enfants vers des métiers ayant une plus grande visibilité. Mais comment attirer les parents dans l’usine de leur région ? À l’instar des Parisiens pour la Tour Eiffel, ils reportent toujours leur visite à plus tard…
Une astuce consiste à s’adresser aux touristes étrangers : en voyant défiler les cars de tourisme, les habitants des environs, intrigués, finiront, à leur tour, par aller visiter l’entreprise.
Nous avons travaillé sur ce thème avec quelques-uns de nos champions cachés et les résultats sont très encourageants. Isigny Sainte-Mère reçoit déjà plus d’un millier de Chinois par an, et la fréquentation ne cesse d’augmenter. En revanche, parce que ce n’est pas leur cœur de métier, les industriels se demandent comment gérer l’afflux de visiteurs. Un vrai projet de tourisme industriel et de savoir-faire reste à construire en Normandie.
1 À lire également le compte rendu de la séance avec Stephan Guinchard, « Ce que nous apprennent les “champions cachés” », séminaire Aventures industrielles de l’École de Paris du management du 19 novembre 2013.
2 Cet ouvrage à fait l’objet d’une soirée-débat avec Julien Barnu, Amine Hamouche, Jean-Louis Balandraud et Laurent Queige, « Tourisme, le coûteux mépris français », Les Invités de l’École de Paris du 14 octobre 2013 (podcast et compte rendu disponibles sur le site www.ecole.org).
Références
Séminaire organisé avec le soutien de l’UIMM et de la Fabrique de l’industrie et grâce aux parrains de l’École de Paris (liste au 1er juillet 2018) :
Algoé • Caisse des dépôts et consignations • Carewan • Conseil régional d’Île-de-France • Danone • EDF • Else & Bang • ENGIE • FABERNOVEL • Fondation Roger Godino • Groupe BPCE • Groupe OCP • HRA Pharma • IdVectoR • IPAG Business School • La Fabrique de l’industrie • Mairie de Paris • MINES ParisTech • Ministère de l’Économie et des Finances – DGE • Renault-Nissan Consulting • RATP • SNCF • UIMM • Ylios