Les Sans Domicile Fixe

Fabio Mattioli, 2011

Il est difficile de penser les Sans Domicile Fixe. La raison est que la définition même, le nom qui les désigne est caractérisé par un “sans” : à travers leur appellation nous apprenons ce qu’ils ne sont pas et non ce qu’ils sont. Il y a donc un risque de les représenter en tant que matière passive, individus manquants. D’un autre côté, les SDF sont confrontés précisément à des situations où leur vie n’est pas satisfaisante, étant souvent effectivement dépouillés de droits – politiques, sociaux, etc. Reconnaître ces situations de privation semble donc être le premier pas pour dénoncer l’exclusion sociale que les SDF subissent et chercher à formuler des politiques d’assistance efficaces. Dans cette fiche, on explorera quelques approches pour penser les SDF en tant que sujets politiques, en discutant quelques dispositifs politiques concrets.

Pascale Pichon (2002, 2005) a depuis longtemps cherché à rendre visible l’expérience d’être à la rue. Pour elle, la difficulté rencontrée par les SDF découle aussi du manque de “sécurité ontologique”, notamment de la capacité d’avoir un moment et un espace à soi-même, de se retirer du regard d’autrui. Le corps même du SDF, dans ses actes d’hygiène ou dans ses activités les plus intimes, est toujours sous le regard des autres : ainsi, les vêtements et la saleté peuvent devenir des moyens de défense contre l’insécurité due au fait d’être toujours visible, repérable, observable. La question, pour Pichon, devient celle de comment passer de la condition du « pâtir » – qu’elle voit dominante dans la privation de la rue – à « l’agir » ; en d’autres termes, comment peut-on « s’en sortir » ? Pichon considère que s’en sortir ne signifie pas nécessairement devenir comme la société “normale”, mais plutôt acquérir une place reconnue et acceptée dans la société, à partir de laquelle on puisse “parler”. Cela peut vouloir dire devenir partie prenante des circuits de l’assistance, en contribuant à diminuer le décalage entre professionnels administratifs, personnel de l’assistance sociale, et usagers ou “clients” des services – les SDF eux-mêmes. En présentant le cas de Gérard, Pichon souligne comment un SDF devenu partie prenante des dispositifs d’assistance peut très bien faciliter l’action du service en traduisant les jargons techniques, les procédures, les attentes de manière compréhensible et non humiliante pour les usagers ; de même, il peut aussi aider les opérateurs du service à comprendre les réalités difficiles des SDF. En fait, souligne l’auteure, le problème des schémas d’assistance est contenu dans la forme qu’ils prennent, dans leur logique interne ; Pichon refuse l’idée qu’il s’agit d’une “culture de la pauvreté” qui détermine l’éventuel échec de l’assistance : si les usagers ne réussissent pas à s’intégrer, ce n’est généralement pas parce qu’ils sont moralement “déviants” ou “fainéants”, mais plutôt parce que la situation des SDF et des services mêmes qui devraient les aider sont remplis d’obstacles qui reproduisent leur condition marginale. Les obstacles à la sortie de la condition de SDF ne sont pas individuels, moraux, mais plutôt structurels et politiques.

Serge Paugam (2005) soutient la même position, démontrant que les SDF présentent statistiquement un taux de confiance dans les institutions et de participation politique très bas. Cela est dû en partie à leur condition difficile de vie dans le présent, mais aussi à tout l’historique des “ruptures” qu’ils ont vécues dans d’autres domaines – famille, relations affectives, relations sociales etc. Le welfare state – ou la citoyenneté en tant que lien politique – ne réussit pas à subvenir à ces autres besoins en résolvant ces problèmes avec les stratégies classiques de traitement d’urgence ; au contraire, l’idée devrait être de reconstruire l’ensemble des tissus sociaux à travers un suivi global.

Ces deux contributions sont particulièrement intéressantes, car elles mettent en scène la condition objective (et subjective) de difficulté et détresse des SDF. Le problème est donc comment intervenir. L’enjeu est en fait très complexe et peut être illustré à travers deux positions: d’un côté l’idée qu’il faut résoudre les problèmes pour les SDF malgré eux, de l’autre celle qu’il faut résoudre les problèmes avec les SDF en suivant leur expérience et expertise. Pour mieux comprendre la profondeur du problème, on fera ici une courte digression dans le domaine de la philosophie et de la littérature.

La première position est celle que Dostoïevski présente dans Les frères Karamazov. Jésus est revenu sur la terre, et commence à faire des miracles. Le grand Inquisiteur de Séville l’arrête et lui reproche d’avoir commis un délit capital, pour lequel Jésus sera condamné à mort : avoir donné aux hommes la possibilité de choisir, condamnant ainsi l’humanité à l’enfer. Non, chaque homme, dit l’inquisiteur, n’est pas capable de bien choisir, comme toi ou les apôtres. Dans ta religion, les faibles seraient damnés. C’est pour cela que nous - les ecclésiastes – avons pris ta place : pour dire aux hommes trop faibles ce qu’ils doivent faire, pour les sauver d’eux-mêmes. Si l’on traduit cela dans les termes de la discussion de cette fiche : comme l’expérience des SDF est traumatisante, les SDF eux-mêmes ne peuvent pas s’autogérer. Il faut les conduire, agir à leur place car eux-mêmes seraient incapables de le faire. Cette logique est particulièrement évidente dans le cas des traitements d’urgence : comme Bernard Francq (2005) le décrit, il existe des procédures visant à intervenir avant même de s’interroger sur ce que le sujet lui-même désire. La question devient de comprendre si ces interventions « paternalistes » ont du sens au-delà des cas extrêmes où les individus sont en danger de mort.

L’autre approche philosophique qui peut être suivie dans le dessin des politiques d’assistance est celle proposée par Rancière, décrivant l’œuvre de Joseph Jacotot dans l’ouvrage Le maître ignorant (Rancière 2004). Rancière décrit comment la division entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas est l’acte premier de domination et d’organisation du sensible : il inscrit la domination dans le domaine de l’enseignement. Si l’on veut faire en sorte que les “autres” puissent s’émanciper, il faut avant tout casser cette logique selon laquelle il y aurait des individus qui auraient besoin d’aide, et d’autres individus qui sauraient comment les aider. Au contraire, soutient Rancière, il faudrait écouter de près ce que les “subalternes” ont à dire : comment eux-mêmes formulent les problèmes et envisagent des solutions. Dans le cas des SDF, il faut se demander comment les SDF eux-mêmes déjà dans l’état actuel des choses sont capables de formuler des critiques envers les institutions, et trouver des formules d’aide, de solidarité, et de sortie de leur condition. La privation qu’ils doivent subir ne serait donc pas déterminante, car les SDF eux-mêmes auraient déjà déployés des stratégies de résistance. Proth et Raybaud (2005) ont appliqué cette idée en décrivant comment une “famille” de SDF est capable de donner sens en construisant une vie sociale à l’intérieur d’un aéroport – malgré toutes les contraintes d’ordre imposées dans le lieu. Les auteurs soulignent que la saleté, les cris et aussi les élans de rage sont souvent des réponses que les individus formulent face aux formules d’exclusion ou d’intolérance. Les SDF ont des stratégies particulières d’« appropriation » des lieux qui transforment les règles des espaces et de la société normale : pour les auteurs, une politique efficace devrait se baser sur ces éléments.

Bernard Francq (2005) souligne l’alternance entre ces deux positions dans l’évolution des services d’assistance à Charleroi et Louvain. Un premier projet était celui de redessiner l’assistance décentralisée en créant un SAMU unique ayant les fonctions des différents services. Cela a échoué, à cause non seulement de l’opposition des acteurs impliqués (associations, services, etc.) mais aussi en raison de la logique d’urgence déployée. Les usagers eux-mêmes n’étaient pas en condition de s’en servir profitablement, et finissaient par ne pas l’utiliser. A la suite de ces résultats, deux agglomérations (Louvain et Charleroi) ont décidé de basculer vers un dispositif « relais » pouvant être plus flexible en se basant sur les actions des acteurs impliqués sur le territoire. Cela laissait plus d’espace à des associations qui travaillaient directement avec les SDF et qui menaient un programme de réinsertion fondé sur l’action des SDF eux-mêmes. Le problème avec ce type de système était précisément le type de flux dans lequel il se trouvait. Qui était le responsable final, tout en sachant que les fonds n’étaient pas équitablement pourvus par les différents acteurs ? Ce réseau était-il structuré pour donner voix aux SDF, pour comprendre les problèmes de l’assistance ou était-il un mécanisme pour mettre en pratique l’assistance elle-même ? Qui était le sujet, et qui était le destinataire du réseau ? Quel était le véritable rôle des associations ?

Il semble difficile de tirer des conclusions évidentes de ces discussions. Il semble clair que nier l’expérience des SDF et forcer les individus à des processus d’assimilation « disciplinaires » n’est pas une route envisageable ou efficace. Néanmoins, une fois que l’on souhaite suivre des routes plus soucieuses des SDF en tant qu’êtres humains, l’on est confronté à un ensemble de problèmes : les inégalités de pouvoir entre agences publiques et SDF sont toujours présentes ; les dispositifs risquent de perdre en efficacité s’ils deviennent « démocratiques » ; les initiatives d’autopromotion ont un langage parfois ambigu qui fait penser à des formules de discipline encore plus subtiles.

Néanmoins, en guise de conclusion, on voudrait ici relancer une note d’optimisme. On fera référence au cas de Piazza Grande, un journal de rue d’abord promu en Italie par le plus grand syndicat (CGIL) puis ensuite approprié par les SDF eux-mêmes. Cela a été un instrument très puissant, autant de travail que de réinsertion politique et sociale pour les SDF. Comme le montrent Bergamaschi et Paltrinieri (2005), la promotion du journal a été un point de départ de nombreuses autres activités gérées par les SDF. Cela a permis d’activer un service d’avocat de rue et d’entretenir des rapports avec l’administration qui ont conduit à assumer la gestion d’un service d’accueil nocturne. De plus, le journal a donné aux SDF la possibilité de se sentir valorisés individuellement et donc de pouvoir être intégrés à partir de leur différence individuelle ; pour Bergamaschi et Paltrinieri, ceci est un cas où les formules d’exclusion et les limites de participation qui sont généralement formulées dans les dispositifs classiques de citoyenneté sont déplacés. Il ne faut plus se conformer pour être des citoyens et avoir droit aux services de l’Etat ; au contraire, on peut être « résidents » et acteurs politiques malgré et précisément à partir de ses propres difficultés et « manques ».

L’expérience de Piazza Grande pourrait évidemment être critiquée, par exemple en soulignant que le vocabulaire utilisé est toujours celui de l’inclusion ou de l’intégration : on pourrait rétorquer que les SDF ne doivent pas être intégrés, car ils sont déjà des citoyens. Au contraire, ce serait la société qui devrait être transformée doublement : d’un côté pour être capable d’éviter de stigmatiser les SDF, de l’autre pour changer les conditions structurelles qui contraignent des individus au statut de SDF. La question, en fait, n’est pas seulement celle de comprendre comment sortir de la condition de SDF, mais plus radicalement, comment éviter le phénomène tout court. Cela implique que les politiciens et les acteurs impliqués dans la production des mécanismes de gouvernance urbaine portent bien attention aux processus d’exclusion sociale ; dans le soin apporté à la prise en charge des catégories marginales, dont les SDF, mais aussi dans la prévention de la marginalité tout court.

Références

  • Ballet, Danielle. 2005. Les SDF: visibles, proches, citoyens. Paris: Presses universitaires de France.