La signification politique des émeutes dans les banlieues
A partir de l’exemple de la crise de 2005 en France
2011
27 octobre 2005. Deux adolescents fuyant des policiers se réfugient dans un transformateur EDF et meurent électrocutés. Ce tragique incident marqua le début des « émeutes des banlieues ». Durant 29 nuits, d’après les statistiques officielles du Ministère de l’Intérieur français 9 193 voitures furent brûlées, 2 921 personnes interpellées, 56 policiers blessés, et 4 personnes trouvèrent la mort. Ces événements touchèrent tout l’espace national français, ne se limitant pas à la seule ville de Clichy-sous-Bois, aux environs de Paris, où la tragédie avait eu son origine. L’ampleur du phénomène aurait dû faire naître un soupçon : peut-on accepter de le décrire comme « malaise générationnel » ou « insatisfaction de certaines couches défavorisées de la population » ? Ou encore pire, de « violences commises par des barbares » ?
D’un point de vue purement analytique, ces émeutes sont un moment précieux permettant de saisir les problèmes urbains. Il s’agit d’une cristallisation des enjeux sociaux dans les lieux périphériques des grandes villes, communément appelés banlieues. Or, il est clair que la plupart des réflexions sur la question furent et sont encore orientées par une attitude « externe », illustrée de manière plutôt réaliste dans le film « La Haine », réalisé bien avant ces événements mais traitant de situations similaires.
Voir un extrait du film : youtu.be/cotQyiBu-OA
Dans cette vidéo, les protagonistes « s’ennuient », lorsqu’un monospace avec à son bord une journaliste et un cameraman arrive sur place, dans le but de les interviewer au sujet des émeutes qui avaient eu lieu la veille dans la cité. Prétextant le manque de temps, les journalistes ne descendent pas de leur voiture ; en réalité, ils sont trop effrayés pour leur parler directement. Cette attitude provoque la colère des jeunes qui cherchent alors à les chasser. Cette caricature de la couverture médiatique résume bien l’attitude du discours public après les événements. Or les cités et les banlieues ne sont pas un zoo, comme le rappelle le film. Ainsi, il est indispensable que les professionnels des questions urbaines, qu’ils soient des scientifiques ou simplement des personnes intéressées par ce sujet, cherchent à le comprendre au-delà de tout mythe et légende. Comme souligné par Michel Kokoreff ( 2008), il s’agit de tenter de mieux écouter les revendications des jeunes, au-delà du bruit des médias.
Pour ce faire, cherchons à considérer calmement pourquoi ces émeutes furent considérées de manière négative, immédiatement stigmatisées ou condamnées, tandis que d’autres sont parfois considérées comme justifiées, et certaines enfin sont même encore glorifiées. Pourquoi la Révolution Française, qui elle aussi a commencé comme émeute urbaine, est aujourd’hui considérée comme une page brillante de l’histoire de la république ? La question peut paraître étrange ; elle se veut d’ailleurs une provocation explicite. En dehors des différents contextes historiques, ce qui est important ici, c’est de comprendre comment deux épisodes violents peuvent être regardés de manière diamétralement opposée. Dans un cas, la violence sociale est condamnée car « irrationnelle » et « brutale ». Dans l’autre, elle est célébrée, représentant un instrument du progrès de l’humanité. Cette disparité de jugement malgré la similarité de violence peut être justifiée par l’argument selon lequel la Révolution Française avait des buts politiques, alors que les émeutes dans les banlieues n’en auraient pas eu. Or le nœud du problème se situe précisément ici : les réflexions menées aujourd’hui dans les médias et sur la scène publique partent du présupposé que ces émeutes n’ont pas de motivation politique, au lieu de tirer cette conclusion après une réflexion analytique. L’opinion publique n’étant pas nécessairement familière avec ce genre de situation, ou tout simplement parce qu’elle est effrayée et choquée par une telle violence, est souvent rapidement encline à croire aux images de chaos présentées par les médias ainsi qu’aux discours prônant un tournant sécuritaire.
Ce refus d’engager cette dimension proprement politique de la « crise des banlieues » touche aussi un certain courant d’intellectuels, et l’on ne peut trouver une explication complète dans le seul choc ou la seule peur provoqués par les événements. La discussion entre Lapeyronnie et Wacquant à propos de la question du ghetto nous donne un bon exemple : les deux auteurs se disputent autour de la possibilité d’affirmer l’existence ou non de ghettos en France. Il ne s’agit pas d’une simple question verbale, ni d’une définition ; cette dispute a des racines bien plus profondes, car elle touche à la conception même de la « république » française. Accepter qu’il existe des ghettos signifie remettre en cause la réalité de l’universalisme de la république, ce qui revient à critiquer les racines même de la conception de l’Etat français. En la rapprochant de la situation américaine, où l’existence de ghettos est une évidence pour tout le monde, la « république » ne serait donc plus gouvernée par les principes universels « liberté, égalité, fraternité », mais présenterait des zones de non-droit, des enclaves, des exceptions. Or il est intéressant de remarquer que les exceptions semblent acceptables dans le discours public lorsqu’il s’agit des « élites » : c’est bien dans ce sens que l’on veut voir progresser l’école publique à travers le système des Grandes Ecoles, ainsi que le remarquait déjà Bourdieu. On pourrait ainsi résumer la situation en cinq mots : Grandes Ecoles oui, Ghettos non.
Bien sûr, ces biais de l’optique républicaine doivent être dépassés si l’on souhaite comprendre le phénomène des émeutes urbaines. Tautologiquement, si l’on admet que les personnes habitant les banlieues ne sont pas des « aliénés » ni des « fous », il faut bien se rendre à l’évidence que les émeutes soulignent des problèmes réels : si dans les cités tout allait bien, il n’y aurait pas d’émeutes. Dans ce sens, les émeutes doivent être pensées comme un épisode qui signale la présence d’un problème de fond. Il ne s’agit évidemment pas de justifier la violence déployée dans ces événements, ni de la glorifier en tant que « bonne » expression politique : dans le langage de Lapeyronnie (2006), l’émeute est une action collective. Il s’agit plutôt de comprendre ce qu’il y a derrière ces voitures brûlées. Pour ce faire, il est nécessaire d’abandonner les images des médias et d’aller sur le terrain, de parler avec les auteurs de ces actes, de vivre leur quotidien, et de s’interroger sur leurs raisons d’agir en écoutant leur parole. Cette dimension d’analyse est la seule qui puisse guider une action politique visant à résoudre les problèmes urbanistiques et sociaux des « quartiers sensibles ».
L’étude d’un chercheur italien, Emilio Quadrelli, démontre combien la perspective change une fois que l’on cherche à défier les versions des médias autour de la question. En recueillant les témoignages de nombreux militants ayant pris part aux émeutes, il découvre une dimension complètement absente dans la discussion politique : la rébellion contre des formes de colonialisme.
Tout d’abord, la mort des deux jeunes gens à Clichy-sous-Bois fut mise en relation avec le massacre politique perpétré par la police française contre les Algériens qui en 1961 manifestaient pour l’indépendance de l’Algérie (fr.wikipedia.org/wiki/Massacre_du_17_octobre_1961#La_manifestation_du_17_octobre).
Pour les militants interviewés par Quadrelli, il s’agissait encore une fois de cadavres qu’une puissance coloniale cherchaient à cacher et dissimuler : de même qu’en 1961 on avait fait disparaître les corps dans la Seine tandis que la police restait « couverte », la même chose risquait de se produire en 2005.
Mais le lien avec une révolte politique contre des formes coloniales semble être évident si l’on considère également les cibles des attaques (souvent non mentionnées dans la presse) : à côté des postes de police, les principales cibles furent les centres sociaux et les agences de travail intérimaire. Les centres sociaux sont bien les places où la république « civilise » les nouveaux arrivants. Dans le discours républicain, ils jouent un rôle positif de transmission de valeurs, tandis que dans l’esprit des habitants des banlieues, ils deviennent un lieu de violence symbolique, où leur identité et tradition doivent être « civilisées », c’est-à-dire transformées voire abandonnées. Sans pour autant entrer dans une polémique infinie, il est clair qu’une forme de transmission de valeurs communes doit être pensée dans le cadre de l’immigration. Mais les formules mises en pratique jusqu’à présent ignoraient la plupart du temps que les valeurs de la république, loin d’être universelles, étaient bien des valeurs « culturelles » spécifiques, engendrées et construites par un passé historique déterminé. De plus, les modalités de cet apprentissage n’attachaient pas beaucoup d’attention à la sauvegarde des identités ou des connaissances précédentes possédées par les « immigrés ». Comme dans les cas des dialectes qui furent ni plus ni moins supprimés, car considérés comme des obstacles à l’apprentissage de la langue de la république, ainsi les traits culturels des « autres » ont peu de place dans les dispositifs d’intégration républicains, qui pourtant se déclarent démocratiques.
La raison invoquée à propos des attaques contre les centres de travail intérimaire était la critique des inégalités sociales imposées dans les banlieues. Pourquoi les hommes et femmes qui y vivent doivent être soumis à des conditions de travail intérimaire, c’est-à-dire mal payés et sans aucune sécurité ? Cette situation d’inégalité structurelle et sociale est un problème immédiat ; elle peut aussi être perçue comme évoquant l’inégalité de la situation coloniale, avec des sujets qui doivent subir une condition de travail exceptionnelle et sans perspective de sortie, sauf pour quelques individus.
La situation d’exception se vérifie aussi dans d’autres domaines : il suffit de regarder la relation avec la police. S’il est vrai que les policiers sont « l’ennemi » pour une bonne partie des militants et participants aux émeutes, le contraire est aussi vrai. Non seulement des brigades spécifiques furent formées pour patrouiller les cités, mais leurs méthodes ont souvent bien des liens avec des unités militaires. Fouilles, interpellations, violences systématiques : l’action des tuteurs de l’ordre ne semble pas procéder avec les mêmes règles dans les cités qu’ailleurs. C’est d’ailleurs pour cela que les actions des émeutiers se développent en guérilla : convaincus que les policiers ne font pas de distinctions entre coupables et innocents dans leurs actions dans la cité, les militants préfèrent exploiter cette confusion des rôles pour mener leurs actions. Encore une fois, une ressemblance entre situation coloniale et banlieues : exceptionnalité de l’action de l’Etat et des moyens policiers, actions de guérillas menées par les insurgés.
Pour les militants interviewés par Quadrelli, les violences dans les banlieues n’étaient pas des règlements de comptes privés, ni des actions barbares et chaotiques. Il s’agissait d’une rébellion claire contre des formules d’exploitation coloniale qu’ils perçoivent et subissent dans leur vie de tous les jours. Pour eux, il était bien question d’une insurrection politique, dont les raisons sont bien profondes et liées aux conditions d’intégration qui leur sont imposées par les politiques de gouvernance urbaine. Si l’analyse de Quadrelli parait parfois exagérée en ce qu’elle réduit la portée politique des émeutes à la contestation du passé colonial, elle ouvre l’espace pour penser les émeutes urbaines comme des actes de résistance explicite. Fassin (2006) souligne le fait que le silence des anthropologues et intellectuels en général a contribué à occulter la portée politique des émeutes. Dans ce sens, il est possible de voir que ces contestations violentes revendiquaient des droits sociaux et politiques qui, pour Fassin et d’autres, ne sont pas dépendants de la situation coloniale. Evidemment l’analyse de Quadrelli est très provocante, car elle rapproche deux phénomènes douloureux de l’histoire française ; elle doit ainsi être comprise comme une approche critique pour nous rappeler certains cas limites, plutôt que comme une analyse équilibrée et « neutre » de la situation des banlieues. Dans ce sens, Kokoreff (2008) ou Lapeyronnie (2006) refusent de ramener tous les problèmes actuels au passé colonial ; faire référence à celui-ci, selon eux, risque de nous rendre aveugle aux phénomènes nouveaux. Dans cet esprit Kokoreff propose de comprendre les émeutes des banlieues en 2005 avec les manifestations contre le CPE ; pour le sociologue, les deux mouvements étaient des protestations contre des formes d’injustice – précarisation dans un cas, ethnicisation dans l’autre. Le problème, nous dit Kokoreff, est comment comprendre des formes d’action politique nouvelles au-delà de toute rhétorique : comment penser les émeutes sans les diaboliser ni les transformer en luttes « saintes » menées par des héros populaires. En ce sens, Kokoreff nous invite à penser les émeutes comme des moments centraux de l’espace politique, où sont exprimés des messages politiques importants. Il serait bon de prendre ces messages en compte afin de pouvoir élaborer des politiques plus justes à l’égard des espaces de périphérie.
Références
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Quadrelli, E. (2007). Grassroot Political Militants : Banlieurards and Politics. Accessible sur www.metamute.org/en/Grassroots-political-militants-Banlieusards-and-politics.
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Fassin, Didier. 2006. « Riots in France and silent anthropologists ». Anthropology Today. 22 (1): 1-3.
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Kokoreff, Michel. 2008. Sociologie des émeutes. Paris: Payot.
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Lapeyronnie, D. (2006). “Révolte primitive dans les banlieues d’après les statistiques officielles du Ministère de l’Intérieur français. Essai sur les émeutes de l’automne 2005. Déviance et Société, 30, 431-448.