Dimensions politiques et relations sociales dans les Centres commerciaux
Fabio Mattioli, 2011
L’un des espaces qui semble représenter de la manière la plus vraie la condition de l’homme contemporain est sûrement le centre commercial. Imposant ou petit, de verre ou de béton, architecturalement audacieux ou conventionnellement sans personnalité, ces lieux ont durablement marqué les paysages de nos villes.
Selon le sens commun, ces espaces seraient des « non-lieux », des endroits sans «âme » dans lesquels les individus seraient en proie aux logiques du capitalisme et de la consommation : ainsi les vitrines de Nike, Décathlon ou Nature et Découverte seraient des espaces pensés pour tromper les individus, qui de citoyens deviendraient alors consommateurs. Ces critiques sont souvent empreintes d’un accablant moralisme : ces individus postmodernes seraient des « aliénés », profondément incapables de vivre leur humanité. Même dans des formes moins apocalyptiques, et plus « académiques », cette réserve vis-à-vis de tels espaces est maintenue : en tant que « non-lieux », ils seraient la négation du politique car ils tendraient à propager un idéal de vie profondément individualiste et non relationnel.
Cette critique des lieux « postmodernes » a le mérite indéniable de nous donner des éléments de réflexion permettant de juger les impacts des centres commerciaux. Pourtant, il est peut-être nécessaire de réévaluer sa portée après plusieurs décennies d’expériences avec et dans ces centres. Il est temps de se demander quelle est l’expérience des individus à l’intérieur de ces espaces et de questionner la certitude selon laquelle ils ne peuvent être ni appropriés ni vécus comme lieux de relations. Surtout, il faut remarquer que si cette critique est fortement présente dans la sphère publique européenne, elle est souvent bien plus mitigée dans d’autres parties du monde. Ainsi, l’opposition citoyen/consommateur a peu de sens aux Etats-Unis ; au contraire, les deux sphères sont souvent pensées comme étant complémentaires.
Si l’on suit le processus de construction d’un centre commercial, on se rend bientôt compte que sa valeur et sa portée politique ressortent dès les premières phases du projet. S’agissant souvent d’un grand établissement, il doit normalement être planifié selon des dispositifs de régulation du territoire, et donc sa construction ou du moins l’allocation du terrain à bâtir est liée à une approbation politique. Cela peut impliquer des processus de participation – ou contestation – par d’autres acteurs impliqués : commerçants refusant un changement dans les dynamiques du commerce local, effrayés par le fait que les clients puissent déserter leurs boutiques au profit du centre commercial ; associations de quartier contestant le lieu proposé – trop loin ou trop proche des maisons –; associations de consommateurs, écologistes ou altermondialistes proposant d’autres paradigmes de consommation ou s’opposant à l’idée d’une « chaîne » multinationale dans les alentours, etc. Cette effervescence citoyenne a certainement des implications au niveau de la discussion politique, elle-même déjà stimulée et informée par les pressions des groupes d’investisseurs. Certes, chaque cas présente ses particularités régionales, notamment des configurations d’acteurs différentes, plus ou moins actifs, plus ou moins engagés ; toutefois, tous ces éléments peuvent intervenir – et souvent le font – dans le processus de planification, de construction, et enfin d’ouverture du centre commercial : au lieu d’être un espace « mort », il semble plutôt un nerf vif ayant une grande potentialité politique. Certaines politiques attentives au regard du citoyen peuvent en effet exploiter cette possibilité afin d’impliquer les individus dans un processus collectif, dont l’aboutissement ne serait pas quelque chose d’imposé par l’extérieur mais une réflexion commune provenant de « l’intérieur », c’est-à-dire des différentes personnes concernées. Bien sûr, une décision finale est nécessaire, et dans le cas d’une opposition frontale entre les différents groupes, cela provoquerait probablement quelque malaise ; toutefois, ces moments constituent des situations où la politique peut devenir vivante et participative. Ainsi, le fait que les « centres commerciaux » engendrent ou non un projet démocratique d’implication du citoyen dans la vie collective ne dépend pas tant de l’espace en tant que tel que des conditions concrètes dans lesquelles ces négociations sont - ou non - conduites.
Une fois que le centre commercial construit est ouvert au public, sa charge politique ne cesse pas d’exercer une influence dans la vie quotidienne de ses utilisateurs-citoyens. Il est certain que la plupart des gens qui se rendent dans un centre commercial pour y acheter des produits ne pensent pas à cet acte comme un choix de vie, et le lient encore moins à des questions politiques ou existentielles. Mais il faut se demander s’il y a, et s’il y a jamais eu, des espaces dans lesquels chaque individu est invité à penser à ces questions. Un lieu est-il capable d’« imposer » sa présence sur les individus ? Existe-t-il des espaces qui nous « obligent » à formuler certaines pensées ? Prenons l’exemple des espaces les plus « sacrés » possibles ; pensons aux lieux de culte et à la pratique des fidèles : combien de fois y est-on allé pour des raisons autres que les questions spirituelles ? On peut penser aux occasions ou on était allé à l’église pour rencontrer des amis et jouer au ballon avec eux. En même temps, le grand-père, adulte qui nous accompagnait, y allait pour voir des amis et discuter des prix au marché aux bestiaux ou des faits politiques. D’ailleurs, combien de fois nos pensées profondes, religieuses ou autres, sont-elles formulées dans des moments de solitude, et pas nécessairement dans des espaces comme les églises, la mairie ou le supermarché ? Enfin, combien de fois sommes nous entrés dans des lieux de culte à de seules fins touristiques, c’est-à-dire sans avoir nécessairement une approche spirituelle ? Il semblerait utile de réfléchir plus longuement à l’expérience du touriste en ville, car elle semble contenir les ambiguïtés sur lesquelles on souhaite s’arrêter ici.
Ainsi qu’il vient de l’être souligné, l’expérience que le touriste a de la ville est souvent jugée superficielle et vouée au sensationnel : le touriste serait incapable d’accéder à l’essence de la ville. Ceci n’empêche toutefois pas le touriste d’être parfois « touché » par l’esprit des lieux. Il peut souvent arriver d’être entré dans des lieux sacrés en y étant indifférent, et d’avoir pourtant éprouvé à un moment donné et pour une très brève durée, un sentiment particulier. On peut penser à la fois où, admirant Saint-Pierre de Rome, on a été presque ému en réfléchissant au travail et à la souffrance nécessaires pour ériger une telle structure majestueuse. Ou d’avoir discuté de politique en traversant la place de la Bastille, admirant ceux qui eurent le courage de se révolter et de construire un nouveau monde, basé sur l’idée de « liberté, égalité, fraternité ». Dans les promenades de flâneur postmoderne, plus préoccupé par le prochain repas que par les beautés de l’architecture, on peut avouer que l’espace nous restait souvent indifférent. Pourtant, sans avoir de relation profonde avec les lieux, on était néanmoins souvent frappé par quelque détail, capable d’engendrer les pensées les plus étranges. Même dans une relation passagère, superficielle, banale comme celle du touriste avec l’espace qu’il traverse, celui-ci peut être revêtu de rêverie, pensées, songes et fantasmes. Il suffit de penser à toute la littérature romantique écrite par des « touristes » ou voyageurs de profession, qui se sont laissés enchanter par les paysages : Byron, Shelley et autres romantiques écriront de magnifiques descriptions et poèmes semblant capturer « l’esprit du lieu », alors même qu’ils n’étaient « rien d’autre » que des touristes. Si l’on admire leurs œuvres, il faudrait se demander s’ils n’auraient pas pu créer des chefs-d’œuvre également à partir d’autres lieux « sublimes », comme les centres commerciaux.
Si on insiste ici sur le tourisme, ce n’est pas simplement pour citer Berlusconi, premier ministre d’Italie, lorsqu’il traita de « touriste de la démocratie » un parlementaire européen qui avait osé le contredire, montrant bien le caractère péjoratif du terme « touriste ». C’est surtout pour chercher à montrer la complexité de la relation que l’individu peut avoir dans un espace tel que le centre commercial. Depuis l’œuvre magistrale de Marc Augé, en effet, on considère les espaces dans lesquels on passe, on transite et on voyage, comme des espaces anonymes. On les voit comme des lieux gérés par des impératifs économiques, dans lesquels nous ne pouvons laisser de trace. Cela est certainement vrai dans la mesure où beaucoup de centres commerciaux aujourd’hui ne prévoient pas la possibilité de se laisser personnaliser par l’usage. On ne peut pas peindre les murs d’un centre commercial comme on le ferait dans sa propre chambre. Mais on ne peut pas non plus le faire dans la boutique du coin de la rue ! La façon par laquelle on peut s’approprier cette dernière n’est pas une transformation physique, mais plutôt une sorte de familiarité que l’on développe avec les commerçants, les autres clients, et par conséquent avec l’espace. Cela est bien plus difficile dans un lieu comme un centre commercial, car les dimensions et le nombre de clients ne permettent pas de créer ses propres trajectoires, ou espaces, ou relations avec autant de facilité ; toutefois, ce n’est pas impossible. De même que le touriste peut être subitement frappé par la beauté du Panthéon alors qu’il mange un hamburger, l’acheteur lambda peut commencer à parler, dialoguer, et même tisser des relations dans un centre commercial. En dehors de ces relations accidentelles, il est aussi vrai que lorsque notre fréquentation du lieu devient continue, nous tendons à développer des stratégies, des habitudes, des relations. Ainsi on préfère se garer dans un lieu plutôt qu’un autre car on connaît les espaces les plus proches ou moins fréquentés ; on découvre que l’employé de telle boutique est un ami ou une connaissance ; ou même on finit par rencontrer des amis ou parents qui se rendent dans le même lieu.
Si l’on considère le rapport Jeunes métropolitains aux Halles, les Halles de Paris sont devenues bien plus qu’un centre commercial : elles sont aujourd’hui vécues comme un espace de rencontre par des jeunes, qu’ils soient parisiens ou banlieusards. Cela signifie donc que ces centres commerciaux ont une fonction autre que celle de simples lieux de commerce ! En d’autres termes, où se trouve la différence entre se promener dans une rue commerçante et aller dans un centre commercial? Après tout, se promener dans une rue marchande n’a jamais été considéré comme « étrange », malgré le fait que les rencontres ont lieu par l’intermédiaire d’activités de consommation ! Il est vrai que les centres commerciaux sont de plus en plus éloignés du centre ville, tendant même à s’y substituer ; mais réciproquement, cela signifie aussi que le centre ville colonise de plus en plus les centres commerciaux, c’est-à-dire que le centre ville est présent dans les centres commerciaux. Ainsi, boire un café, aller au cinéma, se promener, activités sociales et politiques permettant à l’individu d’expérimenter physiquement la présence des autres et qui ont traditionnellement lieu au centre ville, se développent dans les centres commerciaux. De même, si ces espaces deviennent des espaces de vie, il est aussi possible pour les êtres humains de commencer à s’y attacher. On se donne rendez-vous au « Apple store » de NYC dans le centre commercial « Columbus Circus », on passe l’après-midi dans le magasin « Whole food », on se promène aux Halles. En un certain sens, ces espaces « autres » deviennent « nôtres », comme le suggère le sociologue italien Martinotti; on s’y sent protégé et on peut y créer une sphère d’affects.
Cette dimension publique des centres commerciaux ne concerne pas seulement la sphère existentielle ou le confort individuel : les Malls peuvent avoir une symbolique politique très forte. Aisalkyn Botoeva démontre dans un article très élégant, que les centres commerciaux de Bichkek, au Kirghistan, furent victimes de pillages à la suite de protestations contre le gouvernement. Ces espaces ayant été célébrés par le gouvernement pour symboliser la séparation du pays de l’Union soviétique ainsi que sa modernisation, ils furent les épicentres des contestations. Des événements similaires furent observés lors d’autres protestations, par exemple aux Etats-Unis ou en Italie : les centres commerciaux sont souvent identifiés comme symboles du capitalisme et d’un certain mode de vie que les contestataires veulent défier.
Il semble donc important de prendre en considération les différentes dimensions politiques et relationnelles des centres commerciaux. Dans le processus de construction, ils peuvent engendrer des dynamiques de participation ; une fois en activité, ils peuvent abriter en leur sein des relations sociales et alimenter le débat en tant qu’espaces symboliques. Ils occupent une place importante tant dans l’économie que dans le tissu social, et peuvent représenter des opportunités de bonne gouvernance. Pour ce faire il n’y a pas de recette miracle, l’administrateur doit savoir être sensible aux différents aspects et enjeux constitués par le lieu.
Références
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Aisalkyn Botoeva. 2006. »Contentious Discourses Surrounding Supermarkets in Post Soviet Bishek.« Anthropology of Estern Europe Review 24(2) : 44-53
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Auge, Marc. 1995. Non Lieux. Paris - Seuil.