« Socialiser » le foncier en le soustrayant au jeu de la spéculation

Pascale Thys, Nicolas BERNARD,, 2014

Cet article fait partie de l’ouvrage La terre est à nous ! Pour la fonction sociale du logement et du foncier, résistances et alternatives, Passerelle, Ritimo/Aitec/Citego, mars 2014.

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Une donnée importante, à notre sens, est trop souvent absente des réflexions menées en matière d’habitat : les logements ont une assise et des racines. Loin de flotter dans l’éther, ils sont ancrés dans un sol, avec lequel ils font corps. Ils sont situés en d’autres termes, sur un terrain qui va d’ailleurs peser à lui seul pour un quart environ (voire un tiers dans certaines régions) dans le prix global du bien. La thématique du foncier est donc indissociable de celle du logement ; pour construire l’un, il faut avoir la maîtrise sur l’autre.

Précisément, s’il est bien une ressource finie (au sens de limitée), c’est bien celle-ci. La terre ne saurait s’étendre (sauf à envisager de créer des îles artificielles1 ou à installer des colonies sur la lune…). Il faut en user dès lors avec parcimonie ; ce, à plus forte raison que la population, elle, enfle dans le même temps, exacerbant du même coup les besoins en logement (et donc en foncier).

Or, rien ne distingue véritablement pour l’instant le sol comme objet de propriété. Les pouvoirs très larges — sinon absolus2 — que le propriétaire a sur son bien, il peut les exercer indistinctement sur un meuble ou un immeuble, ou encore, dans le registre qui nous occupe, sur la brique ou sur la terre. Aucune exception n’est aménagée au bénéfice du foncier.

Pourtant, il s’est progressivement développé en parallèle une (stimulante) théorie attachant à la propriété une « fonction sociale ». La conception absolutiste du droit de propriété, qui s’était élaborée durant la Révolution française en réaction à l’Ancien régime (lequel avait, il est vrai, multiplié les sujétions à l’égard de la terre, au profit de l’Église et des seigneurs notamment), requiert d’être revisitée à l’aune des exigences sociales actuelles. La propriété privée est moins visée ici que la propriété privante, cette propriété négative qui, par son non usage, empêche toute utilisation effective du bien (et prive accessoirement autrui d’un logement). Il semble nécessaire aujourd’hui de circonscrire le pouvoir discrétionnaire du propriétaire. Et pourquoi pas, dans ce cadre, décider de prendre le droit de propriété pour un instrument soumis à certaines fins plutôt que pour une prérogative strictement égoïste ? Et si l’on s’attelait, pour le dire autrement, à faire advenir une propriété utilitaire et pénétrée de devoirs, « qui ne se justifie qu’autant qu’elle respecte sa finalité d’intérêt général et perd son fondement si elle s’en écarte »3 ?

Le foncier : une fonction sociale à réaffirmer aujourd’hui

En langage juridique, le droit de propriété se divise en trois « droits réels » : le « fructus » signifiant le droit de recueillir le fruit d’un bien, l’ « usus » signifiant le droit d’utiliser un bien et l’ « abusus » qui est le droit de disposer d’un bien (c’est-à-dire de pouvoir le transformer – le céder – le détruire). Posséder des droits réels au niveau foncier peut donc recouvrir un ou plusieurs de ces droits. S’il s’agit aujourd’hui, comme le soulignait le Professeur Nicolas Bernard4, d’immuniser le foncier, c’est bien face à la notion d’ « abusus » qui consacre le droit de propriété en droit quasi absolu.

La « fonction sociale » dont il est question pourrait dès lors être explicitée. En effet, elle pose d’emblée l’idée que la propriété foncière ne peut être absolue puisqu’elle est limitée par cette fameuse « fonction sociale ». Si la Constitution brésilienne a intégré ce concept depuis 1988 (article 23), il faut malgré tout signaler que d’autres Constitutions y avaient déjà fait référence, dont celle du Mexique en 1917. Nous nous bornerons ici à retracer l’histoire de ce concept, permettant ainsi de mieux cerner les « limites » identifiées, limites qui sont à imposer à un droit foncier rare et accaparé par un nombre toujours plus restreint de propriétaires de par le monde.

Aristote (-384 à -322) semble être le premier à affirmer la nécessaire « fonction sociale » de la propriété5. L’être humain, selon lui, ressent fondamentalement la nécessité de s’approprier certains biens. Ceci est nécessaire afin que ce bien soit entretenu convenablement. Il ne s’agit donc pas de condamner la propriété privée, mais d’obliger chaque citoyen propriétaire à s’attacher à rendre commun l’usage de ses biens.

Saint Thomas (1255 – 1274) développe lui aussi dans ses écrits cette notion de « fonction sociale » de la propriété6. L’Église catholique – du Pape Clément IV jusqu’à Pie VI – prendra une mesure claire contre les propriétaires fonciers qui ne remplissent pas leurs obligations en matière de fonction sociale : toute personne pourra alors ensemencer cette terre et jouir ainsi du tiers de sa superficie !

Auguste Comte (1798 – 1857)7 estimait que la société devait considérer la propriété comme un tout qui tend spontanément à dépasser l’aspect individuel de cette propriété. Il ne refuse ni la détention, ni la gestion individuelle de biens productifs, mais il les subordonne à une mission sociale. Selon lui, cette propriété a « une indispensable fonction sociale, destinée à former et à administrer les capitaux par lesquels chaque génération prépare les travaux de la suivante. » La propriété tend dès lors à imposer des obligations et non à se définir comme simple droit ou encore la propriété foncière doit être conçue comme une responsabilité et non seulement comme un pouvoir.

Léon Duguit (1859 – 1928)8, grand critique du droit et défenseur de la fonction sociale du droit de propriété, va encore un pas plus loin. Selon lui, le détenteur de biens fonciers, qu’il le veuille ou non, est investi d’une fonction sociale déterminée. C’est pourquoi, il dit : « son droit de propriété, je le nie ; son devoir social, je l’affirme. ». « Aujourd’hui, la propriété cesse d’être le droit subjectif d’un individu (…). Elle implique pour tout détenteur d’une richesse l’obligation de l’employer à accroître la richesse sociale et l’interdépendance sociale (…). Le propriétaire est donc obligé socialement d’accomplir cette besogne et il ne sera protégé socialement que s’il l’accomplit et dans la mesure où il l’accomplit. » Il évoque ainsi clairement les conséquences, en termes de rébellion sociale, pour celui qui ne remplirait pas cette « fonction sociale » de ses biens fonciers.

Aujourd’hui, le foncier semble « hors contrôle » social, même si timidement de nouveaux dispositifs sont en train de se mettre en place. Se poser la question de la fonction sociale du foncier pourrait ainsi renvoyer aux questions suivantes : quels rôles, quelles responsabilités sociales en tant que « propriétaire-citoyen » ? Quelles responsabilités, quels moyens en tant que pouvoirs publics ? Quels moyens de pression nationale et internationale en tant que militants et réseaux pour le droit à la terre, pour le droit à un habitat « durable » « abordable » ?

Propriété d’usage, fonction sociale : à transcrire en droit positif

Consacrée au plus haut niveau (il n’y a qu’à lire l’emblématique « Propriété oblige. Son usage doit contribuer en même temps au bien commun » de la Loi fondamentale allemande9), cette théorie se voit également déclinée à propos du foncier spécifiquement. Ainsi, la Constitution du Brésil10 ne garantit le droit à la propriété que pour autant qu’est explicitement respectée sa «fonction sociale» ; cette dernière, dans ce pays toujours majoritairement rural, se définit comme l’obligation de donner à la terre un « usage rationnel et adéquat, compatible avec les ressources naturelles et la préservation de l’environnement, conforme au droit des relations du travail et qui favorise le bien-être des propriétaires et des travailleurs »11. Au-delà d’une titularité formelle du droit, il importe donc de reconnaître une forme de propriété d’usage, reconnue à ceux qui exploitent effectivement le sol.

Comment, en droit, traduire cette exigence forte?

Une créativité est-elle permise en la matière ? Oui, notamment en exhumant l’antique notion civiliste de démembrement du droit réel de propriété. Ainsi, deux lois de 1824, antérieures donc à la création de la Belgique (à l’époque sous domination hollandaise), ont instauré la possibilité pour le maître du sol de — schématiquement — conférer des droits non pas sur le terrain lui-même mais sur tout ce qui y serait érigé ; les droits de « superficie » et d’ « emphytéose » étaient nés12, qui permettent à leurs bénéficiaires d’être temporairement13 considérés comme plein propriétaires de constructions (qu’ils élèvent le cas échéant eux-mêmes) sur un terrain qui n’est pourtant pas le leur, sans avoir donc à payer le foncier. Et ces droits peuvent se céder, contre argent. À l’échéance du délai fixé, cependant, les bâtiments reviennent au propriétaire du terrain (appelé officiellement « tréfoncier » ou, suivant le cas, « bailleur emphytéotique »14), contre indemnisation éventuelle15.

Dans le cadre de ce numéro de Passerelle, ces mécanismes revêtent une importance cardinale, en ce qu’ils permettent d’immuniser en quelque sorte la terre, en la soustrayant au jeu de la spéculation16. Ce n’est pas un hasard d’ailleurs si la figure du Community Land Trust s’articule étroitement autour de ce concept de droit réel démembré ; ce faisant, cette association (de droit privée et non lucrative) déprend le sol des logiques marchandes et le préserve des flambées de valeur qui caractérisent trop souvent le segment de l’immobilier. En ne concédant que des droits sur le bâti, l’organisation non seulement veille à l’accessibilité financière du primo-occupant mais, surtout, œuvre à perpétuer cet avantage au bénéfice des suivants, puisqu’elle reste tréfoncière ad vitam, s’engageant à ne jamais aliéner ce bien vital qu’est le sol. Il y a plus : en cas de revente par l’habitant de son droit démembré (au prix du marché), le trust exerce systématiquement son droit de préemption, non sans capter une fraction — majoritaire — de la plus-value qu’il « réinjecte » dans le nouveau prix (auquel est remis en vente le droit), prix significativement abaissé de la sorte17. La boucle est bouclée, pour ainsi dire18.

1 Comme c’est le cas dans certains émirats du Golfe…

2 Art. 544 du Code civil (tant belge que français) : « La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ».

3 Rivero, J, Les libertés publiques, Paris, P.U.F., 1973, p. 99.

4 Bernard, N,, Les (R)évolutions du droit de propriété, entre érosion et recomposition, Bruxelles, Les Cahiers nouveaux, n°84, 2012, p.20.

5 Deploige, S. La théorie thomiste de la propriété (suite et fin). In: Revue néo-scolastique. 2° année, N°7, 1895. pp. 286-301.

6 Op. cit.

7 Madjarian, G, L’invention de la propriété : de la terre sacrée à la société marchande, éd L’Harmattan, 1989, pp 206-209.

8 Op. cit.

9 Loi fondamentale de la République fédérale d’Allemagne du 23 mai 1949, art. 14, 2.

10 Constitution de la République du Brésil du 5 octobre 1988, art. 5, XXIII.

11 Art. 186 de la Constitution, traduit par les auteurs.

12 Loi du 10 janvier 1824 sur le droit de superficie et loi du 10 janvier 1824 sur le droit d’emphytéose.

13 Durant tout de même 50 et 99 ans maximum respectivement.

14 Tous deux propriétaires du sol en question, le tréfoncier est donc celui qui a octroyé un droit de superficie audit bénéficiaire (le « superficiaire ») et le bailleur emphytéotique, un droit d’emphytéose (à « l’emphytéote »).

15 Cf., pour plus ample exposé, Bernard, N, Précis de droit des biens, Limal, Anthemis, 2013.

16 Concrètement, comme le bénéficiaire du droit de superficie ou d’emphytéose n’achète pas le sol (mais uniquement la propriété des bâtiments éventuels — ou la possibilité d’en ériger sur le terrain), le coût global est diminué d’autant.

17 Telle constitue d’ailleurs la clef de voûte du dispositif, pour ne pas dire son coup de génie !

18 Voir Bernard, N, De Pauw, G, Géronnez, L. « Les Community land trusts : une réponse (acquisitive) innovante face à la crise du logement », Les Cahiers de l’urbanisme, n°78, août 2011, p. 91 et s.

Références

  • Bernard, N, Les (R)évolutions du droit de propriété, entre érosion et recomposition, Bruxelles, Les Cahiers nouveaux, n°84, 2012.

  • Bernard, N, Précis de droit des biens, Limal, Anthemis, 2013.

  • Deploige, S. La théorie thomiste de la propriété (suite et fin). In: Revue néo-scolastique. 2° année, N°7, 1895. pp. 286-301.

  • Madjarian, G, L’invention de la propriété : de la terre sacrée à la société marchande, éd L’Harmattan, 1989.

  • Rivero, J, Les libertés publiques, Paris, P.U.F., 1973.