Différencier les concepts proches de la capitalisation

Pierre Calame, janvier 2018

Sont présentées les spécificités et différences entre les concepts et méthodes mobilisés aujourd’hui pour répondre à la question :

Capitalisation d’expériences, capitalisation des organisations, communautés apprenantes, organisations apprenantes, knowledge management. Mêmes objectifs, mêmes concepts, mêmes méthodes? Quelles sont éventuellement les différences d’objectifs ou de méthodes ? Quelles en sont les réelles difficultés ?

source : video réalisée par le CIEDEL, en partenariat avec Cap rural - 11 janvier 2018

Il s’agit effectivement de concepts voisins. J’ai commencé à définir la capitalisation d’expériences, je vais maintenant la caractériser un peu mieux, par différence avec les autres concepts.

La capitalisation c’est par définition la transformation d’un flux en stock. L’information arrive en temps réel, les retours sur sa propre action sont permanents. Il y a un flux d’apprentissage permanent. Le cerveau est en permanence nourri de nouvelles informations, de nouvelles images et une partie non négligeable des apprentissages se fait en continu. Mais, pour que ces apprentissages soient utilisables au niveau collectif, il faut un temps pour le mettre en forme, pour le structurer, pour mettre en mots ce que l’on a appris, pour transformer non seulement la capacité à agir au quotidien mais aussi, éventuellement, la représentation même du monde. C’est pour cela que je parle de transformation de flux en stock. Deuxième caractéristique, cela implique un collectif, un réseau, une communauté - je reviendrai tout à l’heure sur ces termes -. C’est bien de la confrontation de son expérience avec les expériences des autres que l’on attend un savoir qui sera utile à chacun.

Troisième caractéristique, temporelle : il y a des moments privilégiés où on lève le nez du guidon. La capitalisation d’expériences prend du temps, elle est parfois douloureuse, elle n’existe pas sans une volonté politique, elle n’est pas si naturelle que cela. Comme le dit l’Ecclésiaste « il y a un temps pour rire et un temps pour pleurer, un temps pour parler, un temps pour se taire ». De même, il y a un temps pour agir et un temps pour mettre en commun ce que l’on a appris et compris.Dans une dynamique comme celle-ci, il n’y a pas de coupure nette entre les rôles, entre les professionnels de la pensée et les professionnels de l’action. Le professionnel des sciences humaines, par exemple, apporte son propre regard mais tous les autres acteurs ont leurs propres capacités d’élaboration et de réflexion sur la société. Là où la dialectique de la réflexion et de l’action est vue comme une dialectique entre les professionnels de la réflexion et des professionnels de l’action, la capitalisation introduit une dialectique entre les temps : le temps de l’action et le temps de la réflexion qui rythme la vie d’un collectif.

La capitalisation de l’expérience d’une organisation est l’application de ce que je viens de décrire à une institution. Je vais commencer par une anecdote. Dans les années 80, nous étions tellement convaincus de l’importance des démarche de capitalisation que notre fondation a créé une ligne de crédit dédiée à l’appui à la capitalisation de l’expérience de nos partenaires. Nous constations que leur mode de financement habituel, le financement par projet, ne leur permettait jamais de lever le nez du guidon et qu’il était nécessaire d’apporter un financement de l’extérieur pour leur permettre de le faire. J’ai le souvenir d’une grande organisation à qui l’on avait ainsi offert la possibilité de capitaliser l’expérience de son action dans le domaine de la santé. Les soins de santé primaire étaient à l’époque une des priorités de la coopération internationale. Cette association avait soutenu 200 à 300 projets dans ce domaine. Au bout d’un certain temps, elle nous a rendu l’argent en nous disant : « il n’y a pas de capitalisation possible de notre expérience parce que nous n’avons aucune archive sur notre action ». Ainsi, cette association était passée d’un mode d’action à un autre, d’un discours à l’autre, mais action et discours étaient nourris de l’idéologie, non de ce qu’avait appris l’action réelle. C’est évidemment un cas extrême mais aussi l’illustration d’un problème plus général : pour qu’une organisation soit capable de capitaliser son expérience, il faut au préalable qu’elle se soit dotée d’un flux d’informations remontant de l’action quotidienne. Si ce n’est pas le cas, au moment où on découvre la nécessité de réfléchir cette réflexion va être coupée du quotidien. Les concepts et les catégories d’analyse que l’on utilisera seront empruntés à l’extérieur, en particulier aux sciences humaines et politiques mais ne seront pas nourris de l’action elle-même.

Ensuite, une organisation qui décide de capitaliser son expérience doit structurer son temps en conséquence, créer des périodes sabbatiques : il y a un temps où il faut s’arrêter de s’activer, de confondre action et agitation, action et activisme, où il faut s’asseoir ensemble. Encore faut-il que ce temps d’arrêt, que cette période sabbatique ait une portée concrète, que l’organisation soit décidée d’en tirer les leçons, soit conçue pour dire : « à l’issue de cette période j’adopterai de nouvelles orientations, de nouveaux modes d’action ». C’est ainsi, par exemple, que la fondation que j’ai dirigée pendant 30 ans s’est organisée avec des périodes sabbatiques tous les cinq ou dix ans. Des périodes sabbatiques longues de six mois ou un an au cours desquelles on continuait à soutenir nos partenaires, mais en consacrant notre énergie à comprendre ce que l’on avait fait et en tirer de nouvelles orientations. Et, effectivement, à l’issue de chaque période sabbatique la fondation a connu des bifurcations considérables.

Menant cette politique de soutien à la capitalisation d’expériences des organisations, j’en ai découvert le caractère corrosif. A l’époque quand un partenaire nous disait : « nous aimerions bien disposer d’une enveloppe de 50.000 ou de 100.000 francs de l’époque pour avoir le temps de capitaliser notre expérience », nous leur disions : « d’accord, mais êtes-vous conscients que ce processus va vous faire entrer en crise ? ». Pourquoi la capitalisation est-elle corrosive ? Parce que toute organisation se nourrit d’un récit mythique, idéal, et quand elle retourne sur le réel ce récit mythique s’effrite voire s’effondre. Les organisations de l’économie sociale et solidaire en font un bon exemple. Leur récit mythique, inscrit dans les statuts, est celui de « un homme une voix ». Par essence, ces organisations seraient égalitaires et collaboratives. Nous avons aidé à la capitalisation de ce type d’organisation au Chili dans les années 80. Dans le contexte de dictature de l’époque, ces organisations avaient été créées par des personnages charismatiques, des personnalités fortes avec une gouvernance centralisée et paternaliste déguisée sous les habits d’une démocratie idéale. Plus généralement, dans pratiquement toutes les organisations il y a des cadavres dans les placards, or la capitalisation sert à ouvrir les placards ! La capitalisation d’une organisation repose sur l’idée que le flux quotidien ne permet pas de prendre ses distances mais que les acteurs eux-mêmes, si on leur en donne l’opportunité, sont capables de sortir de la routine et d’avoir une réflexion critique sur leur action. Cette réflexion n’est pas le fait d’un petit groupe autour du directeur général, elle implique l’ensemble des membres.

Communauté apprenante maintenant. Dans l’idée de communauté apprenante, il y a au préalable l’idée de communauté, c’est-à-dire de gens qui se reconnaissent mutuellement comme ayant des intérêts communs suffisamment forts pour partager leur expérience, pour se déshabiller devant les autres. Le reste est de la littérature ! On ne se déshabille pas devant n’importe qui. Pour le faire, il faut que je me sente appartenir à une mouvance, que j’aie envie de réfléchir avec mes homologues, de mettre sur la table mes doutes et mes découvertes sans risquer de me sentir jugé. Une communauté apprenante peut prendre des tas de formes, des clubs, des réseaux plus ou moins informels.

Quand une communauté de ce type devient-elle apprenante ? Quand elle devient convaincue de l’intérêt d’une capitalisation collective de l’expérience, convaincue de la possibilité de se nourrir de l’expérience des uns des autres, convaincue qu’elle sera capable de faire mieux si elle a tiré toutes les leçons de son action quotidienne et de le faire de façon collective. Dans l’idée de communauté apprenante, il y a l’idée de butinage. Le pollen que je vais aller prendre sur une fleur viendra féconder la fleur d’à côté. Il y a l’idée de dissémination : parce que l’on va pouvoir mettre en forme les idées en commun, on sera mieux en mesure de prendre la parole et de les diffuser.

Comment fonctionne ce butinage ? Dans le monde de l’entreprise, le seul réellement organisé pour mobiliser l’expérience, il prend souvent la forme de société de conseil aux entreprises. C’est une organisation extérieure à l’entreprise qui va de l’une à l’autre, qui diffuse les innovations. L’idée de communauté apprenante est plus ambitieuse, plus collégiale, plus collective. Elle part de l’idée qu’on sera en mesure de mieux agir demain parce qu’on aura été en mesure de se nourrir mutuellement de nos expériences. Il y a beaucoup de communautés apprenantes, qui ne sont même sans le savoir si je puis dire, de manière naturelle. C’est d’abord la machine à café, la pause café moment où l’on se raconte des petites histoires qui sont parfois les plus riches en information. Néanmoins, au-delà d’une certaine échelle, une communauté apprenante est amenée à créer des temps collectifs forts permettant la capitalisation d’expériences de toute la communauté.

Une organisation apprenante, c’est une notion encore un peu différente. Le modèle traditionnel de l’organisation est un modèle mécanique, plus proche de l’horloge ou de la voiture. Il y a des fonctions à remplir, des objectifs assignés aux différents organes et aux individus eux mêmes : le dessin de l’organigramme, d’une certaine manière, fixe l’objet et les méthodes de l’entreprise presque une fois pour toute. Ce modèle est peu adaptatif. Une organisation apprenante s’inspire plutôt des systèmes vivants. De même que le mouvement de l’écologie industrielle et territoriale est né de l’idée que notre système mécanique de la civilisation industrielle devait être remplacé par une vision inspirée par les écosystèmes, où l’on s’intéresse aux échanges entre les parties du système, de même les modèles d’organisation qui naissent et viennent se substituer aux anciens modèles mécaniques sont plus proches du vivant, plus proches de la manière dont le cerveau fonctionne. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le souligner notre cerveau apprend en permanence, repose sur des représentations très stables mais susceptibles néanmoins d’évoluer au contact du réel. Comment faire en sorte qu’une organisation collective puisse avoir cette même capacité ? Cette réflexion sur les organisations s’est trouvée évidemment nourrie par la réflexion sur l’intelligence artificielle, qui s’intéresse précisément aux conditions dans lesquelles une machine, en l’occurrence un robot, est capable d’apprendre.

Une organisation apprenante c’est d’abord un état d’esprit, une certaine conception des organisations. Mais c’est aussi des méthodes : il n’y a pas d’organisation apprenante s’il n’y a pas une capacité permanente de recueillir au quotidien l’information sur ce que l’on fait. J’ai cherché à concevoir la fondation que j’ai dirigée pendant trente ans comme une organisation apprenante. Pour cela, un élément essentiel c’était les bases de données qui recueillaient l’information sur notre vécu quotidien, sur les dialogues entretenus avec nos partenaires, sur les nouveaux contacts, sur les réflexions immédiates. Une organisation qui se veut apprenante et qui ne se doterait pas de tels outils d’information sur le vécu quotidien risque fort, le jour où elle voudra capitaliser son expérience, de tenir un discours sur le réel plutôt que de se nourrir du réel. Selon moi, une organisation apprenante se caractérise donc d’une part par des disciplines collectives de mise en commun des informations de la vie quotidienne et d’autre part par l’existence de temps forts, de périodes sabbatiques où l’on prend le temps d’exploiter la richesse des informations recueillies

A la vérité, très peu d’organisations sont conçues avec l’objectif d’être des organisations apprenantes. Cela ne veut pas dire que les autres n’apprennent rien ; une fois encore, comme le cerveau, l’organisation quelle qu’elle soit, confrontée à des données nouvelles, s’y adapte. Mais je préfère réserver le qualificatif d’organisation apprenante à une organisation qui s’est structurée par des disciplines collectives et par des rythmes alternant action et réflexion, pour tirer tout le profit possible de ces apprentissages.

Enfin, le Knowledge management est un concept un peu fourre-tout qui recouvre toutes ces idées. C’est l’affirmation que les organisations, les collectifs humains évoluent, se nourrissent de leurs propres apprentissages et qu’une des richesses principales des organisations n’est pas leur capital matériel mais les savoir-faire et savoir-être qui permettront à chacun de bénéficier de la connaissance des autres ; c’est la mise en place de disciplines collectives et de dispositifs permettant de recueillir, d’organiser, de filtrer et de structurer la grande masse d’informations nées de l’activité quotidienne.

Cela passe notamment par une dimension sémantique : il faut être capable de mettre les mots sur des choses, de désigner ce dont on parle, de relier les différentes questions. Cet effort sémantique fait partie intégrante du processus de connaissance. Car pour gérer la complexité, il faut au préalable être capable de se la représenter. Pour prendre un exemple simple, la fondation que j’ai dirigée dispose de 25 000 comptes rendus informatisés, reflet immédiat de son activité quotidienne. 25 000 comptes rendus informatisés ! Si on n’a pas fait l’effort de les indexer, d’y associer des mots clé, de les placer dans une nomenclature, c’est un monceau d’informations en vrac, pratiquement inutilisables. Le Knowledge management, c’est l’ensemble des techniques et des disciplines permettant à une communauté ou à une organisation de progresser en commençant par informer sa propre action.