Une mise en perspective historique de la relation infrastructure/territoire.
L’exemple de la ville et sa rocade, à partir du cas marseillais
Stéphanie Leheis, 2012
Cette fiche s’intéresse aux rocades urbaines et présente l’évolution de la conception de ce type d’infrastructures, dans une approche diachronique où l’on constate les changements dans la manière d’aborder cet objet urbain qui accompagnent les transformations territoriales.
Pour comprendre les dynamiques d’interaction entre infrastructure et territoire, nous avons fait le choix de nous intéresser à un objet particulier : les rocades (ou contournements urbains), et d’opter pour une analyse croisée de trois variables :
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les transformations territoriales, repérables sur le temps long ;
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les transformations de l’infrastructure ou de l’objet rocade (avec les évolutions de l’expertise et de la conception de la voirie), qui s’opèrent sur une temporalité moyenne ;
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et les transformations du projet, qui se jouent sur une temporalité courte (correspondant aux changements d’acteurs, et plus largement aux jeux d’acteurs).
Il en ressort une grille de lecture qui permet de comprendre et d’analyser conjointement la dialectique ville/voirie et les transformations d’un projet d’infrastructure. A partir du terrain marseillais, nous avons décortiqué le projet de la rocade de Marseille comme une succession de séquences qui correspondent chacune à : une formalisation du projet/une conception de l’infrastructure/une configuration territoriale. Cette méthodologie nous a permis de mettre en lumière d’une part ce qui ressortait d’une simple adaptation rhétorique du projet et ce qui ressortait d’une transformation plus profonde répondant aux dynamiques d’évolution ville/voirie, et d’autre part les itérations, les invariants, qui témoignent d’une irréversibilisation du projet.
L’objet rocade apparaît à plusieurs titres comme un bon révélateur de la dialectique infrastructure/territoire, ou ville/voirie. D’abord, les rocades, boulevards périphériques et autres contournements sont des infrastructures assez communes dans la voirie urbaine. Elles sont à la fois très convoitées et vivement critiquées, sorte d’anneau magique dont beaucoup de villes rêvent pour réduire la congestion en centre-ville, mais dont peu sont équipées complètement. Il en ressort une relation riche et complexe entre la ville et sa rocade, qui prend souvent les traits d’une histoire d’amour à la Gainsbourg, façon « je t’aime moi non plus ». Les projets de rocade sont une figure récurrente de la planification des transports. Beaucoup ont été construites dans les années 1960-1970, pendant l’âge d’or de la réalisation du réseau autoroutier français. Certains projets n’ont jamais été achevés, d’autres sont toujours en chantier ou reviennent dans l’actualité de manière cyclique. Entre temps, les pratiques ont évolué, et souvent même si les tracés changent peu, les projets ne sont plus les mêmes : les autoroutes urbaines des années 1970 ont laissé la place aujourd’hui à une conception plus intégrée de la voirie. Et pour les villes qui ont déjà un périphérique complet, l’enjeu désormais est plutôt de le cacher, de l’enterrer, ou de l’aménager autrement, pour réconcilier la voirie avec l’espace public. Les rocades bénéficient aussi d’un positionnement unique en marge de la ville, progressivement englouties par l’urbanisation, ce qui en fait d’excellents révélateurs de la dialectique ville/voirie. Enfin, malgré une profusion de recherches sur les transformations de la voirie, l’objet rocade intéresse peu, et reste méconnu. Pourtant cet objet est au cœur des enjeux sur l’organisation des déplacements en ville. Et il est totalement repensé aujourd’hui dans le cadre de la mise en œuvre d’une politique de transport durable. La remise en cause d’une voirie uniquement destinée à la voiture, la critique de l’étalement urbain dans le cadre des débats sur la ville durable et la ville dense, la remise en question du problème de la congestion automobile, sont autant de débats qui reposent la question du rôle des rocades dans la voirie urbaine, de leurs modalités de conception et de leur devenir. Pour ces raisons nous avons fait le choix de travailler sur cet objet de recherche. Or une fois ce choix fait, le cas de la rocade L2 à Marseille nous est apparu comme une évidence : nous offrant un projet de rocade vieux de plus de 80 ans où émergeait à la fois un discours sur la nécessité de finir cette rocade (persistant malgré l’évolution du réseau et une nouvelle organisation des déplacements) et un discours sur les mutations du projet (le projet faisant figure de référence aujourd’hui quant aux modalité d’insertion urbaine de la voirie).
L’un des principaux résultats de ce travail a consisté à reconstruire l’histoire de l’objet rocade et l’évolution des modalités de conception de cet objet, au regard des transformations de la voirie et de la dialectique ville/infrastructure. Ce travail montre, en effet, la genèse et l’évolution des formes et des fonctions de la rocade, qui s’insèrent dans une évolution de la conception de la voirie et de l’expertise (urbanistique, puis d’ingénierie routière, puis pluridisciplinaire), et dans une évolution territoriale. Nous avons ainsi mis en évidence les transformations de l’infrastructure, du modèle de boulevard circulaire, puis d’autoroute urbaine, de voie rapide urbaine intégrée, à un objet complexe (associant un boulevard urbain et rocade multifonctions).
L’analyse de notre étude de cas sur le temps long fait ainsi apparaître quatre évolutions majeures, dans la dialectique ville/voirie, qui correspondent à quatre configurations de l’objet rocade.
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Dans les années 1930, nous observons la mise en place d’un modèle circulatoire, qui articule, dans une logique radioconcentrique, des axes pénétrants jusque dans le centre, traités en autostrades, et des liaisons en rocade, traitées en parkway ou larges boulevards. Ce modèle, qui s’appuie sur le fait que l’essentiel du grand trafic dans les grandes villes est un trafic entrant ou sortant, est conçu pour répondre à une double fonction circulatoire et urbaine de la rocade. Le schéma fonctionnel sert avant tout à orienter l’urbanisation future. Il fait l’objet d’un consensus entre urbanistes, ingénieurs et architectes. La rocade se définit alors comme un boulevard circulaire, à l’échelle de la ville.
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Dans les années 1960, nous assistons à l’évolution de ce modèle sous la logique de l’adaptation de la ville à la voiture. La structure du schéma fonctionnel de la voirie reste la même, articulant pénétrantes et rocades de liaison. En revanche une hiérarchisation des niveaux de rocades est introduite : la liaison entre les pénétrantes se fait par une rocade urbaine qui entoure le centre-ville (sur le modèle du loop américain). Elle est complétée par une liaison directe et souterraine sous le centre-ville (en tunnel). Ce modèle s’appuie sur un important trafic de transit. Il voit émerger un deuxième niveau de rocade : la grande rocade autoroutière, très éloignée de l’agglomération. En même temps, ce modèle introduit déjà timidement les transports collectifs dans l’hyper-centre. La rocade devient alors une voie rapide urbaine, à l’échelle de l’agglomération ou une grande rocade autoroutière à l’échelle métropolitaine.
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Dans les années 1990, la remise en cause de la logique d’adaptation de la ville à la voiture conduit à une réécriture du modèle circulatoire. Là encore la structure du schéma fonctionnel demeure intacte, pour autant il s’articule avec une logique de développement des transports collectifs dans le centre-ville. La rocade devient une voie rapide intégrée et sert d’anneau de protection et d’anneau de contournement.
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Dans les années 2000, la logique de co-construction de la voie et de la ville fait émerger un objet complexe. La rocade devient une infrastructure multifonctionnelle, servant de liaison inter-quartiers comme de détournement du trafic de transit. Elle associe un boulevard multimodal avec une autoroute de liaison.
Cette mise en perspective historique nous révèle deux enseignements. D’une part, elle nous montre la très grande pérennité du schéma fonctionnel de la voirie, qui apparaît dans la permanence des tracés. En cela, elle nous rappelle les analyses de B. Lepetit sur la pérennité du réseau viaire (Lepetit, 1986). D’autre part, elle nous révèle la contradiction qui émerge un modèle circulatoire radioconcentrique et une métropole multipolaire. En ce sens, les transformations de l’objet rocade nous ont montré que la réécriture de la forme et de la fonction de la voirie ne peut suffire à résoudre cette contradiction.
Références
Cette fiche reprend des résultats extraits de travaux de thèse :
Leheis, S. (2011). La ville et sa rocade. Un projet d’infrastructure au risque du temps long, le cas de Marseille. Thèse de l’Ecole des Ponts ParisTech. Champs-sur-Marne : Université Paris-Est.