Des liens entre l’ESS, l’oeconomie et l’évolution des modes de gouvernance
Postface de « L’ESS : une opportunité pour repenser lac oopération et la transversalité ? »
Pierre Calame, octobre 2017
Cités Territoires Gouvernance (CITEGO)
Pierre Calame nous fait part de ses réflexions suite à l’étude exploratoire. Il nous invite à explorer davantage les liens entre l’ESS, l’oeconomie et l’évolution des modes de gouvernance.
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La crise de la modernité est une triple crise des relations : des hommes et femmes entre eux, des sociétés entre elles - avec le contraste entre économie globalisée et replis nationalistes-, de l’humanité avec la biosphère. A l’âge de la modernité, on a identifié efficacité et séparation. Descartes, Mallebranche et Ford se sont tendu la main par delà les siècles et les continents. Séparation des rôles et des compétences, coupure entre raison et émotion, segmentation des politiques publiques, dualisme entre régulation par le marché et régulation par l’action publique, coupure radicale entre l’homme et l’animal… on pourrait continuer longtemps la liste. C’est bien tout cela qui est en crise. Mais les systèmes institutionnels et conceptuels ont toujours une guerre de retard, continuent à mettre en place des systèmes de séparation et de cloisonnement, tout en proclamant la nécessité de la coopération et de la transversalité, qu’il s’agisse de l’action publique, de l’enseignement ou des relations entre actions et réflexions. Tant que l’on ne fera pas l’effort de penser et de gérer autrement en mettant la relation au centre, la schizophrénie se poursuivra et la politique restera, comme c’est le cas depuis des décennies pour la réforme de l’État, dans la posture du pompier pyromane, rendant impossible en pratique ce qu’elle appelle de ses vœux en théorie. C’est ainsi que les lois de décentralisation de 1983 ont fondé en principe le «partage des compétences», poursuivant l’illusion d’un niveau unique et exclusif auquel gérer chaque problème de la société, là où il fallait reconnaître que dans des systèmes « glocalisés », où chaque question a à la fois des dimensions locales et de dimensions globales, aucune ne pouvait être traitée à un seul niveau, de sorte qu’il faut promouvoir une gouvernance à multi-niveaux, jeter les bases théoriques et pratiques de la coopération entre ces niveaux -le principe de subsidiarité active- donc fonder en droit et en pratique l’exercice d’une compétence partagée et non du partage des compétences.
Comme la réalité est plus forte que les préjugés théoriques, chaque niveau de collectivité a tendu à répondre le moins mal possible à ce qu’étaient les défis concrets, aboutissant à un joyeux mélange des politiques émanant des différentes entre niveaux avait été renvoyée dans l’impensé. La loi NOTRe en rajoute une couche. Au lieu de prendre acte de la réalité on la met hors la loi, en traquant les interfaces entre collectivités par la suppression de la clause de compétence générale. Le dossier porte trace de ce contre sens.
Territoire et Economie sociale et solidaire sont précisément deux espaces privilégiés de la gestion des relations. Le territoire -à condition d’être pensé dans ces termes- est le lieu privilégié de gestion des relations entre les dimensions sociales, culturelles, écologiques, économiques et politiques de nos sociétés, comme il est le lieu privilégié de coopération entre acteurs de toutes natures qui se côtoient et partagent un même espace de vie. Et l’ESS de même, en reliant intimement l’économique et le social, et en y associant des réflexions sur la nature et le partage du pouvoir et de la valeur ajoutée. On comprend que ni l’un ni l’autre ne soient bien intégrés dans les modèles conceptuels et institutionnels de la modernité à la française : le territoire comme grumeau dans une société que l’on voudrait faite de citoyens libres de toute attache ; l’ESS comme hérésie face à la distinction entre l’entrepise dont la seule finalité serait le profit et l’action sociale qui ignorerait sa dimension économique.
La loi NOTRe, la somme en quelque sorte d’être « du côté de l’action économique » -donc de compétence régionale- ou « du côté de l’action sociale » -donc de compétence départementale. Je me souviens d’une caricature de l’époque révolutionnaire. Le Tiers Etat était représenté par des animaux auxquels on demandandait « voulez-vous finir rôtis ou bouillis ? Les animaux répondaient : ni l’un ni l’autre. Et la noblesse de rétorquer : vous ne répondez pas à la question. C’est ce dialogue qu’il va falloir imposer à l’État faute de quoi l’ESS n’existera qu’en se contorsionnant.
Il faudra bien que le mouvement de l’ESS territorialisée -je laisse de côté les grandes mutuelles de l’assurance et du crédit, héritières certes d’une magnifique tradition de coopération et de solidarité et dont les plus beaux fleurons sont en Nouvelle Aquitaine ou en Bretagne mais qui sont, maintenant sur un marché national voire international, en concurrence rude avec des structures entrepreneuriales classiques- se dote d’une capacité commune d’argumentation théorique. Car elle reste partagée entre double marginalité et double radicalité. Double marginalité, celle des territoires dans l’espace international, et celle de l’ESS dans l’économie; double radicalité, celle de la reconnaissance du territoire comme acteur pivot de la gouvernance et de l’économie de demain, et celle de la nécessité de penser simultanément l’économique et le social. Elle doit être capable de porter sur la scène intellectuelle et politique le débat de fond de la crise de la modernité et de la gouvernance. Beaucoup d’exemples dans le dossier montrent les espoirs mis dans la loi sur l’ESS de 2014. Acte incontaistable de reconnaissance officielle de l’importance de son rôle sur les territoires. Mais ce qui me frappe c’est la quasi simultanéité avec la loi NOTRe, promulguée un an après, qui en est la négation.
Dans ces conditions, l’ESS territorialisée gagnerait à s’adosser à un corpus conceptuel plus solide sur l’oeconomie -l’art de produire du bien être pour tous dans le respect des limites de la biosphère- et sur la gouvernance. Je me bornerai à en prendre ici quelques exemples suscités par la lecture de l’étude exploratoire.
Un premier enjeu est d’afficher l’inscription de l’ESS dans une mouvance plus large, celle de toutes les formes d’économie et de gouvernance qui émergent en rupture avec le dualisme classique du marché et de l’action publique : les communs, l’économie du partage, la coopération entre acteurs, la transition vers des filières durables. J’ai était invité il y a quelques années à réagir à une remarquable étude faite par les pays de Loire sur l’ESS. Ce qui était frappant dans les exemples proposés c’est que dans la quasi-totalité des cas s’établissaient des coopérations entre acteurs de l’ESS et autres acteurs : ce qui les unissait ce n’était pas un statut mais la commune recherche de sens de l’action économique, la transition écologique et sociale, la capacité de la coopération entre acteurs d’une filière. L’ESS n’est jamais meilleure que quand elle sort de l’enfermement dans ses statuts.
Un second enjeu est de sortir d’une représentation trop institutionnelle des acteurs. Les fiches de cas, consultables sur le site de Citego, sont peuplées d’un nombre impressionnant de sigles. Or, et cela transparaît dans les récits, ce qui compte ce sont les apprentissages. Apprentissage en particulier de ce qu’est un « acteur collectif »: c’est un processus par lequel des personnes ou des organisations se mettent en mouvement, en franchissant les trois étapes de l’entrée en intelligibilité, de l’entrée en dialogue et de l’entrée en projet. Dans un univers sur-institutionnalisé comme l’univers français il est bon de se souvenir que beaucoup d’acteurs n’ont pas de forme institutionnelle et que beaucoup d’institutions ne sont pas de vrais acteurs capables de projet collectif. On voit d’ailleurs dans les études de cas et l’analyse croisée une hésitation entre l’identification des fonctions à assumer pour le développement de l’ESS et l’incarnation de ces fonctions en autant d’acteurs. L’enjeu de ces processus collectifs est effectivement qu’un certain nombre de fonctions soient remplies, peu importe par qui et comment.
Cette évolution s’inscrit dans une évolution plus vaste de la gouvernance, ce que j’ai appelé le changement de trépied : le passage d’une gouvernance fondée sur le trépied institutions-compétences dévolues à chacune-règles, à un trépied objectifs communs- éthique partagée- processus de résolution des problèmes. Ce qui compte, comme l’illustrent les fiches de cas, c’est qu’autour d’objectifs élaborés en commun, et selon une éthique de la coopération admise par tous et faisant sortir des jeux de rôle et de pouvoir, les acteurs mettent au point leur propre démarche d’élaboration de projets. Les « documents cadre » évoqués dans plusieurs études de cas peuvent ou être des fossiles d’une réflexion déjà morte ou être la charte de ces objectifs, de cette éthique et des processus convenus pour avancer.
Les études de cas illustrent aussi le rôle de la culture et des apprentissages. On voit comment les projets d’ESS s’enracinent dans des pratiques sociales antérieures, comme dans le pays de Langres ou en Bretagne. Ce n’est pas anecdotique mais au contraire essentiel. Le capital immatériel, fait de tous ces apprentissages, est le capital le plus précieux d’une communauté ou d’un territoire. L’apport majeur de l’ESS n’est pas toujours celui que l’on croit : il ne se mesure pas seulement par le nombre d’emplois créés, de personnes réinsérées sur le marché de l’emploi ou de fonctions orphelines désormais prises en charge ; c’est aussi, par les pratiques de coopération qu’elle développe et entretient, par le dialogue entre les acteurs et les niveaux de gouvernance qu’elle nécessite, une contribution substantielle au capital immatériel, qui facilitera, ESS ou pas, d’autres dynamiques de projet.
Un dernier mot sur la transversalité. Le parallèle est évident entre structures des collectivités locales et manière de désigner « ce dont on parle ». Dans les deux cas ce sont des structures « en arbre », dont la transversalité est exclue. De même que l’ESS impose une coopération entre services et entre niveaux de gouvernance, qui fasse franchir les frontières et les barrières au sein des institutions et entre elles, de même il faut qu’elle se dote d’une représentation sémantique de ce qu’elle est et de ce qu’elle fait qui mette la relation au centre: ce que j’appelle un « atlas relationnel ». De ce point de vue, la création de services ou de vice-présidences dédiés à l’ESS est une arme à double tranchant. A court terme, c’est nécessaire pour doter l’ESS de dispostifs et de modes de financement sans lesquels elle ne peut se développer. Mais à long terme, c’est une manière subtile de l’enfermer dans un ghetto, celui précisément où certains voudraient enfermer l’action économique territoriale : l’infirmerie de campagne où l’on répare les blessés de la guerre économique mondiale en attendant de les renvoyer dans les tranchées.
Références
Cette publication est éditée par le RTES, en partenariat avec CITEGO - Cités, Territoires, Gouvernance, et l’École d’Urbanisme de Paris.