Développer le projet de monnaie complémentaire
Séquence 2.7 du MOOC
Marie Fare, November 2017
Dans les séquences précédentes, nous avons exploré les potentialités des monnaies complémentaires (territorialisation, dynamisation et transformation) et les modalités d’intervention des collectivités locales au regard de leurs objectifs communs. Cependant pour explorer pleinement leur potentiel, les monnaies complémentaires doivent dépasser un certain nombre de limites et mobiliser des leviers d’actions supplémentaires. Nous proposons ici d’explorer quelques pistes d’action.
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Faciliter l’appropriation par le développement d’outils culturels, incitatifs et techniques
La première piste est de faciliter l’appropriation par le développement d’outils culturels, incitatifs et techniques. Si les monnaies complémentaires suscitent intérêt et curiosité, on constate certaines frilosités dans leur utilisation et leur déploiement parce qu’elle implique notamment une posture en rupture avec les usages, supposant une transformation des pratiques individuelles et collectives, ainsi qu’un travail sur le sens de l’action. Il pourrait être utile de mobiliser des outils culturels, de faciliter les modalités d’accès à la monnaie complémentaire et enfin de diversifier sa forme monétaire (papier, électronique, etc.).
Élargir le public visé par le développement d’actions de sensibilisation et de mobilisation est la première exigence : c’est l’objectif d’éducation populaire des monnaies complémentaires. Dans cet objectif, il convient de développer des outils et modes de communication adaptés (vocabulaire, expositions, animations festives, etc.), autrement dit des instances de transmission qui deviendront un vecteur puissant de mise en contact et de diffusion.
Les expériences du Sud servent ici de références, tout particulièrement celle de la banque communautaire de développement de Fortaleza au Brésil qui a mis en place de nombreux outils culturels ou symboliques afin de sensibiliser les habitants du quartier aux problématiques du développement soutenable territorial : « théâtre de l’opprimé », romans photos, scénettes, expositions, etc. A l’attention des enfants de 5 à 8 ans a même été créée, en mai 2013, la monnaie Palminha pour transmettre cette culture de la consommation locale ainsi que l’héritage des luttes passées.
Ensuite, l’intérêt des monnaies convertibles étant aussi de faire circuler la monnaie entre prestataires, l’existence d’une monnaie complémentaire sous la seule forme papier peut parfois devenir un handicap. Il faut alors pouvoir diversifier la forme monétaire, par exemple en permettant de régler les transactions sur un mode scriptural : en mobilisant un compte bancaire (si une banque a créé les comptes correspondants en monnaie complémentaire, par virement) ou via des téléphones portables à travers des paiements par SMS (cas du Bristol Pound et du Brixton Pound en Grande-Bretagne). Ainsi, certaines monnaies complémentaires, dont l’Eusko, se sont engagées dans le développement d’un volet monnaie numérique. Cela implique la mise en place d’un dispositif technique important : l’ouverture de comptes en monnaie complémentaire et une carte de paiement utilisable chez les prestataires membres du réseau de monnaie complémentaire, qui doivent être équipés de terminaux de paiement spécifiques sans commission sur les paiements réalisés.
Mobiliser de nouveaux partenaires
La deuxième piste d’action consiste à mobiliser de nouveaux partenaires. Ainsi les collectivités territoriales et les banques et institutions financières solidaires semblent particulièrement pertinentes à mobiliser pour les monnaies complémentaires.
Les collectivités territoriales jouent en effet un rôle majeur de levier, que ce soit à travers l’acceptation (au moins partielle) de la monnaie complémentaire pour le paiement des services publics présents sur le territoire (transports, culture, sports, etc.) ou pour les impôts locaux. Le circuit monétaire est ainsi plus vaste, ce qui accroît encore la diversité des biens et services disponibles en monnaie complémentaire, tandis que les impôts collectés profitent directement au développement territorial. Autant de répercussions économiques et sociales qui peuvent encore accroître l’effet de dynamisation sans compter que, en acceptant la monnaie complémentaire comme moyen de paiement des impôts locaux, les pouvoirs publics apportent crédibilité et confiance au dispositif, incitant plus fortement encore les entreprises à l’intégrer.
Comme nous l’avons déjà évoqué, les pouvoirs publics locaux peuvent aussi venir soutenir le développement de la monnaie complémentaire dans le cadre des commandes publiques en privilégiant l’achat local et le paiement en monnaie complémentaire ou en versant une partie du salaire de leurs fonctionnaires sous cette forme (c’est le cas à Brixton depuis 2012). En France, pour l’instant, seul l’Elef (monnaie du bassin chambérien) a été utilisée comme versement de bons cadeaux de Noël aux personnels municipaux.
Ils peuvent également apporter une garantie bancaire aux dépôts en monnaie nationale (fonds de garantie des dépôts) ou garantir les prêts accordés dans le cadre du dispositif, au cas où l’une des deux parties concernées n’arriverait pas à honorer son contrat. Les pouvoirs publics peuvent par ailleurs abonder directement un fonds territorial servant à l’octroi des crédits et ainsi développer une politique de crédits active finançant des projets territoriaux soutenables, à utilité sociale et écologique.
Enfin, les pouvoirs publics peuvent distribuer une partie de leurs aides sociales en monnaies complémentaires comme les aides, versées par les Centres Communaux d’Action Sociale par exemple, ou encore distribuer des aides en monnaie complémentaire afin de flécher la consommation sur les biens et services payables en monnaie complémentaire, valoriser les gestes éco-citoyens ou subventionner l’accès à certains biens (comme des paniers de légumes frais pour les populations les plus défavorisées) ou soutenir le financement d’investissements et d’équipements en énergies renouvelables. Des partenariats avec les groupes d’échanges fondés sur une monnaie-temps peuvent aussi être envisagés.
Les modalités d’action, présentant un fort potentiel de développement pour les monnaies complémentaires, sont donc diverses et nombreuses. Cependant, pour l’instant, le nombre de collectivités locales impliquées est encore trop modeste en France, et aucune pour le moment ne la réutilise, c’est-à-dire verse en monnaie locale ses aides sociales ou subventions par exemple. Pour celles acceptant ces monnaies en paiement, elles les reconvertissent directement.
Quant aux banques et institutions financières, essentielles pour gérer la monnaie, elles doivent pouvoir représenter un tiers de confiance, mais aussi doubler le circuit monétaire d’un circuit financier. Malheureusement, ce soutien au tissu productif du territoire par l’investissement est encore peu activé par les dispositifs alors que les banques peuvent consolider le dispositif, devenir des pivots de la circulation et offrir leur savoir-faire ou des moyens humains. Elles doivent pouvoir favoriser un certain cloisonnement des espaces de collecte et de distribution de l’épargne pour affecter les ressources collectées par les associations de monnaies complémentaires à des projets territoriaux à utilité sociale et environnementale. Ces banques peuvent par exemple, comme c’est déjà le cas dans les dispositifs les intégrant, servir de « comptoir de change », gérer, voire utiliser le fonds de réserve pour financer des projets territoriaux ou encore doubler la conversion par l’abondement d’un fonds destiné à soutenir des projets. C’est par exemple ce que pratique Herrikoa : Herrikoa met un euro dans le Fonds d’investissement Eusko-Herrikoa (comme un fonds miroir) à partir de ses fonds propres. Ce fonds sert à financer des projets, individuels ou collectifs, structurants pour le Pays Basque, présentés par Euskal Moneta à Herrikoa et en phase avec les objectifs de l’Eusko : relocalisation de l’économie, promotion de l’euskara (la langue basque) et/ou défense de l’environnement (pour plus d’informations, consulter la séquence interview sur l’Eusko). Il en va ainsi de projets permettant de structurer des filières dans l’agriculture, la transformation, la confection ou la distribution.
Se doter de moyens humains et financiers
Troisièmement, la question des moyens humains et financiers dédiés à la mise en place de la monnaie complémentaire et à son animation est primordiale, comme cela est évoqué à travers les témoignages d’acteurs (voir Les monnaies complémentaires en pratique).
En effet, la monnaie seule ne se déploie pas, elle ne circule pas. Y parvenir nécessite beaucoup de volonté et de travail humain, bénévole ou salarié. Or, le bénévolat est déjà fortement sollicité dans les phases précédant le lancement, phases qui durent souvent plus d’un an (en moyenne de 2 à 3 ans). Il faut donc trouver des financements pérennes pour ces dispositifs via des logiques partenariales. Le travail salarié, parce qu’il permet de pallier la lassitude ou l’épuisement des bénévoles, parce qu’il offre de maintenir dans le temps le dynamisme du projet, devient ainsi une condition première de sa réussite. Or, comme il est très improbable que les recettes propres de l’activité suffisent à financer le travail salarié, il convient de trouver des ressources auprès de financeurs publics et/ou privés et donc de s’engager dans des partenariats durables.
Mais il faut alors parvenir à combiner de façon équilibrée différentes ressources pour recruter des salariés, tout en évitant les effets délétères de la dépendance dans un modèle dominé par les subventions qui enfermerait les monnaies complémentaires dans le rôle de « sous-traitantes » des pouvoirs publics (ce qui peut déjà apparaître dans certaines banques de temps britanniques). Cette voie interpelle le projet militant au cœur d’une monnaie complémentaire. Un autre risque est la trop forte dépendance à des politiques publiques directement pilotées par des majorités politiques. Elle fait peser la menace, particulièrement en cas d’alternance, de la cessation des financements et pourrait donc porter un coup d’arrêt aux dispositifs impulsés de la sorte.
Plus globalement, et à l’instar de l’ensemble des associations, les monnaies locales sont fragilisées par le contexte socio-économique de raréfaction de leurs ressources. Ces contraintes les conduisent à interroger leur modèle socio-économique. Par conséquent et pour éviter ces écueils, une des voies intermédiaires se situe dans la reconnaissance de la nécessaire hybridation des ressources et de sa pérennité (l’autonomie financière ne constituant pas un horizon pertinent), ainsi que la multiplication des partenariats avec les différents acteurs. Cela pourrait s’illustrer par la transformation des associations porteuses de monnaies locales en sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC), ce qui renforcerait la coopération entre les différents acteurs (citoyens, collectivités locales, partenaires privés, etc.) tout en évitant les écueils évoqués ci-dessus, notamment celui du dévoiement ou de la récupération.
Articuler les différents types de monnaies sur les territoires : Dépasser la complémentarité monétaire par la subsidiarité monétaire
La quatrième piste d’action vise à articuler les différents types de monnaies sur les territoires. Il s’agit de (re)penser le rôle des monnaies dans une perspective de pluralisme monétaire ainsi que leurs articulations en fonction des échelles territoriales et de leur usage spécifique (voir « Comment coexiste la pluralité des monnaies »). Cette complémentarité peut se penser au regard de la diversité des monnaies complémentaires existantes et de la pluralité de leur objectifs et enjeux.
Si les possibilités d’appariement avec les nombreux outils du développement territorial sont primordiales, les potentialités de complémentarité entre différentes monnaies complémentaires sur un territoire n’en sont pas moins des pistes d’exploration pertinentes.
Tout d’abord et avant toute chose, cela signifie donc que l’on réfléchit en termes de complémentarités monétaires sur un territoire. Or, dans ce but, il faut : reconnaître la pluralité des richesses sur le territoire et identifier leur rapport à la monnaie (quelles richesses sont activées par quelles monnaies ?) ; associer la diversité des monnaies complémentaires existantes et en projet à des objectifs et enjeux différents (quelles monnaies pour quels objectifs précis ?) ; sur ces bases, penser en termes de monnaies inclusives (comment donner accès à tous à ces richesses ? quel peut être le rôle de la pluralité des monnaies dans ce but ?).
Penser les articulations entre différentes monnaies sur un territoire nécessite d’établir des possibilités de conversion entre ces différentes monnaies. En cela, il s’agit de dépasser la logique de concurrence monétaire (les monnaies se font face et se substituent les unes aux autres) pour promouvoir la complémentarité monétaire (où les monnaies servent à des usages partiellement ou totalement différents), et la subsidiarité monétaire (le soin de créer une monnaie est dévolu aux niveaux les plus proches du terrain dès lors que c’est plus pertinent). La conversion suppose la « mise en commune mesure » (c’est-à-dire la commensurabilité) via un taux ou une équivalence, mais aussi une modalité de transfert d’une monnaie vers une autre (comment transforme-t-on un crédit d’une monnaie en crédit d’une autre monnaie ?).
Se posent ici deux questions centrales. D’abord, quel doit être ce taux ou cette équivalence (variable ? Fixe ? Fixe à parité ?), ce qui renvoie au « pacte social » par lequel la règle est acceptée et mise en œuvre. D’autre part, quelles doivent être les modalités du transfert (libre ? Contrôlé ? Comment ?). Ces deux questions portent sur des aspects techniques, lesquels renvoient cependant à des choix politiques très importants liées aux conséquences de la convertibilité (notamment entre monnaie-temps et monnaie gagée sur l’euro).
Combiner les monnaies complémentaires avec d’autres outils
Enfin, la dernière piste d’action consiste à combiner les monnaies complémentaires avec d’autres initiatives territorialisées. Il s’agit là de dépasser l’expérimentation monétaire en l’insérant dans une stratégie plus globale de développement territorial, de penser la monnaie comme un médium au service de la transformation, en articulation avec d’autres dynamiques ou instruments s’inscrivant dans la même logique. L’effet de levier des monnaies complémentaires joue en effet à plein lorsqu’elles sont combinées avec les autres mécanismes et instruments de la politique d’intervention de la collectivité et de ses partenaires locaux.
Une connexion étroite serait pertinente avec les logiques et outils issus de l’économie sociale et solidaire (ESS) s’inscrivant dans une volonté d’agir autrement (microcrédit, monnaie-temps, tontine, groupement d’achat, épicerie sociale, coopératives, fonds de finance solidaire et d’investissement responsable, banques coopératives, banques publiques, mécanismes territoriaux de collecte de l’épargne pour favoriser l’accès au crédit et l’investissement pour financer des activités locales à utilité sociale et environnementale, pôles territoriaux de coopération économique1) ou avec des politiques et instruments de transition écologique et de résilience territoriale (revenu inconditionnel, incitation aux comportements éco-responsables).
Il s’agit finalement de planifier des projets de territoire capables de répondre aux défis de nos sociétés modernes pour faire émerger les transformations et mutations de notre société.
1 Un Pôle Territorial de Coopération Économique se définit comme un groupement d’acteurs sur un territoire – initiatives, entreprises et réseaux de l’économie sociale et solidaire, PME, collectivités locales, centres de recherche et organismes de formation – qui met en œuvre une stratégie commune et continue de coopération et de mutualisation au service de projets économiques innovants de développement local durable. Pour en savoir plus, consultez le dossier en ligne : Développer une économie territoriale durable grâce aux Pôles Territoriaux de Coopération Économique (PTCE)
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Dossier: « Développer une économie territoriale durable grâce aux Pôles Territoriaux de Coopération Économique (PTCE) », CITEGO.org
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