Les monnaies locales : retour d’expérience d’Eusko Moneta
Séquence 3.2 du MOOC
Wojtek Kalinowski, Interview de Dante Edme-Sanjurjo, Co-président de l’association Euskal Moneta, November 2017
L’Institut Veblen pour les réformes économiques (Veblen)
Nous poursuivons l’analyse des monnaies locales à travers l’exemple de l’Eusko, la monnaie locale du pays basque français. Certaines caractéristiques de cette monnaie ont été évoquées dans la séquence précédente. Cet interview de Dante Edme-Sanjurjo, coprésident de l’association Euskal Moneta, permet d’aborder le bilan que les acteurs eux-mêmes tirent des premières années de circulation, les évolutions connues par cette monnaie et les obstacles et défis rencontrés.
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Les origines d’eusko
Pour commencer, pourriez-vous nous ramener au début de l’histoire d’Eusko ? Pourquoi une monnaie locale : d’où vient l’idée, et quels étaient vos objectifs au moment du démarrage ?
L’Eusko a été lancé à l’initiative d’une dizaine de militants associatifs venant de différents secteurs de la société : la défense de l’environnement, la défense de la langue basque, des réseaux du développement social et local, etc. Deux ou trois personnes parmi nous avaient entendu parler des monnaies locales et complémentaires, et ils ont pris l’initiative d’une première réunion en juin 2011, en invitant d’autres militants. Notre groupe avait une connaissance assez approximative des monnaies locales, même si certains avaient rencontré les militants de l’Abeille, une monnaie locale dans le Lot-et-Garonne. On se demandait si une monnaie locale pouvait être un outil intéressant pour notre territoire, si le projet était faisable, et s’il fallait se lancer sur tout le Pays Basque ou une partie seulement.
Notre intuition nous disait que le projet pouvait être intéressant parce qu’il était très transversal : une monnaie locale c’est à la fois un projet de développement du territoire et de transition écologique. En plus, il était possible de mélanger ces objectifs avec la défense de la langue basque. C’est ce mélange des genres qui nous a plu dès le début. En choisissant le territoire, on s’était dit qu’il fallait que la monnaie circule sur l’ensemble du pays basque, pour relier la côté urbaine avec l’arrière-pays, qui est moins peuplé, davantage rural et agricole. La monnaie locale permettrait ainsi de créer des liens entre ces deux territoires, y compris à travers les relations commerciales nouvelles.
Les motivations des membres du reseau
Quelles sont les motivations des habitants et des entreprises qui adoptent l’Eusko ?
Ce qui les motive les plus, c’est l’intérêt pour le territoire lui-même, l’idée qu’on peut faire quelque chose pour le développer de façon harmonieuse. C’est la motivation commune aux différentes sensibilités écologique, économique, sociale, culturelles, etc. Pour nous, un projet a plus de chances de réussir sur un territoire auquel les gens s’identifient. Le territoire basque a l’avantage d’être déjà bien identifié, et d’avoir des habitants qui y sont attachés. C’est le lien qui unit nos adhérents, qu’ils soient agriculteurs, commerçants ou militants d’association. Ce lien n’est pas toujours aussi fort dans d’autres territoires, mais il faut autant que possible choisir pour sa monnaie un territoire qui représente quelque chose pour ses habitants.
Au-delà du territoire, chaque adhérent garde sa sensibilité propre et ses centres d’intérêt : certains voient dans l’Eusko un outil de la transition écologique, d’autres un levier pour l’emploi local, pour le commerce de proximité, d’autres encore pour la promotion de la langue basque, etc. Quel que soit le point d’entrée, la monnaie permet à chacun de promouvoir l’ensemble de ces objectifs.
Les relations avec les collectivites territoriales
Les monnaies locales restent encore mal connues, y compris pour les autorités publiques. A quel moment avez-vous noué un dialogue avec les collectivités locales, et comment les élus locaux ont-ils accueilli votre projet ?
Le pays basque possède depuis longtemps une forte tradition associative, et nous avons d’abord mobilisé les réseaux associatifs et les bénévoles, avant de se tourner vers les élus locaux. On a souhaité d’abord créer une dynamique auto-portée, montrer qu’on est capable de faire tourner la machine seuls. Ensuite, pour pérenniser le projet, nous nous sommes tournés vers les collectivités locales, qui nous ont aidé par des subventions ponctuelles. Nous nous sommes aussi beaucoup appuyés sur les dispositifs nationaux d’emplois aidés, pour créer une équipe, la former, puis la pérenniser.
On a toujours perçu les collectivités territoriales comme des facilitateurs et des partenaires, et non pas comme un acteur dont on peut dépendre pour gérer notre monnaie locale. C’est d’ailleurs un discours très apprécié des élus locaux, qui savent que ce projet répond à beaucoup de leurs préoccupations, que ce soit en termes de développement économique, de lien social, de défense du commerce de proximité, de transition écologique, etc., mais qu’il a bien pour objectif de ne pas dépendre des subventions pour son fonctionnement.
Le dialogue s’est noué ensuite tout naturellement, autour de la mise ne place du circuit. Par exemple quand il s’est agi de proposer un premier service public local payé en eusko, la piscine publique de la ville d’Ustaritz, nous avons discuté avec les agents de la piscine et des finances pour voir comment organiser le paiement. Et c’est avec eux qu’on a conçu le circuit d’encaissement des eusko par la piscine, que nous l’avons ensuite présenté au représentant local du Trésor, et que nous avons eu l’accord de Bercy. Dès le début, c’était une co-construction avec les agents des collectivités, après la validation initiale par les élus. Cela a contribué à asseoir notre crédibilité auprès des élus et des agents locaux, et nous développons maintenant ce système avec d’autres villes, comme Bayonne, qui a voté en juillet à l’unanimité la possibilité de payer en eusko dans ses deux piscines et sa médiathèque.
En guise de bilan
L’Eusko a été lancé en janvier 2013. Quel bilan provisoire faites-vous de ces premières années ? Quels seraient les points forts et les points faibles de ce bilan ?
Notre point fort principal, c’est notre capacité de fédérer des secteurs très différents de la société locale. L’Eusko est un projet très fédérateur. Un deuxième point concerne notre capacité à évoluer : nous sommes partis avec des bénévoles puis passés à neuf salariés, nous avons réussi le passage au numérique, gérons nous-mêmes des centaines de comptes en ligne, etc.
Du côté des faiblesses, l’eusko représente une offre locale qui s’enrichit avec le temps, mais ça ne va pas aussi vite qu’on aurait souhaité. Développer le réseau exige un énorme travail de communication et d’accompagnement, et nous n’avons pas assez des moyens pour le faire. D’ailleurs, quand des particuliers se retirent du réseau, c’est presque toujours parce qu’ils n’arrivent pas à utiliser la monnaie dans leur vie quotidienne. Dépenser les Eusko est une chose facile à Bayonne et dans plusieurs zones du Pays Basque comme Saint-Jean-Pied-de-Port, mais pas dans certaines villes ou territoires comme la Soule ou Biarritz, où il peut être difficile de trouver un commerçant qui accepte notre monnaie. Pareil pour les entrepreneurs : 5% quittent le réseau chaque année, généralement parce qu’ils n’ont pas assez de clients en Eusko.
Ces retraits sont compensés par les nouvelles adhésions, mais elles montrent que nous n’allons pas assez vite. Actuellement, nous avons quelque 3000 adhérents particuliers, 650 entreprises et associations et plus de 650 000 eusko en circulation équivalents au milieu de l’année 2017.
Le passage au numerique
L’année 2017 a été marquée par la mise ne place de l’Eusko numérique, en plus des billets papier. Comment évoluent les échanges depuis ? Peut-on parler d’un saut en avant ?
Les paiements numériques n’existent que depuis mars 2017, c’est donc très récent. A l’état actuel, 750 particuliers et 400 entrepreneurs possèdent déjà un compte en ligne, et 200 entrepreneurs ont également un terminal de paiement Eusko. Le paiement numérique peut prendre deux formes : soit un paiement avec la carte Eusko, soit un virement entre deux comptes Eusko. Pour l’instant, nous constatons une accélération des paiements par carte. Mais il faudra attendre un peu avant de tirer un vrai bilan.
Pour dynamiser les échanges, nous demandons à chaque adhérent, au moment de l’ouverture du compte en ligne, de mettre en place un change automatique mensuel par virement depuis son compte en banque traditionnel. Ces changes automatiques représentent 37 eusko par utilisateur en moyenne. Grâce à quoi, plus de 26 000 eusko sont crédités chaque mois sur les 750 comptes eusko de particuliers, s’ajoutent à la masse monétaire en circulation. Le défi est d’accompagner les utilisateurs dans le changement, pour qu’ils ouvrent un compte en ligne et prennent l’habitude de se servir de leur carte eusko. C’est plus lent et plus difficile que nous ne l’avons imaginé. Certains utilisateurs sont encore étonnés qu’on puisse faire un retrait de billet dans un comptoir d’échange, alors qu’on l’avait dit dès le début. Il faut faire beaucoup de communication et d’accompagnement, comme aux débuts de l’eusko, mais on sait faire !
Le developpement du reseau
Au-delà du numérique, comment travaillez-vous au quotidien pour développer les échanges ?
Il faut développer de façon intelligente le réseau professionnel, pour que chaque utilisateur puisse avoir trois-quatre commerces de base dans son environnent quotidien. Ensuite il faut aussi que ces commerçants aient la possibilité d’utiliser la monnaie à leur tour, plutôt que de la reconvertir. Nous travaillons donc pour repérer leurs fournisseurs locaux et créer de nouvelles relations commerciales locales.
L’extension numérique permet d’accélérer l’adhésion des entrepreneurs, car pour les entreprises le maniement des billets physiques représente forcément un frein. Aujourd’hui notre travail c’est un développent du réseau sur chaque partie du territoire basque, et la facilitation des échanges entre les entrepreneurs locaux, par exemple en intégrant les services à l’entreprise au réseau : comptabilité, nettoyage, entretien des extincteurs, contrôles techniques, etc. En somme, il faut bien connaître le terrain, les entrepreneurs, et ensuite communiquer tous azimuts.
Le poids de l’identite basque ?
Pour finir, une question qui revient toujours lorsqu’on parle de l’Eusko concerne le lien entre la monnaie et l’identité, la langue et la culture basques. On dit parfois que c’est plus facile pour vous, ici au Pays basque, grâce à cet ancrage culturel que d’autres monnaies ne peuvent pas mobiliser. Mais est-ce vrai ?
Les enquêtes que nous avons réalisées sur les motivations des acteurs montrent que 15% seulement identifient la défense de la langue basque comme leur motivation principale. Si on peut parler d’une « spécificité basque », cette spécificité réside beaucoup plus dans la culture associative locale, qui est effectivement très forte mais qui s’organise autour des engagements différents : environnement, économie sociale et solidaire, agriculture paysanne, développement de la langue et de la culture basques, et d’autres encore.
Cela dit, il est vrai que l’Eusko est aussi un outil pour la survie de la langue basque. La langue basque est pour nous un bien commun qu’il faut préserver, et ce sentiment est largement partagé, y compris par les gens qui ne parlent pas du tout basque. Notre mélange pour faire tourner le moteur de l’eusko, c’est un mélange de langue, de développement du territoire et de préoccupations écologiques, mais sur d’autres territoires on peut trouver d’autres mélanges qui marchent.
To go further
Le site d’Eusko Moneta
Le site de la campagne pour le développement de la monnaie numérique Eusko
Etcheleku P., « La monnaie locale basque Eusko se dématérialise », Les Echos.fr, 30 janvier 2017. Accès à l’article
Zapalski E., « Bayonne : bras de fer entre la mairie et la préfecture sur l’utilisation de l’eusko », Au service des Territoires, Groupe Caisse des Dépôts, 29 janvier 2018. Accès à l’article
Pommiers E., « Au Pays basque, une monnaie autant pour revendiquer une identité que pour l’économie », Le Monde, 14/02/2018. Accès à l’article