Logement social « à la suédoise »
Vers la normalisation européenne
Frédérique BOUCHER-HEDENSTRÖM, 2008
Longtemps caractérisée par un modèle original en matière de politique du logement, la Suède est entrée dans un processus de « normalisation » qui la rapproche des autres pays européens. Instrument fondamental de la construction de l’État providence dans les décennies de l’après-guerre, la politique du logement a peu à peu perdu la place qu’elle occupait dans l’organisation sociale du pays. Par étapes successives, le système a évolué au gré de réformes, tant économiques qu’idéologiques, pour faire aujourd’hui l’objet d’un débat sur la question des loyers, la notion de « logement social » et le rôle des sociétés municipales de logement. Débat qu’alimentent deux plaintes déposées auprès de la Commission européenne et un rapport gouvernemental (avril 2008) consacré à »L’Union européenne, les logements publics et les loyers« . Y est posée la question de la compatibilité du système suédois de logements publics avec le droit européen de la concurrence et des aides d’État.
La Suède a toujours défendu la « neutralité » des statuts d’occupation (« des logements décents accessibles à tous ») et refusé la notion de « logement social ». Ce principe reposait sur deux présupposés essentiels, à savoir qu’aucun plafond de ressources n’était exigé des candidats à un logement, y compris dans le parc locatif public et que les aides financières de l’État étaient accordées à tous les statuts d’occupation - accession, locatif privé et locatif public - en fonction de leurs coûts relatifs. Dans la mouvance des dérégulations, notamment fiscales, des années 1990, le financement du logement a fait l’objet d’une réforme drastique1. Son objectif principal (la suppression progressive des aides de l’État) est aujourd’hui atteint. Le secteur du logement est désormais ouvert au marché et la « politique du logement » est reportée de l’État, désengagé, sur les communes2, et donc indirectement sur les sociétés municipales de logements locatifs.
Or, jusqu’à ces dernières années, aucun parti, y compris le parti conservateur initiateur de la dérégulation du secteur, n’avait osé remettre en question le système de régulation des loyers publics et privés fondé sur l’application de la « valeur d’usage » et le rôle normatif des sociétés publiques de logements locatifs. Négociés chaque année entre ces dernières et les associations de locataires, les loyers publics conditionnent le niveau des loyers privés. Ils constituent la « norme », sans qu’il y ait besoin d’un plafonnement légal. Rigide3, le système subit en pratique de nombreuses distorsions locales. Il grossit artificiellement la demande et n’incite pas les sociétés privées à l’investissement locatif privé, peu rentable. Aussi, rien d’étonnant à ce que les investissements et la demande s’orientent vers l’accession à la propriété4. Celle-ci connaît une hausse spectaculaire au détriment du secteur locatif, en particulier privé, en déclin5 : de 1990 à 2007, ce dernier n’a augmenté que de 4 % tandis que le parc en accession s’accroissait de 41 %6. Ce phénomène s’explique en grande partie par la transformation de logements locatifs en logements en accession à la propriété (60 % des « nouveaux » logements en AP) mais, très inégalement réparti dans le pays, concerne essentiellement les grandes villes7.
Conséquence de ces évolutions contrastées, les inégalités, géographiques et sociales, d’accès au logement se sont accrues. Ainsi, dans les zones rurales et les petites villes, délaissées par leurs habitants le pourcentage de logements vacants et/ou démolis est très élevé, alors que dans les grandes agglomérations, la pression sur le logement et la forte hausse des prix fonciers et immobiliers sont facteurs de ségrégation et de pénurie, ce que traduit l’existence d’un important « marché noir » du logement, notamment à Stockholm.
Dans ce contexte, quel rôle peuvent jouer les 290 sociétés municipales de logement, détentrices de près de 850 000 logements, soit 20 % du parc total de logements8? Sociétés à but non lucratif, propriété des communes (qui nomment leur conseil d’administration) et de taille variable (de 33 à 23 500 logements), elles ont longtemps été investies d’une responsabilité particulière dans la politique du logement du pays. Réformées au début des années 2000, la plupart ont été converties en sociétés anonymes publiques. Elles ont, comme leurs homologues privées, le droit de vendre tout ou partie de leur parc à des sociétés privées et d’appliquer la règle du « right to buy » (vente aux occupants) à leurs locataires. Elles peuvent donc se comporter sur le marché locatif à peu près de la même manière, y compris, souvent, dans l’attribution des logements, que les propriétaires privés avec lesquels elles sont en concurrence. Aussi, quelle est désormais leur légitimité à fixer la norme en matière de loyers, que leur contestent notamment les propriétaires privés ? Ce rôle leur donne-t-il une position dominante sur le marché ? Dans quelle mesure leurs relations, politiques et financières, avec les communes entrent-elles en contradiction avec les règles européennes ?
Sur ces questions, une brèche a été ouverte par le dépôt auprès de la Commission européenne de deux plaintes de l’organisation suédoise des propriétaires immobiliers privés9. La première (2002)10 conteste les aides de l’État aux autorités locales pénalisées par un grand nombre de logements vacants, la seconde (2005)11 accuse les communes de financer indirectement leurs compagnies de logements (garantie, prêts et retours sur investissement avantageux etc.). Dans les deux cas, les aides seraient incompatibles avec le droit européen sur la concurrence et les aides d’État. La question est toujours en discussion entre la Commission et le gouvernement suédois12.
Le gouvernement13 a nommé en 2005 une Commission chargée d’analyser « l’espace existant dans le cadre de l’Union européenne pour conduire une politique nationale du logement » et plus spécifiquement le rôle, notamment en matière de fixation des loyers, des sociétés communales. Elle propose l’abandon du rôle normatif de ces dernières et fixe comme paramètre principal de la structure des loyers « la demande ». Elle suggère d’augmenter progressivement les loyers (maximum 5 % par an) dans les endroits les plus « chauds » et à l’inverse, de les diminuer en cas de faible demande et de logements vacants.
La Commission envisage deux « modèles » pour rendre les sociétés de logements publics conformes au droit européen. Selon le premier, elles agiraient en totale concurrence avec les autres acteurs économiques, sans aucune aide publique14 et chercheraient à « réaliser le maximum de profits possibles ». Selon le second, investies d’une mission de service économique d’intérêt général (SIEG) limitée à la gestion de logements sociaux (au sens « européen » du terme), elles bénéficieraient d’une exemption d’interdiction des aides selon l’article 86 (2) du Traité. Ces deux modèles ouvrent, chacun à leur façon, la voie à un marché du logement à deux vitesses et contredisent le principe du « logement accessible pour tous », base historique de la politique suédoise du logement.
Les conclusions du rapport, déposées en avril 2008, devraient aboutir au vote d’une loi, après consultation des instances concernées. Déjà débats, critiques, avis et contre-propositions pullulent, en provenance des principaux groupes d’intérêt - SABO, instance fédérative des sociétés municipales de logements, Association nationale des locataires, Fédération nationale des communes et régions, etc. Mais le contenu du futur projet de loi reste incertain. Les prochaines élections législatives ont lieu en 2010 et il existe des divergences sur la question du logement entre les conservateurs au pouvoir et leurs « challengers » sociaux-démocrates, donnés favoris dans les sondages actuels. De plus, la Commission européenne n’a pas encore officiellement pris position. Ses conclusions serviront sûrement de prétexte aux uns et aux autres pour infléchir la politique du logement et revoir la question des loyers et des sociétés municipales. Mais dans quel sens ?
1 À l’initiative des conservateurs (élus en octobre 1991), mais poursuivie par les sociaux-démocrates, à leur retour au pouvoir.
2 Loi (2000 : 1383) « sur la responsabilité des communes en matière de fourniture de logements», entrée en vigueur le 01-01-2001
3 La localisation (banlieue ou centre par exemple) n’intervient pas, en principe, dans le calcul des loyers négociés chaque année, seules jouent la comparaison avec la zone proche et l’équivalence des logements (normes de construction, d’espace et d’équipement, coûts de gestion, etc.).
4 Ou « coopératives » en immeubles collectifs, à distinguer de la propriété des maisons individuelles.
5 Déjà, en 2000, Bengt Turner, ancien Directeur de l’IBF, Université d’Uppsala, estimait que l’on s’orientait «vers la disparition du parc locatif», au moins dans les parties centrales des villes.
6 SCB, Bureau Central de Statistiques, « Parc de logements au 31-12-2007 », 22-05-2008.
7 Ainsi entre 1990 et 2005 le Grand Stockholm a perdu 21 000 logements municipaux et 28.000 logements locatifs privés, tandis que l’accession à la propriété en immeubles collectifs s’accroissait de 120 000 logements (+ 66 %)
8 En 2005 (Suède), les logements collectifs en accession à la propriété représentaient 20 % du parc total, les locatifs privés 17 %, les locatifs publics 20 %, et l’accession à la propriété en maisons individuelles 42 %. Source, Boverket « L’histoire des sociétés communales de logements », annexe au rapport du gouvernement, SOU 2008 :38, 18 avril 2008
9 Déposée par l’intermédiaire de l’influente « European Property federation » (EPF)
10 Lettre à Ronald Feltkamp, 01-07-2002, Commission européenne, DG COMP-H-3, EPF
11 CP 115/02 ”Financial Support Granted to Swedish Municipal Housing Companies”, Lettre à Nellie Kroes, DG COMP, 30-05-2005, EPF, CP 115/02, EPF (European Property Foundation).
12 Dans le cadre des règles sur les aides d’État, la Commission a approuvé les 270 millions d’euros accordés par la Suède pour la construction de logements pour personnes âgées, au motif que cela répondait à un principe d’équité et que le secteur privé était incapable de répondre à la demande, communiqué de presse, Bruxelles, 07-03-2007.
13Social-démocrate. Depuis 2006 une coalition de partis de droite est au pouvoir au niveau national.
14 Selon article 87 (1) du Traité européen
Références
Ce sous-dossier a été initialement publié en tant que chapitre du n°1 de la Collection Passerelle. Vous pouvez retrouver le PDF du numéro Europe : pas sans toit ! Le logement en question
En savoir plus
Rapport gouvernemental, L’Union européenne, les logements publics et les loyers, (EU, allmännyttan, och hyror), SOU 2008 :38, 18 avril 2008.