«Il faut briser les peurs» ! Une pratique innovante au service du logement solidaire
Entretien avec Bernard Devert
Michel Lussault, Jean-Pierre Charbonneau, 2013
Alors que la question du logement se pose de manière lancinante au plus grand nombre des français, alors que celle de la ségrégation est également présente, alors, aussi, que des discours politiques dits « décomplexés » jouent de plus en plus sur la peur de la différence, il nous a semblé important d’interroger Bernard Devert, personnalité atypique du monde de la promotion immobilière. Bernard Devert, après une formation juridique, à Lyon, intègre un cabinet d’administration d’immeuble et crée une société de placement puis une autre de promotion. Mais dans le même temps, il entame un parcours spirituel qui le verra devenir prêtre, en 1987, à 40 ans. Cette prêtrise ne va pas pourtant le conduire à renoncer au métier qu’il avait choisi, dès sa sortie de l’université, mais à le pratiquer, avec un enthousiasme communicatif, à contre-courant des tendances dominantes des 25 dernières années, qui ont vu le succès des logiques financières et spéculatives.
Bernard Devert fonda dès 1985, à Lyon, l’association Habitat et humanisme qui est devenue un acteur français majeur du logement solidaire. Pas du logement social, entendons-nous bien, mais un opérateur d’une promotion immobilière différente, fondée sur la mobilisation et la rémunération juste de l’épargne privée, qui poursuit l’objectif de réinsérer les personnes fragiles dans les périmètres les plus aisés.
Habitat et humanisme produit ainsi des logements et des services solidaires au sein du système « normal » de promotion immobilière. Bien sûr, Bernard Devert joue des alliances et des soutiens de certaines municipalités ou/et institutions, mais il se veut d’abord un constructeur efficace, doté d’une professionnalité fondée sur une éthique qui doit beaucoup à Paul Ricœur. Cela le conduit à superviser l’ensemble du dispositif Habitat et humanisme, riche de 56 associations réparties dans toute la France, regroupées dans une fédération appuyée sur une société foncière qui a recueilli plus de 110 millions d’Euros de fonds d’épargne solidaire et épaulée depuis 2009 par une fondation. Habitat et humanisme emploie aujourd’hui plus de 250 salariés à temps plein pour l’activité logement et 800 personnes pour les services aux personnes hébergées. La structure gère 7000 logements et 2200 lits d’EHPAD et produit environ 500 logements par an. C’est sans doute peu au regard des besoins, mais suffisant pour que cette expérience très originale soit observée avec attention.
Tous Urbains (TU) : Habitat et humanisme est un opérateur urbain très dynamique et pourtant encore souvent méconnu. Il faut donc rappeler un certain nombre d’éléments fondamentaux. Comment la structure s’est-elle créée ? Comment vous êtes-vous impliqué dans sa création puis son développement ?
Bernard Devert (BD) : Effectivement, Habitat et humanisme reste une structure assez confidentielle, bien qu’elle soit désormais constituée en fédération nationale, qui regroupe 56 associations. Elle est toutefois familière d’un certain nombre de militants et d’activistes de la cause urbaine, tous ceux qui réfléchissent et agissent de manière à faire reculer les situations de grande pauvreté.
J’ai créé Habitat et humanisme à partir d’un constat que j’ai réalisé en tant que promoteur immobilier : les villes se construisent sur la ségrégation : quartiers riches, quartiers de classe moyenne, secteurs accueillant des populations plus fragilisées et quart-monde sont séparés. Ces deux dernières catégories se retrouvent la plupart du temps dans des situations d’éloignement par rapport au centre-ville. D’où des questions impérieuses ? Comment éviter cet éloignement qui conduit à ce que les populations les plus en difficulté soient reléguées au plus loin des centres et des périmètres dynamiques et attractifs ? Comment tenter de faire en sorte que les populations les plus fragilisées trouvent leur place dans la ville ? C’est véritablement l’enjeu de notre action.
Tous Urbains : Donc, dès le départ, il y a eu chez vous ce besoin de prendre à bras le corps la question de la ségrégation spatiale ?
Bernard Devert : Oui, c’est cela. Comme toujours, tout est parti d’une rencontre. J’avais créé une société en 1984, qui s’appelait « Innovation et construction », et j’avais comme projet de construire un immeuble dans le 6e arrondissement de Lyon, sur l’emplacement d’un vieux bâtiment très vétuste, habité par des personnes âgées pauvres. Or une des personnes âgées fit une tentative de suicide. Lors d’une visite que je lui rendis à l’hôpital, je l’assurai que, bien sûr, elle allait être relogée, ce qui d’ailleurs ne faisait pas de doute dans son esprit. Mais elle m’expliqua sa solitude : elle n’avait plus de mari, pas d’enfants et ses seuls liens sociaux étaient ses amis du quartier. L’éloignement de son lieu de vie signait à ses yeux son arrêt de mort et elle ajouta : « Vous avec votre fric, vous pouvez déplacer les gens ». Du coup, très marqué par cet échange, je me suis questionné et dit que l’acte de construire ne devait pas seulement être un acte économique, mais devait tenir compte de la dimension sociale et personnelle des choses.
Tous Urbains : Vous avez donc travaillé dès le début de votre vie professionnelle comme spécialiste de la promotion immobilière et vous êtes resté jusqu’à ce jour un promoteur.
Bernard Devert : Oui et en même temps je tente de faire ce métier différemment. Le regard classique du promoteur, que j’ai moi-même adopté au début, fait que l’on travaille sur un quartier de la façon suivante : on observe la moyenne des prix et on escompte à quel prix on peut vendre. De ces calculs, on déduit les prix des loyers. Et cela conduit à une sorte de massification de la présence d’une population donnée sur un quartier, celle qui correspond au prix du loyer. Le sujet pour moi était de rompre avec cette idée et de parvenir à tordre la logique du marché. Dans cette approche j’avais été très marqué par ce que je connaissais des banlieues, à travers « Innovation et construction », en particulier la concentration des fragilités et des pauvretés qui conduisent les personnes à un véritable enfermement. Et donc la question qui s’est imposée fut : « comment briser les enfermements ? ». De cela procède la création et la philosophie d’action d’Habitat et humanisme. Comment réconcilier l’humain et l’urbain ? Est ce que la logique du marché peut être modifiée, si on ne veut pas faire intervenir chaque fois le politique, afin que la production de logement devienne plus juste en soi ?
Tous Urbains : Ces questionnements personnels commencent au début des années 1980, pour aboutir en 1985 à la constitution d’Habitat et humanisme. Pour créer l’association faites-vous appel à un réseau que vous aviez déjà, professionnel et militant ?
Bernard Devert : J’étais en lien à l’époque avec Jacques Meunier, adjoint au maire de Lyon à l’urbanisme, très ouvert sur ces questions qui a accepté dès le départ de rejoindre Habitat et humanisme et de nous aider. J’ai eu aussi le soutien d’un promoteur qui était plutôt spécialisé dans les constructions de luxe mais qui avait réalisé, rue Tête d’Or [dans le 6eme arrondissement de Lyon, très cossu, NDLR], une véritable opération de mixité sociale, une des premières. Comme président national des promoteurs constructeurs, il a d’ailleurs beaucoup œuvré pour que la question de la mixité soit prise en compte dans les opérations de construction et sur le fait d’introduire une dimension culturelle dans l’acte de promotion immobilière. J’ai là bénéficié, sans aucun doute, du terreau du catholicisme social lyonnais, qui m’a permis de trouver de nombreux relais.
Notre question à tous était simple : comment la ville peut s’enrichir de cette attention aux autres ? En ce sens, Habitat et humanisme est très marquée par l’approche de Paul Ricœur quand il dit que l’objet de notre responsabilité c’est le fragile parce que le fragile est confié à notre soin, à notre garde. Dans les années 1980-85, cela pouvait faire sourire de s’inscrire dans l’acte de promotion en s’inspirant de Paul Ricœur. Mais quand même, si je regarde le chemin parcouru, je trouve qu’il y a eu une accélération des processus de solidarité notamment à travers l’épargne solidaire — et la crise de 2008 accentué cette tendance, nous connaissons d’ailleurs une forte croissance du nombre de nos épargnants [on dénombre aujourd’hui plus de 11000 souscripteurs, NDLR]. Quand on a commencé il y a 30 ans, l’épargne solidaire personne n’y croyait ; on disait que cela n’avait pas de sens, d’autant plus qu’on travaillait sur une véritable approche d’investissement et il fallait pourtant accepter qu’il n’y ait qu’une faible rentabilité. L’investissement était toutefois sans risque puisque, même si cette épargne était destinée à satisfaire les besoins de ceux qui n’ont pas accès à un toit, toutes les opérations que nous proposions se situaient au départ au cœur des villes. Il y avait bien sûr beaucoup d’inquiétude de la part des premiers financeurs qui pensaient que cela pouvait marcher sur quelques opérations très centrales, mais que ce système ne pouvait pas s’étendre, la crainte étant que si tous les investisseurs réclamaient leurs fonds on ne pourrait pas rembourser.
Assez rapidement, nous avons réuni 300 actionnaires, ce qui nous a valu un coup de sifflet de Bercy et de la Commission des Opérations de Bourse (COB) qui nous a expliqué que, compte tenu du fait que nous atteignions ce seuil de 300 actionnaires, nous tombions sous le coup de l’appel public à l’épargne. Soit on obtenait un visa pour faire un appel public à l’épargne soit, dans le cas contraire, il fallait tout arrêter !
Je me suis donc retrouvé confronté à des logiques financières d’un autre ordre. Il m’a fallu obtenir la confiance de la COB et faire comprendre que le système mis en place avait une certaine pérennité. On nous a opposé que la COB se destinait à permettre les financements pour les grandes sociétés et non pas pour des associations sans but lucratif et surtout pas pour celles travaillant pour des populations très fragiles. Il faut se rappeler qu’à cette époque en 1988, on traversait une crise et il y avait des millions de m2 de bureaux qui ne trouvaient pas preneur. Personne ne pensait notre démarche viable. On a tout de même, à force d’obstination et de mobilisation de nos soutiens, réussi à obtenir un premier visa. Nous en sommes aujourd’hui au 27e agrément annuel de l’autorité des marchés, avec une société qui possède plus de 110 millions d’Euros de capitaux propres, en fonds d’épargne. Pour satisfaire Bercy qui craignait qu’un jour la société soit «opéable», et que les subventions allouées par l’Etat, pour notre activité sociale, soit récupérées par un trader, il a même fallu mettre en place des outils économiques très originaux, dont une société foncière qui capte l’épargne et nous permet d’agir, modèle copié depuis, un peu partout.
Tous Urbains : La démarche et la raison d’être d’Habitat et humanisme se rapprochent de certaines associations caritatives. Mais en même temps, vous pensez et développez cette structure comme un véritable acteur professionnel de la promotion immobilière. Vous décidez que vous devez vous doter d’un outil solide, résistant, maîtrisant les arcanes de la promotion immobilière « classique » ?
Bernard Devert : C’est exactement cela. Habitat et humanisme n’a pas été créée par rejet du monde économique mais en raison de la volonté d’essayer de le transformer. Je crois qu’il y a un autre regard possible sur l’approche économique à la condition de provoquer une prise de conscience des aberrations du système « normal ». Pour cela, il importe de penser et de pratiquer autrement l’acte de construire. C’est en fait ce qui se passe aujourd’hui, de plus en plus. Depuis la crise économique de 2008, un autre concept économique, celui de l’entrepreneuriat solidaire et éthique a pris de l’importance et cet entrepreneuriat fait tomber les murs entre le monde associatif et le monde des entreprises.
Cela dit, l’association est aujourd’hui confrontée à un contexte difficile, car elle s’est beaucoup appuyée sur un Etat providence désormais très fragilisé et dans le même temps les populations démunies s’accroissent. Toutefois, les entreprises se trouvent de plus en plus confrontées à la question du sens et pour parvenir à être valorisées elles ont besoin de défendre des compétences qui ne soient pas seulement qu’économiques et financières. Du coup, il y a sans doute une ouverture qui se présente comme jamais avec la crise, car il ne s’agit pas seulement de « s’en sortir », il s’agit aussi de réussir une mutation du système.
Pour cela, il s’agit de s’inscrire dans des approches nouvelles notamment quand on s’intéresse à l’économie solidaire, car il n’y aura pas d’épargne solidaire sans économie solidaire efficace et viable. L’épargne solidaire est une épargne de laquelle on n’attend pas le bénéfice du marché ; on en attend une efficience sociale et la sécurité. Cette épargne représente seulement 1 pour 1000 de l’épargne des français qui capitalise 3500 milliards. Notre objectif aujourd’hui est de dire que cette épargne solidaire devrait passer de 1 pour 1000 à 1 pour 100. On a beaucoup milité depuis 3 ans pour que, sur les contrats d’assurance-vie par exemple, il y ait 3 à 5 % investi dans le solidaire, ce qui dégagerait des sommes importantes qui changeraient la donne. Les mentalités évoluent, mais il y a encore beaucoup à faire.
Tous Urbains : Quel système avez vous mis en place pour recueillir cette épargne ?
Bernard Devert : On a créé une foncière et des outils qui viennent soutenir cette société. La souscription n’est pas exclusive, mais les épargnants décident que sur un contrat d’assurance-vie ou sur un livret, une partie de leurs fonds ira à la foncière Habitat et humanisme.
Tous Urbains : Comment avez-vous travaillé avec les banques et quelles relations avez vous avec le système financier pour sécuriser et gérer cette épargne?
Bernard Devert : Il y a eu un moment très important qui a été la création par le gouvernement, en 1967, de l’épargne salariale, avec une affectation de 10 % dans la solidarité : ce sont les salariés qui ont rencontré leurs patrons et demandé s’ils ne pouvaient pas affecter cette épargne sur des opérations de solidarité. Il y a donc eu un double mouvement, syndical et patronal, sur cette question : comment, à partir de l’activité que nous développons dans notre entreprise, pouvons-nous exprimer une solidarité vers ceux qui sont exclus du travail ? Cette démarche a donné une ouverture sans précédent. Les banquiers se sont intéressés à cette épargne salariale et les patrons ont recherché des acteurs sociaux qui étaient en capacité de faire en sorte que cette épargne soit sécurisée. On a cherché de suite une rémunération, certes faible mais sécurisée, de ces capitaux, car il s’agit à terme de rembourser ces sommes sous forme d’un salaire différé. En ce qui nous concerne le schéma proposé aux salariés est très rassurant puisque l’argent est investi dans la pierre et une pierre valorisée. L’objectif d’Habitat et humanisme n’étant pas de ramener dans des quartiers défavorisés encore plus de populations fragilisées, nos opérations sont réalisées en général dans des quartiers favorisés ou de classes moyennes, où nous injectons de la diversité. Donc l’épargne est sécurisée, c’est un bon investissement.
On a ainsi trouvé dans le milieu de la banque un certain nombre d’intervenants très actifs et qui ont été déterminants dans le développement d’actions de solidarité. Mon premier visa d’opération de bourse j’ai pu l’avoir grâce à l’aide un banquier, proche du catholicisme social lyonnais. En fait, le lieu de naissance d’Habitat et humanisme, la ville de Lyon où existe une véritable tradition financière, a sans doute joué.
Tous Urbains : Quand on interroge les épargnants sur la possibilité d’augmenter ces pourcentages d’épargne consacrés à la solidarité, ils sont souvent d’accord, peut-être même seraient-ils prêts à aller plus loin ? Alors quels sont les verrous ?
Bernard Devert: Je crois qu’un de nos freins est sans doute le fait qu’on soit un réseau assez confidentiel et restreint. On a beaucoup de peine à élargir l’action à d’autres champs et à mobiliser de plus importants soutiens. Le dispositif Habitat et humanisme reste trop peu connu et on n’a pas les moyens de lancer de grandes campagnes de communication. Tout l’argent recueilli doit être investi dans la pierre pour pouvoir être redonné le moment venu avec un intérêt aux épargnants. On ne communique en fait que sur nos opérations réalisées et à chaque fois qu’on peut les mettre en valeur, nous convainquons. Cette volonté de nous ouvrir à d’autres acteurs et partenaires a justifié la création de notre fondation en 2009, hébergée par la Fondation de France.
Il existe aujourd’hui 56 associations Habitat et humanisme en France et une en Belgique, réunies dans une Fédération. Outre l’agglomération lyonnaise l’activité est assez bien développée à Paris et en Ile de France parce que les problèmes y sont majeurs. Il est d’ailleurs plus facile de s’implanter dans les grandes villes que dans les villes moyennes. Pourquoi ? Il y a une grande peur actuellement dans les classes moyennes qui est celle de sombrer socialement, de régresser. Cela crée une telle inquiétude qu’on veut se mettre à distance de situations qui pourraient menacer, comme une sorte d’écran qu’on tendrait pour se prémunir du déclassement qui commencerait avec la proximité. Cette peur de l’avenir dessert ceux là mêmes qui sont et/ou s’estiment fragilisés et qui sont parfois vraiment dans des situations difficiles. Paradoxalement, on a moins de peine dans des quartiers très aisés où même si on n’est pas demandeur d’implantation de populations fragiles, on se sent plus protégé. Mais bien sûr la démarche n’est pas facile. Ainsi sur une opération réalisée près du parc de la Tête d’Or à Lyon [un des périmètres les plus riches et prestigieux de toute l’agglomération, NDLR], il y a eu des recours contre notre action qui a engendré un recours de notre part pour discrimination. Nous avons fini par y arriver, par construire et vendre des logements aux prix du marché, pour solvabiliser l’opération, et insérer dans l’opération des familles jusque-là à la rue.
Tous Urbains : A ce sujet, sentez-vous monter une sorte de sentiment de défiance par rapport aux personnes en situation de pauvreté, la situation actuelle déstabilisant un grand nombre de personnes, ce qui explique que de plus en plus de gens doivent se soucier de leur propre avenir et de celui de leur famille avant de se sentir solidaire des plus démunis ?
Bernard Devert : Sans doute. Mais beaucoup de mes interlocuteurs disent aussi que ce n’est pas maintenant, alors que cela devient plus difficile, qu’il faut lâcher. Revenons sur cette opération lyonnaise du 6e arrondissement, près du Parc de la Tête d’Or. Certains résidents ont effectivement quitté le quartier car ils ont eu peur face à l’arrivée de ces populations. Toutefois, avec le recul, on se rend compte que le positif l’a emporté : on a pu régler des situations de précarité très difficiles et dans le même temps, nombre de ceux qu’on appelle « les bourgeois » de ce quartier ont été fiers d’être en capacité d’accueillir. Même perception dans une opération réalisée avenue de Breteuil dans le 7e, à Paris, où des riverains de notre opération ont même exprimé l’idée d’aller plus loin que ce que nous avions prévu et se sont dits ravis qu’enfin il y ait une certaine mixité dans ce quartier.
Tous Urbains : Vous n’avez donc pas de difficultés de collecte mais plutôt une difficulté culturelle accrue à valider certaines opérations dans des espaces intermédiaires où vous pouvez avoir de nombreuses disponibilités foncières?
Bernard Devert : On est dans une crispation d’une société qu’on peut illustrer par un projet initié à Caluire (une commune en périphérie de Lyon, NDLR), contesté par les riverains. La mairie a décidé de réviser le Plan local d’Urbanisme (PLU) pour proposer sur le terrain sur lequel nous voulions faire une opération, la création d’une aire de jeux dans un quartier où il y a beaucoup de maisons avec jardin, voire piscines et donc pas de besoin véritable d’aire de jeux. Il s’agit bien là d’une tactique procédurale pour empêcher un projet pouvant mécontenter des classes moyennes supérieures. Alors que nous proposons une résidence d’accueil de personnes âgées dépendantes et d’accueil de jeunes qui viendront prendre soin de ces personnes, les riverains refusent les « nuisances » et évoquent la possible perte de valeur de leurs biens et ils sont soutenus par la municipalité.
Tous Urbains : Est-ce un cas représentatif des difficultés rencontrées?
Bernard Devert : Tous nos permis de construire font systématiquement l’objet de recours. Le blocage est certes politique, mais le gouvernement actuel essaie de combattre ces recours. Les résistances sont toutefois grandes. Je pense à une opération à Montpellier, sur un beau terrain d’un quartier résidentiel, où l’on veut construire un EHPAD, des logements trans-générationnels et des logements sociaux en accession. Avant même que le projet soit déposé, on est dans de grandes difficultés et les acteurs politiques, à la veille d’échéances électorales, hésitent à agir. On est souvent dans le recours abusif et la protection de l’entre soi.
Tous Urbains : Une des caractéristiques majeures d’Habitat et humanisme est non pas d’aider la réhabilitation de l’habitat populaire des grands ensemble mais plutôt d’implanter de la mixité sociale, générationnelle, fonctionnelle dans des espaces intermédiaires voire aisés?
Bernard Devert : Il y a effectivement de notre part un « entrisme », très volontariste pour que des populations fragilisées puissent entrer dans ces quartiers. Nous le faisons par le biais de nos constructions ou d’achats de logement, par celui de la mise en place de structure de services, mais aussi par celui de la gestion des logements que l’on nous donne, car nous recevons ce type de dons.
Tous Urbains : Vous luttez contre ces effets de territorialisation de la question sociale par un pari qui est celui de la diversification du substrat social. Comment procédez-vous, concrètement ?
Bernard Devert: On commence d’abord par trouver un espace disponible. Si c’est uniquement pour faire du logement social classique, on n’a pas besoin de nous. Si nous avons une certaine utilité sociale, c’est pour faire en sorte que cet acte de construction change le regard, que ce logement social ne veuille pas simplement dire accueil des seuls « cas sociaux ». A telle enseigne, que certaines opérations réalisées par Habitat et humanisme accueillent dans leurs logements à la fois des médecins, des architectes, des cadres et des personnes en grande difficulté.
Tous Urbains : Vous ne vous définissez pas comme un opérateur du logement social, stricto sensu ?
Bernard Devert : Non, mais comme des acteurs souhaitant participer à une politique sociale du logement qui soit une politique urbaine globale. Donc on repère du foncier, on travaille avec les collectivités locales, des opérateurs privés. Ainsi, pour notre opération au sein su nouveau quartier Confluence à Lyon [espace emblématique du développement urbanistique actuel de l’agglomération lyonnaise NDLR], nous sommes allés rencontrer le maire de Lyon et d’autres acteurs de l’immobilier pour demander comment nous pouvions participer à l’opération. Il y a forcément des aspects politiques dans ces choix et on voit bien que les élus se questionnent par rapport aussi à leur électorat.
Ainsi, on part du foncier disponible et accessible et à partir de là on se pose la question des besoins et on se concerte avec tous les intervenants. Actuellement, nous portons beaucoup d’attention aux familles monoparentales, femmes seules avec enfants ayant des revenus très faibles. Nous nous fondons sur les besoins recensés, pas seulement au niveau macro mais aussi de cas que nous, ou des structures proches, repérons.
Tous Urbains : Vous sortez beaucoup de familles de l’errance, en vous appuyant sur les réseaux d’association existants ?
Bernard Devert : Oui et nous sommes nous aussi directement confrontés aux gens qui viennent nous voir, car ils savent que nous gérons des logements et des services. J’ai tous les jours des appels de familles en grande difficulté et je souhaite que nous restions dans ce contact permanent avec les gens, c’est notre vocation. On a par exemple mis en place à Tassin-La-Demi-Lune, une commune de l’agglomération de Lyon, un dispositif d’accueil hivernal, dans un contexte difficile, compte tenu de l’inquiétude des riverains, dans une clinique désaffectée. On a fait une journée « portes ouvertes » avec les riverains et cette confrontation a permis à chacun de comprendre l’autre, de construire un lien, et a fait voir aux uns qu’il fallait sans doute se montrer moins dur et plus ouvert, et aux autres qu’ils n’étaient pas seuls. Et nous avons montré comment dépasser la seule volonté de protéger la richesse des biens individuels par le développement de la richesse des liens entre personnes pourtant très différentes…
Tous Urbains : Vos projets ne sont jamais des foyers d’accueil et vous vendez des appartements à des gens qui ne sont pas spécialement en grande difficulté ?
Bernard Devert : Oui, bien sûr. Et c’est d’ailleurs pour cela qu’on fait des opérations dans des quartiers où vivent traditionnellement des populations aisées. On ne veut pas que le logement soit un marqueur social. Notre société est rongée par ces marquages, qui enferment les gens. Je donnerai l’exemple de notre intervention sur l’ancien site des prisons de Lyon (situé en plein centre de l’agglomération, à proximité de la gare de Perrache et bénéficiaire d’une très importante opération de requalification, NDLR). Des promoteurs vont proposer des logements à 5000 euros le m2, en proximité du nouveau campus de l’université catholique, et la présence d’Habitat et humanisme qui va construire 120 logements n’a pas là posé de difficultés. Sur cette opération, nous allons réaliser en plus une trentaine de logements pour des personnes qui sortent de l’hôpital et ne peuvent bénéficier d’hospitalisation à domicile, parce qu’ils sont seuls ou sans domicile. En lien avec l’hôpital St Luc-St Joseph, situé de l’autre côté du Rhône, nous pourrons héberger ces personnes avec des logistiques spécifiques d’accueil, notamment centrée sur l’aspect du «prendre soin», avec l’aide des étudiants qui bénéficieront d’un des 120 logements construits.
Tous Urbains : Avez-vous un réseau d’architectes et de professionnels de la construction avec lesquels vous travaillez préférentiellement dans la mesure où vous avez des besoins spécifiques liés à la particularité de vos opérations?
Bernard Devert : Oui, depuis 30 ans nous avons consolidé un réseau de professionnels qui partagent nos convictions. Compte tenu de la philosophie qui est la nôtre, nos projets nécessitent des architectes qui pensent un peu différemment, qui trouvent des solutions à nos problèmes. Nous venons de concevoir et réaliser une opération d’habitat partagé qui a fait l’objet d’un vrai travail de recherche préalable avec des universitaires de l’Ecole Normale Supérieure de Lyon puis de rencontres avec les architectes pour proposer une opération qui renouvelle l’appréhension de l’espace en partage par les résidents. Ainsi, nous poursuivons aussi notre mission qui est de contribuer à la réflexion sur l’avenir des villes et à l’innovation sociale. Comment penser autrement l’acte de construire non seulement dans ses finalités fonctionnelles ou économiques mais aussi, en prenant en compte des nouvelles situations et évolutions de la société (lien intergénérationnel, familles recomposées, nouvelles pratiques, etc) ? Ceci nous fait progresser. Par exemple, au début, les logements que nous construisions étaient petits et « classiques », puis on a compris collectivement que pour organiser la mixité il fallait des surfaces un peu plus importantes et des logements différents.
Tous Urbains : Habitat et humanisme n’est pas seulement un promoteur mais aussi gestionnaire d’un parc immobilier ?
Bernard Devert : Oui, nous assurons un travail fin et individualisé par le biais de la Régie nouvelle Habitat et humanisme, agence immobilière à vocation sociale. En effet, il ne suffit pas de trouver le logement pour réussir. C’est une première étape qui permet de rebondir mais il faut suivre les personnes accueillies dans leur parcours.
Nous avons donc une politique de présence importante, nous tentons vraiment de proposer un accompagnement de proximité qui est nécessaire aussi pour la création du lien social et éviter les tensions dans les immeubles ou les quartiers où nous travaillons. Mais la tâche est énorme et je trouve d’ailleurs qu’une de nos limites reste celle de l’accompagnement des populations logées.
Tous Urbains : Dans un autre registre, Que pensez vous du choc de simplification annoncé par le gouvernement, au regard du maquis qu’est devenu le code de l’urbanisme ?
Bernard Devert : C’est un fait, mais paradoxalement ce n’est pas notre entrave principale. Pour nous le plus pénible ce sont les recours, qui bien sûr s’appuient sur la complexité du code et de la jurisprudence. Nous souhaitons une simplification des procédures de droits à construire mais avec une réglementation cohérente notamment sur le prix du foncier. Les rentes foncières participent à l’étalement des villes et sur cette question, il faut absolument qu’il y ait une grande réflexion et des arbitrages des pouvoirs publics en faveur de la mixité et de la densité.
Tous Urbains : Mais n’êtes vous pas confronté en tant que promoteur aux difficultés liées à l’inflation normative, souvent dénoncée?
Bernard Devert : Sur le problème des normes, il faut être attentif. Par exemple, il importe que les logements permettent une meilleure maîtrise de l’énergie, car si le loyer est en grande partie pris en charge pour les populations les plus fragiles, les charges ne le sont pas. Beaucoup de logements sont vacants mais ils sont inaccessibles au logement social compte tenu des charges liées à l’énergie. En revanche d’autre types de normes (notamment le parking) pourraient être simplifiées.
Tous Urbains : Que manque-t-il pour que des expériences comme la vôtre essaiment, un peu partout ?
Bernard Devert : La loi va aller dans notre sens, je le crois, en permettant une meilleure densification des espaces urbains. A partir du PLU existant, on va permettre une augmentation des droits à construire et cette augmentation se fera avec une charge foncière permettant l’éligibilité à l’aide sociale, aux financements sociaux. Ce qui ne fait pas de tort aux propriétaires. L’augmentation de 25 % des droits à construire pourrait permettre de construire des logements assurant cette mixité sociale. La densification, à mon sens, doit être le bras séculier de la production de la mixité.
Mais surtout, il faut briser les peurs ! La grande urgence est le changement du regard. Celui qui apparaît différent a bel et bien sa place parmi nous. L’enjeu est considérable : notre culture va-t-elle s’ouvrir à la différence ou bien est-ce que la grande crispation que l’on peut ressentir à ce sujet va-t-elle s’accroître ?
Il me semble qu’il faudrait arriver à communiquer, à organiser des rencontres, des débats réunissant beaucoup de monde sur des thèmes d’intérêt majeur. Je dis souvent : essayons de rêver l’impossible pour réaliser tout le possible.
Et du coup, on compte sur l’exemplarité des opérations que nous menons pour emporter la conviction. C’est la symbolique de l’opération dont j’ai déjà parlé, réalisée sur le site des anciennes prisons dont le nom est : «La vie grande ouverte». Brisons les enfermements, physiques et symboliques, car ce sont souvent des barreaux invisibles qui empêchent d’avancer et ce sont ceux là qu’il faut desceller.
Références
Pour accéder à la version PDF du numéro 2 de la revue Tous Urbains
En savoir plus
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Lien vers le site de la Fondation de France
L’aménagement du quartier de la Confluence à Lyon
Le site de la ville de Tassin-La-Demi-Lune
Zoom sur le quartier Perrache à Lyon