Justice spatiale
2017
Nous avons souvent mis en exergue le caractère vain du pseudo concept d’égalité territoriale. Cette mythologie spatiale française très puissante réalise le double exploit d’être orthogonale à la réalité constatée de l’évolution de tous les espaces de toutes les sociétés et de ne pas permettre de réellement aborder de front la question fondamentale de la justice spatiale — pourtant une des plus importantes que l’on puisse concevoir.
Depuis toujours, l’installation de leurs habitats par les humains en société doit être considéré comme un processus continu de différenciation spatiale. C’est-à-dire comme une machine à construire et à consolider des différences entre les points, les aires et les lignes qui trament l’espace social. Le rêve de l’égalité est… un rêve, justement, une utopie, peut-être, mais ne correspond à aucune, ou presque, observation précise et de longue durée d’une situation territoriale quelconque. Cette différentiation est à la fois inter et intraspatiale et fonctionne à toutes les échelles, en même temps. Interspatiale, au sens où les entités spatiales distinctes (des pays, des agglomérations, des lieux, des maisons) tendent sans cesse à se spécifier les unes par rapport aux autres ; intraspatiale, au sens où à l’intérieur d’une même entité la différentiation discrimine en permanence des sous-ensembles particuliers — comme on le constate aisément dans toute organisation urbaine. Enfin, tous les niveaux scalaires sont concernés dans la mesure où le logis se différencie tout comme le monde ou les villes.
Ce processus continu et universel ne supprime pas l’appartenance des réalités spatiales à des genres communs (la campagne, la périphérie urbaine, le centre…) mais conduit à installer des spécificités repérables et souvent recherchées par les acteurs sociaux qui font de ces différences leur miel et le support de leurs spatialités. Ainsi, en matière d’urbanisation, il est évident que celle-ci instaure par définition des scansions, à tous les niveaux : par exemple, celle de chaque centre, qui s’impose comme un espace de plus forte concentration et diversité relatives que les espaces périphériques ou ruraux qui le jouxtent.
Par ailleurs, il importe de préciser le point suivant. Il est flagrant que l’urbanisation mondialisée se manifeste par une réelle standardisation des formes architecturales et spatiales, des matériaux mis en œuvre pour réaliser ces formes, des configurations, à toutes les échelles, imposées pour composer les espaces urbains contemporains. Toutefois, à approcher les choses par le détail, si le répertoire est (relativement) restreint, sa combinatoire locale est quasi illimitée et aucun espace ne ressemble vraiment à un autre. Si l’on considère prioritairement la spatialité d’une personne et son environnement spatial, alors tout est toujours singulier, propre à lui-même, pour un acteur engagé dans une action.
De ce fait même, l’espace est à la fois lisse et générique, considéré dans ses grands principes d’organisation et de plus en plus ponctué, scandé, différencié, clivé, strié, découpé, lorsqu’on l’observe plus attentivement tel qu’il est installé par et pour les pratiques des individus et des groupes. C’est pourquoi on peut dire que l’urbanisation est en même temps homogénéisatrice (mais pas égalisatrice) — elle crée la trame standard de l’espace du Monde — et différentiante — elle distingue les lieux urbanisés de ceux qui ne le sont pas et elle suscite les diffractions intra-urbaines. Ainsi, toutes les organisations urbaines du monde tendent à se ressembler, toutes affirment leur spécificités (qui est fonction du contexte sociétal qui voit et autorise le développement urbain local) et toutes connaissent des différenciations internes en nombre infini en raison des cultures spatiales particulières qui s’y épanouissent et les configurent.
La différenciation, apparait donc comme un principe de base, tout autant vertueux que problématique, dont le caractère complexe doit être restitué. Bien entendu, elle crée des tensions, mais en même temps elle garantit la variété des espaces et des sociétés, elle constitue une source de créativité — et il existe même une véritable aspiration des individus à la différence spatiale. C’est de ce constat et non de la mythologie de l’égalité qu’il importe de partir si l’on veut aborder la justice spatiale. Par ce concept, on cherche à définir les conditions d’une organisation optimale de l’espace d’une société qui assurerait que les individus et les groupes soient en position d’équité en matière de satisfaction de leurs besoins d’habitation. S’ouvre là un débat trapu : faut-il concevoir une justice spatiale de répartition homogène — la géographie d’un territoire quelconque doit alors être isonomique et la politique viser l’indifférenciation spatiale, la distribution équivalente partout des biens sociaux ? Ou plutôt une justice spatiale mobilitaire qui instaurerait l’équité indispensable entre des citoyens en leur garantissant une accessibilité comparable aux différents biens distribués inégalement au sein d’un espace différencié ? Il me semble que le second pan de l’alternative s’impose, pour des questions d’efficacité (le mythe égalitaire de l’aménagement du territoire français n’est pas plus soutenable financièrement que pertinent analytiquement) mais aussi de reconnaissance tout à la fois de la puissance de la différentiation et de la force culturelle du mouvement. En effet, une grande majorité d’individus aspirent à la mobilité, estime qu’elle est une condition de réalisation de l’existence et d’affirmation de la liberté. Elle peut et doit donc aussi être un des fondements d’une justice spatiale qui ne nie pas la variété des espaces humains mais en procède.
Références
Pour accéder à la version PDF du numéro 5 de la revue Tous Urbains
Une notion
4 analyses
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