L’équité foncière des différents instruments de la densification en question

Anastasia Touati, 2015

Cette fiche met en avant le fait que le type de politique de densification mis en œuvre a une influence importante sur le système d’action et sur les marges de manœuvre de chacun des acteurs en présence. Ainsi, selon la forme de la densification choisie (densification en diffus par division parcellaire, lotissement, densification par construction d’immeubles, etc.), les acteurs qui sont au centre du processus et en bénéficient ne sont pas les mêmes.

L’influence des instruments sur la forme du système d’acteurs de la densification

Le choix des instruments est déterminant dans la régulation de la densification. Les instruments choisis déterminent en effet le rôle joué par la puissance publique dans le processus effectif. A cet égard, deux catégories d’instruments apparaissent dans les politiques locales : des instruments réglementaires (et / ou financiers) incitatifs ou interventionnistes.

En dépit des instruments de type incitatif (ouverture des droits à construire dans le PLU par exemple), la densification n’est pas pour autant directement provoquée par la puissance publique. En revanche, cette dernière y met en place des outils réglementaires d’incitation à la densification, à destination de publics différents en fonction de l’ouverture des vannes réglementaires. La constructibilité peut ainsi être augmentée de manière modérée (par le maintien de règles caractéristiques d’un tissu pavillonnaire comme une hauteur faible par exemple) ce qui favorise plutôt les acteurs impliqués dans la construction de maisons individuelles. Dans d’autres cas, l’augmentation des hauteurs et les allègements importants en matière de constructibilité favorise plutôt de grands acteurs de la construction. Le même type d’instruments (ici des instruments règlementaires incitatifs) peut alors provoquer des transformations urbaines très différentes.

Dans cette configuration, si la puissance publique est le moteur dans la genèse de la politique, ce sont les acteurs privés qui sont au centre du processus effectif de densification, car la densification reste à leur initiative. Elle est juste encadrée par les règlements d’urbanisme qui ont été libéralisés et dont la puissance publique locale est garante. Ces instruments incitatifs peuvent alors paraître favoriser « un déclin de la régulation politique exercée » (Lascoumes et Le Galès 2005 : 366). On peut aussi les voir comme participant à la « transformation ‘en douceur’ de l’Etat sous l’influence des idées néolibérales » (Pinson 2005 : 225). La construction y est laissée à l’initiative privée.

Dans le cas de la densification douce par division parcellaire, elle est à l’initiative du propriétaire, même si la construction de logements dans la commune ne repose pas uniquement sur ce dispositif. Dans le cas des politiques d’appartements accessoires, la création de logements dépend également exclusivement de l’initiative d’acteurs privés. Enfin, dans le cas d’incitations réglementaires plus fortes (notamment par une augmentation importante des hauteurs réglementaires), si la municipalité a adopté une politique volontariste de densification, c’est bien, encore une fois, sur le secteur privé que repose le processus effectif de densification. Dès lors, on peut dire que les instruments règlementaires d’incitation à la densification reposent sur une conception plutôt libérale de la construction de logements.

A contrario, les instruments de type interventionniste tels que la procédure de ZAC en France, les instruments de maîtrise foncière (qui comprennent une large palette du droit de préemption urbain à l’expropriation en France) ou encore les instruments financiers (tels que l’appel aux institutions financières que sont les EPF en France), qui peuvent être utilisés dans le cadre de projets de densification d’envergure, peuvent être vus comme une réaffirmation du politique. En effet, ce sont des dispositifs d’intervention directe sur la production urbaine. A cet égard, Gilles Pinson considère que le projet est en lui-même un instrument « permettant d’affirmer clairement une volonté politique et de la pérenniser et ce, malgré les avatars de la mise en œuvre » (Pinson 2005b : 212). Le projet peut alors être vu comme un symbole de l’action politique, puisqu’il rend visible à la fois cette action, mais aussi l’acteur ou les acteurs qui en sont à l’origine.

Bénéficiaires et exclus des politiques locales de densification

Chaque politique mise en œuvre, sous-tend une distribution particulière, à court terme, des coûts et bénéfices engendrés par la densification. Nous entendons ici en discuter en évoquant les effets différenciés des instruments de régulation de la densification. Les destinataires des politiques locales de densification sont assez différents en fonction des cas. La variation des destinataires provient en partie de la forme de densification mise en œuvre mais aussi des instruments d’intervention de la puissance publique dans le processus. Cette réflexion sur les effets différenciés des politiques de densification s’inscrit dans un débat plus large sur les effets des politiques menées au nom du développement durable (Béal, Gauthier et Pinson 2011) qui peuvent concourir à une accentuation des processus de ségrégation sociale, de relégation spatiale ou de gentrification et qui, pour ces raisons, ne sont pas des politiques socialement neutres.

Dans cette perspective, on peut s’intéresser, en première approche, aux « gagnants » et aux « perdants » des arrangements produits par les politiques locales de densification, du point de vue de la redistribution des coûts comme des solidarités fiscales qui en assurent le financement ou émanant des plus-values engendrées par le processus d’urbanisation (Heynen, Kaika et Swyngedouw 2006). Plus précisément, on voit que les politiques mises en œuvre profitent à des groupes différents. Dans les politiques de densification douce par division parcellaire, ce sont majoritairement les propriétaires de maisons individuelles qui bénéficient de la politique mise en place. Ils sont en effet au centre d’un système qui leur permet d’obtenir un revenu, que ce soit par la vente d’un terrain, éventuellement d’une maison ou par la location d’un logement supplémentaire.

Parallèlement, certaines politiques de densification forte entrent dans une stratégie plus globale d’attractivité économique de la ville. Ces politiques contiennent le risque d’exclure indirectement les populations les plus modestes, que ce soit en contribuant à l’augmentation des prix immobiliers, donc à l’éviction des populations les plus pauvres ou plus directement en ne proposant pas en complément une solution de logement abordable dans la ville, même si ponctuellement les élus peuvent exiger la construction de logements abordables en échange de bonus de densité.

Enfin, considérons le cas des politiques plus interventionnistes, qui du point de vue des populations ciblées, peuvent se distinguer des autres modèles évoqués ci-dessus. Dans les politiques interventionnistes de densification, comme à Noisy-le-Grand par exemple, les projets de densification forte peuvent avoir pour dessein la construction de logements, d’équipements publics (écoles, crèches, maison pour tous, etc.) et de commerces et proposer des logements en accession à la propriété (dont des logements aidés) et des logements en location (dont des logements sociaux). En première approche, on peut ainsi observer que ce type de politique de densification forte s’adresse à un public plus large que dans les autres cas étudiés. De même, les équipements publics produits bénéficient à l’ensemble de la population. L’interventionnisme de la municipalité contribue ainsi à inclure, parmi les bénéficiaires de la politique, une plus large proportion de la population. En cela, nos travaux montrent que les politiques de densification, si elles peuvent marginaliser les populations les plus pauvres dans le cas de déplacements de ménages résidents (Dubois et Van Criekingen 2006), elles peuvent aussi être les garants d’une meilleure inclusion de ces populations, en fonction des instruments d’intervention.

Les mesures de densification sont susceptibles de produire des effets différents sur la forme urbaine mais aussi sur les populations résidentes, selon le type de densification préconisé et selon les instruments des politiques mis en place. La densification, qu’elle soit ou non encadrée par la puissance publique, peut avoir des effets inégaux en fonction des groupes sociaux, bénéfiques pour certains, néfastes pour d’autres, ce qu’il conviendrait d’étudier plus en détail. Et c’est aussi dans la redistribution des plus-values engendrées par la densification que ces questions de justice sociale se posent par rapport à la densification.

Une redistribution plus juste des plus-values dans un modèle interventionniste

Nous conclurons cette section par la question de la redistribution de la plus-value qui peut être engendrée par les processus de densification urbaine. La question du partage des plus-values issues des processus d’urbanisation a toujours fait l’objet d’une attention particulière, notamment en matière de justice sociale. Elle rejoint en outre les débats sur la rente foncière et sur son accaparement par le seul propriétaire ou son partage au niveau de la collectivité. Dans le domaine foncier et immobilier, on définit la plus-value comme étant la différence (positive) entre le prix de cession d’un bien foncier ou immobilier et son prix d’acquisition. L’accroissement de la valeur des sols ou des biens immobiliers peut avoir de multiples origines (Marx 1867; Renard 1975; Topalov 1977; Granelle et Vilmin 1993; Huriot 1994; Comby et Renard 1996; Renard 2003; Vilmin 2006). Les équipements publics et les infrastructures peuvent contribuer à cette augmentation, comme ils peuvent aussi contribuer à une moins value dans le cas, par exemple, de biens immobiliers situés à proximité immédiate d’infrastructures de transport. De même, le passage d’un zonage agricole à un zonage à urbaniser (lors de la modification des règles d’un document d’urbanisme) provoque une forte augmentation des valeurs foncières du secteur concerné. Dans les deux cas, c’est bien la puissance publique qui est à l’origine de cette création de valeur, par la décision politique qu’elle met en œuvre.

La plus-value d’un bien foncier ou immobilier correspond à la part de rente qu’un propriétaire peut retirer de la vente de son bien, une fois déduite la somme investie initialement dans ce bien. Cette somme engrangée par les propriétaires est alors généralement considérée comme un enrichissement sans cause. Autrement dit, le propriétaire perçoit une part de rente foncière dont il n’est absolument pas responsable, alors qu’en contrepartie, la puissance publique a souvent investi d’importantes sommes pour équiper le territoire et ainsi contribué à l’augmentation de valeur des biens du propriétaire. Dès lors, c’est un peu comme si la collectivité et donc l’ensemble de la population (ou plus précisément l’ensemble des contribuables) payait pour une partie infime de cette même population.

En réponse à cette difficulté, que l’on peut considérer à l’instar d’un grand nombre d’observateurs comme une injustice (Von Caemmerer 1966 ; Dang 1995), les pouvoirs publics ont imaginé toutes sortes de dispositifs permettant de « capter » les plus-values foncières et immobilières pour ensuite opérer une redistribution considérée comme plus équitable, notamment à travers le financement d’équipements (Alonso 1977 ; Comby et Renard 1996 ; Vilmin 2006 ; Raynart 2009). Les documents d’urbanisme, via le zonage et la réglementation, permettent de réguler le marché et de procéder à une allocation de la rente urbaine (Renard 1975). Les politiques foncières, via la taxation par exemple ou via la maîtrise foncière et l’aménagement public, peuvent permettre de récupérer une partie de la plus-value engendrée par l’urbanisation. C’est donc par les instruments réglementaires et financiers que la collectivité peut envisager de capter cette plus-value pour ensuite la redistribuer. Dès lors, de la même manière que le passage d’un secteur agricole en zonage à urbaniser augmente les valeurs foncières, l’augmentation de la constructibilité d’un terrain provoquée par les politiques de densification augmente la valeur de ce terrain, par l’allocation supplémentaire des droits à bâtir que cette politique suppose. Il existe donc bien, en théorie, une plus-value potentiellement récupérable dans les secteurs en voie de densification. Dans quelle mesure cette captation est-elle effectivement mise en place ?

Pour le cas spécifique de la densification douce, se pose sans aucun doute la question de l’équité foncière du dispositif. En effet, les plus-values engendrées par la vente d’un terrain à bâtir et/ou d’une maison individuelle dont la constructibilité a augmenté ou par la vente d’une maison individuelle équipée d’un appartement accessoire résultent (directement ou indirectement selon les cas cités) d’une modification du système juridique local des sols décidée par la puissance publique. En effet, comme l’explique Vincent Renard, les textes qui règlementent l’urbanisme ont une forte incidence économique. L’ « allocation des droits à bâtir » fixée par les règles du document d’urbanisme, telles que la constructibilité (équivalente au COS en France) ou la hauteur, « exerce à l’évidence une influence centrale sur le marché foncier, à la fois sur le niveau des prix et le sens des transactions » (Renard 1975 : 101). Du fait de la forte élasticité des prix du terrain par rapport à cette constructibilité, c’est à dire de l’influence considérable de cette dernière sur l’attractivité du terrain, on comprend combien le document d’urbanisme et ses plans de zonage aux règlements différenciés peuvent avoir des conséquences importantes sur la distribution des valeurs foncières sur le territoire municipal (Comby et Renard 1996).

Or, dans le système de la densification douce, les plus-values engendrées par l’augmentation de la rente sont essentiellement accaparées par les seuls propriétaires des maisons individuelles qui effectuent l’opération de densification, tandis que les propriétaires non concernés par ces changements réglementaires et les locataires ne profitent pas directement de l’augmentation des droits à construire décidée par la collectivité. Ce dispositif introduit donc une inégalité de traitement des différents habitants de la commune, en fonction de leur localisation (à l’intérieur ou à l’extérieur des zonages qui bénéficient du dispositif) mais aussi en fonction de leur statut (propriétaire ou locataire). Il n’y a donc pas, à proprement parler, de redistribution « juste » spécifiquement prévue pour la plus-value dans ce modèle. En revanche, la densification, par l’augmentation de la population qu’elle vise, permet d’engendrer des recettes fiscales supplémentaires grâce aux taxes locales.

Pour le cas de la densification forte, là encore, plusieurs modes d’action peuvent être distingués. Les stratégies municipales posent à la fois la question de l’équité dans la gestion des dynamiques de marché et celle du partage des plus-values (Gaffney 1992; Duranton et Thisse 1996). Dans un mode interventionniste, la collectivité a la possibilité de réaliser un contrôle des prix des terrains au moyen du droit de préemption, ce qui n’est pas possible dans un modèle de politique incitatif. L’utilisation ou non d’instruments de maîtrise foncière joue donc un rôle sur la maîtrise des dynamiques de marché par la puissance publique.

Dans le mode interventionniste, la maîtrise du foncier permet également d’envisager une redistribution des plus-values engendrées par l’augmentation des droits à construire provoquée par la mise en place d’une politique de densification. En effet, ces plus-values sont réparties entre le propriétaire initial et la puissance publique puisque, comme l’indique Thierry Vilmin, « lorsque le foncier est entièrement approprié par la collectivité ou son aménageur, le coût des équipements publics est incorporé dans le prix de revente des terrains équipés » (Vilmin 2006 : 168). Ainsi la puissance publique peut-elle faire usage de cette plus-value dans le financement d’équipements collectifs, ce qui permet d’introduire une distribution plus juste qui bénéficie à l’ensemble des habitants de la municipalité.

Dans le mode incitatif, cette captation des plus-values n’intervient pas de manière directe et certainement pas à la hauteur des bénéfices engendrés par l’augmentation importante des droits à construire dans le cas de politiques de densification forte. Mais les municipalités peuvent, ponctuellement, exiger le financement d’un équipement public ou la construction d’un logement social, en échange d’un assouplissement des règles (bonus de densité par exemple).

En définitive, on voit bien que le choix des instruments de la politique n’est pas anodin puisqu’il vient conditionner à la fois les formes urbaines produites, mais aussi l’opération coût/ bénéfice de la densification pour les différents acteurs impliqués dans le processus, ainsi que pour les personnes impactées par ce dernier. En outre, l’analyse des instruments fait ressortir de manière plus saillante la question de savoir à qui s’adressent en premier lieu les politiques de densification. Si l’argument environnemental est souvent brandi comme justification première, d’un point de vue économique et social on voit que ces politiques ne sont pas neutres.

Références

  • Alonso, W. 1977. Location and Land Use : Toward a General Theory of Land Rent, Cambridge/Mass.: Harvard Univ. Press.

  • Béal, V., Gauthier M., and Pinson G. 2011. Le développement durable changera-t-il la ville ? : le regard des sciences sociales. Saint-Étienne: Publications de l’Université de Saint-Étienne.

  • Comby, J., and Renard V. 1996. Les Politiques Foncières, coll. Que Sais-Je?, Presses Universitaires de France - PUF.

  • Dang, A-T. 1995. “Libéralisme et Justice Sociale: La Clause Lockéenne Des Droits de Propriété.”, In Revue Française D’économie, n°10 (10-4): 205–38.

  • Dubois, O., and Van Criekingen M. 2006. “La « Ville Durable » Contre Les Inégalités Sociales ? Compacité Urbaine et Gentrification À Bruxelles”, In Urbia, n°1: 9–18.

  • Duranton, G., and Thisse J-F. 1996. “La Politique Foncière Dans Une Économie Spatiale », In Revue Économique. n°2 (47): 227-261.

  • Gaffney, M. 1992. “Equity Premises and the Case for Taxing Rent.”, In The American Economic Review, n°82 (2): 274–79.

  • Granelle J-J., Vilmin T. 1993. L’articulation du foncier et de l’immobilier. Paris: ADEF.

  • Heynen, N., Kaika M., and Swyngedouw E. 2006. In the Nature of Cities : Urban Political Ecology and the Politics of Urban Metabolism. London, New York: Routledge.

  • Huriot, J-M. 1994. Von Thünen, économie et espace. Paris: Economica.

  • Lascoumes, P., and Le Galès P. 2005. Gouverner Par Les Instruments. Les Presses de Sciences Po.

  • Marx, K. 1867. Le Capital : Livre 1. Folio Essais. Gallimard.

  • Pinson, G. 2005. “Chapitre 5 : Le Projet Urbain Comme Instrument D’action Publique”, In Lascoumes P. et Le Gales P. et Gouverner Par Les Instruments, Presses de Science PO, Paris: Presses de Sciences Po: 199–233.

  • Raynart, C. 2009. “La Captation de La plus-value Foncière et Immobilière : Une Nouvelle Source de Financement Des Infrastructures de Transport Collectif ?”, In La Note de Veille Du Centre D’analyse Stratégique, n°129 (March): 10.

  • Renard, V. 2003. “Les Enjeux Urbains Des Prix Fonciers et Immobiliers.”, In Villes et Économie, Sous La Direction de Jean Claude Prager, Paris: La documentation française: 95–108.

  • Renard V. 1975. “L’allocation des sols urbains. Modèles et réalités.”, In Revue Économique, n°26 (1): 91–110.

  • Topalov C. 1977. “Surprofits et Rentes Foncières Dans La Ville Capitaliste”, In International Journal of Urban and Regional Research, n°1 (1-4): 425–46.

  • Vilmin, T. 2006. “Qui Finance L’aménagement Urbain, Le Contribuable Ou Le Bénéficiaire ?”, In Revue d’Économie Financière, n°86: 167–72.

  • Von Caemmerer, E. 1966. “Problèmes Fondamentaux de L’enrichissement sans Cause.”, In Revue Internationale de Droit Comparé, n°18 (3): 573–92.