Faire la ville (dense et mixte) « contre ses habitants » ?

Marie-Christine Jaillet, mars 2014

Monde pluriel

Cette fiche propose de s’interroger sur la fabrique de la ville, du point de vue de ses idéaux et de la réalité du terrain. Ainsi, le système de valeurs des politiques urbaines, fondé sur la mixité sociale et la lutte contre l’étalement urbain, est confronté aujourd’hui à une « hyper-individuation » des résidents et à une hétérogénéité des trajectoires résidentielles qui mettent à mal ces valeurs.

Depuis plus de 20 ans, les politiques urbaines sont organisées par deux mots d’ordre, exprimés conjointement et continument, censés répondre aux maux qui frappent les villes et participent à leur délitement : « lutter contre l’étalement urbain », « rechercher une plus grande mixité », sans que l’on ne décèle, en la matière, sur le terrain, de réelles avancées.

Sur le premier front, de la dénonciation du « mitage de l’espace » par la « rurbanisation » (rapport Mayoux, 1984) à la promotion de la « ville dense » (Loi SRU- solidarité et renouvellement urbains-, 2000), la périurbanisation n’a cessé d’être déconsidérée : trop consommatrice des ressources naturelles, bien pauvre sur le plan urbanistique et architecturale, peu compatible avec les exigences du développement durable, trop dispendieuse pour les ménages modestes, abandonnés à leur sort dans leur pavillon, dans des espaces de faible qualité, à distance des équipements collectifs et qui manifestent leur exaspération et mal-être par des votes bien peu républicains… Cette constante disqualification, qui confond sous la même appellation des réalités sociales fort différentes (il n’y a pas que les couches modestes ou les « petites » classes moyennes qui se périurbanisent, le fait également une partie des classes moyennes supérieures) n’a pas empêché la périurbanisation de se poursuivre, malgré la relance de la planification par les SDAU- Schema Directeur d’Aménagement et d’Urbanisme- puis les SCOT -Schéma de Cohérence Territoriale-. La ville continue à « s’étaler », « étalement » tout juste ralenti aujourd’hui par l’effet cumulatif de la désolvabilisation des candidats à l’accession à la propriété de leur logement, l’extrême prudence des banques à leur consentir des prêts et le renchérissement de l’immobilier.

Sur le second front, de la circulaire « Guichard » (1973) mettant fin au régime des ZUP et appelant à un plus grand brassage social, aux politiques de rénovation urbaine menées dans les quartiers de la géographie prioritaire pour y favoriser la diversité sociale, en passant par la volonté de rééquilibrer l’offre de logements sociaux à l’échelle des agglomérations urbaines, les efforts déployés au profit d’une plus grande mixité semblent n’avoir ni réduit les ségrégations ni fait reculer les logiques d’appariement électif et de « clubbisation » de l’espace, de manière significative.

Les faits sont têtus : le décalage est grand (probablement s’est-il accru au fil des ans) entre la ville telle qu’elle se fabrique, « diffuse » et « ségrégée », et des politiques urbaines fondées sur des principes et un système de valeurs peu opératoires. Le référentiel qu’il mobilise s’appuie sur un idéal type de la ville, valorisant la citadinité et la densité, qui est loin d’être adopté par de larges fractions de la société. Or, la « fabrique de la ville » ne résulte pas seulement de l’action des acteurs du marché ou de celle de la puissance publique. Celle-ci peine d’ailleurs à réduire les effets ségrégatifs du déploiement de la logique de marché, quand ses politiques ne les amplifient pas. Ainsi, de celles qui développent les transports en commun – métro, tram ou bus en site propre –ou une nouvelle offre d’équipements publics : à défaut d’une « municipalisation » des sols dans un pays qui a sacralisé la propriété privée, elles participent de fait à accroître le niveau de la rente foncière urbaine des territoires qu’elles contribuent à desservir ou qualifier.

La fabrique de la ville résulte aussi (tout autant) de l’agrégation des comportements résidentiels, dont les ressorts obéissent à d’autres principes que la mixité et la densité dans des sociétés d’individuation, d’insécurisation croissante et qui se cosmopolitisent : recherche de nouvelles formes de protection, aspiration à la tranquillité sociale, mise à distance de formes d’altérité culturelle jugées « menaçantes »… Autant dans les années 60, dans le contexte sociétal d’une société dite de masse, la puissance publique régalienne était en situation d’organiser le cadre de vie, autant dans une société d’hyper individuation, démocratique et résiliaire, sa capacité d’intervention bute sur celle des individus à déployer des stratégies résidentielles, au moins pour ceux qui disposent de ressources financières et sociales suffisantes. Il est bien difficile aujourd’hui de développer des politiques publiques qui cherchent à fabriquer la ville à partir d’un système de « valeurs » qui contraint les comportements sociaux ou, dit autrement, contre ses habitants. A nier la force de ces ressorts et leurs effets sur la ville, à leur opposer les supposés bienfaits de la ville « dense et mixte », les « faiseurs » de ville en sont réduits à un discours incantatoire administré sur un registre culpabilisateur ou moral. Dès lors comment faire ? Quelles pistes ouvrir vers un autre régime de production et de gestion de la ville…

Peut-être conviendrait-il d’abord que les politiques urbaines ne soient plus sourdes à ce qui génère ces comportements, et aux aspirations qui les sous tendent, qu’elles les prennent enfin au sérieux sans les condamner ou les juger. Alors, au lieu de disqualifier le périurbain et de s’évertuer à lutter contre, serait-il possible de le considérer comme une dimension constitutive de la ville contemporaine (« émergente » disaient certains il y a quelques années), en s’efforçant de l’urbaniser. Ce, d’autant que si, d’un côté les politiques urbaines cherchent à réduire « l’étalement », de l’autre l’État continue à l’alimenter en relançant méthodiquement depuis plus de 30 ans l’accession sociale à la propriété, laquelle, au regard de ce que sont les marchés urbains, ne peut qu’entretenir la périurbanisation. On pourrait espérer une plus grande cohérence de l’État dans la définition de ses politiques, trop souvent aveugles l’une à l’autre, et suggérer la promotion d’un autre modèle résidentiel plus adapté à des sociétés de mobilité, redonnant de la valeur sociale à la condition de locataire. Quant à la recherche d’une mixité improbable pour favoriser la cohésion sociale, d’autres que moi ont déjà dit que cela passait davantage par la remise en mouvement de l’ascenseur social pour les classes populaires que par la volonté de contraindre la cohabitation résidentielle. Il est illusoire de penser « réparer » la société, principalement en agissant sur la ville, quand d’une autre part l’école aggrave les inégalités sociales plus qu’elle ne les réduit. Cela suppose d’en finir avec une pensée démiurge qui croit fabriquer la société par la ville, pour retrouver une capacité d’action, certes plus modeste, mais réelle, et travailler à construite une urbanité accessible à tous.

Références

Pour accéder à la version PDF du numéro de la revue Tous Urbains, n°7

En savoir plus

Marie-Christine Jaillet, est directrice de recherche au CNRS, LISST (Université de Toulouse, CNRS, EHESS)