Tour d’horizon des espaces informels
Michel Lussault, enero 2014
Cette fiche fait l’état des lieux des types d’espaces informels, depuis les bidonvilles en périphéries des grandes villes à l’économie urbaine informelle, en passant par la diversité de l’implantation de ces espaces, souvent tolérés, voire « légalisés » par les autorités publiques. Et l’auteur de conclure : l’informel est partout.
La croissance urbaine mondiale, du fait même de sa puissance, s’est caractérisée dans les pays des « suds », tout particulièrement, mais pas seulement, loin de là, par l’expansion des espaces informels. C’est-à-dire des espaces mis en place par des opérateurs qui ne respectent pas intentionnellement les règles et, au premier chef, les règles foncières, de propriété et d’urbanisme, bref qui échappent à la régulation publique. L’importance prise par le phénomène traduit l’impuissance (plus ou moins volontaire, plus ou moins consentie) de pouvoirs institués à accompagner l’urbanisation et notamment à faire face aux besoins de logement et de services urbains de base d’une population sans cesse croissante et, pour une part non négligeable, en situation de dénuement. Toutefois, si les périmètres d’informalité, qui peuvent représenter l’écrasante majorité des espaces bâtis et accueillir jusqu’à plus des ¾ de la population d’un ensemble urbain, concentrent la pauvreté, il ne faut pas pour autant confondre l’un et l’autre. En effet, en bien des circonstances, une bonne part des groupes sociaux intermédiaires (voire supérieurs) trouvent dans les aires informelles, qu’au demeurant ils contribuent largement à édifier, à financer et à porter sur des marchés spécifiques, les lieux de résidence, de service, d’activité, de loisir qui leur conviennent — services, activités, loisirs également le plus souvent marqués par l’informalité. Il y a là une claire illustration de l’impact de la vacuité des structures publiques, qu’on peut rencontrer un peu partout, notamment en Afrique.
Mais même lorsque les autorités tentent, au moins en apparence, de mieux tenir les choses, en Asie ou en Amérique latine, la vigueur de la croissance démographique et l’ampleur des besoins explique que les quartiers informels se développent et prennent parfois, comme en Inde, des proportions étonnantes. Ainsi, le « bidonville » de Dharavi, qui juxtapose en vérité différents quartiers, à Mumbai — mégapole où l’on estime à au moins 7 millions la population hébergée dans des «Slums » — couvre plus de 220 hectares d’anciens marécages ; sans doute plus d’un million de personnes y résident. Enfin dans les pays développés, où l’on pourrait croire que rien n’échappe à la norme et au contrôle, l’économie urbaine informelle est florissante et les périmètres résidentiels de la même eau sont courants et prompts à se constituer, notamment pour accueillir les populations les plus démunies.
Les espaces informels ne sont pas seulement localisés en périphéries, déployés sur des terres occupées sans droit et détournées de la production agricole — même si ce type est fréquent. Ils gagnent aussi les bords de route, de voies ferrées, les dessous et les délaissés d’autoroutes, de voies rapides (comme on le constate aujourd’hui par exemple le long du boulevard périphérique de Lyon, où se sont implantés plusieurs bidonvilles de roms), de rivières, transformées en égouts à ciel ouvert, les alentours des aéroports, des ports, des gares, en vérité toutes les aires disponibles où peu s’en faut, jusqu’aux décharges, aux lisières d’entreprises polluantes… Et ce parce que des populations, des groupes, sont en quête de foncier disponible pour implanter leurs résidences de bric et de broc ou/et fréquemment des bâtiments plus standards.
En bien des circonstances, l’informalité est également avérée dans des secteurs plus anciennement urbanisés et là elle prend la forme de la prise de possession illégale de logements et, surtout, d’extensions greffées sur le bâti existant. Les toits, en particulier, sont très fréquemment (sur)occupés dans les quartiers centraux dégradés du sous continent Indien, d’Asie du Sud… A Phnom Penh, (où l’on estime que plus de 3000 logements illégaux nouveaux apparaissent chaque année), par exemple, les constructions informelles investissent les moindres surfaces libres sur le haut des immeubles des quartiers, paupérisés, issus de la colonisation. Au Caire, ce type d’invasion des toits est la règle dans les quartiers centraux « oukalisés »1 et permettrait de loger un million et demi de personnes.
Les périmètres informels sont souvent tolérés voire entérinés par les autorités, qui savent qu’ils permettent de résidentialiser une part importante des urbains — et pas seulement des néo-urbains. L’informel devient alors quasi inséré dans la régulation publique, comme un espace de fait, possédant une certaine utilité fonctionnelle et sociale. En effet, dans de nombreux secteurs les populations se stabilisent et investissent dans leur logement, et acquièrent de facto des quasi-droits d’occupation, voire de propriété, cessibles et/ou transmissibles. Alors, les bidonvilles « s’indurent », c’est-à-dire que les baraques y sont reconstruites en dur, croissent en hauteur, les branchements illégaux sur les réseaux d’électricité et d’eau s’officialisent, les résidents s’organisent et y structurent des services, y développent une économie qui peut être florissante, participer pleinement de la production urbaine et s’intégrer dans les circuits commerciaux mondialisés. On voit alors y apparaître des stratifications sociales encore plus complexes que dans les autres secteurs — au demeurant il ne faut jamais commettre l’erreur de considérer a priori que les périmètres informels sont socialement homogènes. A Dharavi, de très nombreux ateliers livrent une production importante, qui fut évaluée en 2007 à plus de 400 millions d’Euros. 80 % des résidents y exerceraient leur activité professionnelle. Une étude de l’ONG SPARC (Society for the Promotion of Area Resource Centres, fondée en 1984, à Mumbai et qui aujourd’hui intervient dans plus de 60 villes indiennes) estimait en 2007 que Dharavi comptait 4902 unités industrielles, dont 1036 dans le textile, 932 dans la poterie, 567 dans l’industrie du cuir, 722 dans le recyclage et la ferraille, 498 dans la broderie et 152 dans l’alimentation. On y dénombrait aussi 111 restaurants et plusieurs milliers de boutiques.
Du coup, on comprend que le foncier et l’immobilier de ces quartiers informels sont valorisés par des acteurs urbains. A Dharavi, comme ailleurs, beaucoup de familles doivent payer un « loyer » à des « propriétaires » — en fait des personnes qui contrôlent le droit d’installation sur un ou plusieurs « lots » et en font une rente très lucrative. C’est une situation courante. Comme est ordinaire le fait qu’il existe un marché de la vente de logement au sein des bidonvilles, marché informel donc mais qui lui aussi est marqué par la pression inflationniste issu de la tension entre l’offre et la demande, augmentée par les spéculations de différents opérateurs. Enfin, il ne faut pas oublier que les espaces informels ne sont pas sans ordre, ni sans régulation — celle-ci ne procédant pas non plus toujours, loin s’en faut, des mafias, des réseaux corrompus et des gangs, même si la férule de ceux-ci dans certaines circonstances est réelle, le cas des favélas brésiliennes ou des quartiers colombiens étant en la matière bien connu.
Les autorités « déguerpissent » très rarement les espaces informels et lorsqu’elles le font, il s’agit toujours d’une décision réalisée de manière très autoritaire, comme on l’a vu à Casablanca, par exemple, lorsqu’il a fallu faire place nette pour construire la grande mosquée, ou à Harare, au Zimbabwe, en 2005, où plusieurs dizaines de milliers de résidents furent chassés. Périodiquement, des violences ont lieu dans de très nombreuses aires urbaines, à l’occasion des tentatives de destructions complètes ou partielles de secteurs informels (comme à Alger, en mars 2011, alors que les autorités s’étaient mises en tête de raser quelques centaines de logements illégaux greffés sur le quartier populaire « climat de France »). Il s’agit là de phénomènes différents de ceux qui naissent des tentatives de pouvoirs publics d’extirper de quartiers informels les bandes mafieuses, comme on le voit au Brésil, mais qui ne s’accompagne pas de volonté de déloger les populations.
L’urbanisation installe sans aucun doute les conditions pour que les fonctionnements informels prospèrent, auxquels d’ailleurs les individus contribuent volontairement plus souvent qu’à leur tour, plus ou moins à leur corps défendant, quand ils n’y aspirent pas tout à fait. Si la pauvreté est un vecteur important, la corruption et la multiplication des épreuves qu’elle impose à toute personne voulant accéder à un bien et un service, fussent-il élémentaires ne l’est pas moins. Dans les pays aux régulations publiques plus solides, la prolifération des normes et de leurs instances d’application et de vérification, qui rend sans cesse plus difficile l’effectuation de pratiques et d’actions parfois élémentaires pèse considérablement.
Le choix de l’informel est souvent présenté comme résultant de la nécessité de survivre en milieu urbain. Si la chose est avérée, il n’est pas exact de ne retenir que cet aspect de la question. L’informalité résulte souvent aussi d’un arbitrage rationnel d’acteurs qui pourraient faire tout autrement : par une décision délibérée on privilégie l’informel pour les atouts et avantages qu’il procure, même si ce choix peut conduire à des pratiques illégales assumées sciemment — le cas du téléchargement illégal des données sur internet étant caractéristique, mais aussi celui de la fraude fiscale et la liste serait longue à dresser en la matière. L’informalité peut même devenir un mode de vie revendiqué, et structurer une pensée politique, ce que l’émergence et le succès des partis pirates, depuis 2006 et l’apparition du premier de ces mouvements, en Suède, manifeste, à mon sens.
L’informel est donc partout, il éclate au grand jour : il constitue même le régime normal de bien des fonctionnements urbains — notamment en matière économique et résidentielle. Il concerne toutes les activités de production de biens, de services (y compris les plus sophistiqués), jusqu’à contribuer à plus de la moitié de la valeur ajoutée dans bien des aires urbaines des pays émergents ou en développement. Dans la plupart des contrées développées l’informalité tend à être plus combattue, en apparence ; elle s’avère mieux dissimulée et les régulations publiques sont volontairement aveugles aux réalités composites qu’elle recouvre. Cette omniprésence nous paraît constituer une des signatures de l’urbanisation contemporaine…
1 L’oukalisation est devenu un néologisme, d’origine égyptienne, pour décrire la taudification et la densification des espaces de médina, qu’on constate partout en Afrique du Nord —
Para ir más allá
ONG SPARC, Inde