Le Caire
Philippe Panerai, Sawsan Noweir, septembre 2016
Cette fiche décrit le fonctionnement de l’urbanisation informelle du Caire, moteur de la production de logements nécessaires à la croissance de la ville. Ces nouveaux quartiers s’étendent, d’un côté, sur les terres agricoles de la vallée du Nil, et, de l’autre, sur le désert, tandis qu’une densification informelle des habitations s’organise au cœur de la ville.
La construction informelle continue d’être au Caire le moteur essentiel de la production de logements. Informel, de l’anglais informal, qui signifie ici en dehors des règlements et des prévisions officielles, ne désigne pas un bricolage d’urgence fait de matériaux précaires ou de récupération comme dans les bidonvilles, gourbivilles ou premiers états des favelas, mais des constructions en dur atteignant d’emblée une bonne densité et s’appliquant à de vastes territoires. Les Égyptiens utilisent différents mots comme hâmichi (marginal) ou ghayr rasmi (non officiel) tandis que le Gopp (General Organization for Physical Planning), organisme en charge de la planification urbaine, emploie plutôt le terme de al manatiq al ghyer mukattata (zones non planifiées).
À partir des années 1990, le terme le plus répandu est ashwaiyyat (hasardeux, sauvage) ; généralement employé d’une manière dévalorisante, il sous-entend que ces quartiers sont une « menace pour la ville ». Pourtant, l’informel représente environ 80 % de la production annuelle de logements et le pays compte environ 1 200 zones informelles habitées par 40 % de la population et occupant 50 % de l’espace bâti en Égypte. Le Grand Caire compte 172 zones étendues sur 137 km² (environ 48 % de la superficie de l’agglomération) et habitées par 12 millions de personnes, soit près des deux tiers de la population (estimation Capmas 2011). De 1950 à 2000, l’espace occupé par des quartiers informels aurait été multiplié par vingt.
Les vagues successives de l’informel cairote suivent les grandes étapes de la vie politique et économique de l’Égypte. Mais la géographie du site, dont les caractéristiques contrastées s’imposent, permet de distinguer deux grandes familles qui se différencient aussi bien par les modes d’implantation que par la stratégie utilisée pour urbaniser les terrains en principe inconstructibles : les terres agricoles sensiblement inscrites dans le lit majeur de la vallée du Nil, au nord, à l’est et au sud de la ville, qui représentent plus de 85 % de la production, et les collines désertiques du Moqqatam à l’est pour moins de 15 %.
Une première vague accompagne les grands projets nassériens de modernisation du pays. Le schéma directeur de 1956 qui crée les premières villes nouvelles et les voies rapides qui les desservent fait sortir Le Caire de son site. Parallèlement, l’industrialisation suscite la construction de vastes ensembles de logements sociaux au sud pour la sidérurgie et les cimenteries, au nord pour le textile et l’alimentation. Mais les ouvriers, pour l’essentiel de petits paysans appauvris par la réforme agraire, montés à la capitale, ne trouvent pas tous un logement dans les HLM et le surplus s’installe où il peut, à proximité des usines ou des carrières.
En 1967, la guerre de Suez suscite une nouvelle vague de migration et les réfugiés du canal et du Sinaï s’installent plutôt à l’est sur la route de Suez au Caire.
Et les vagues se succèdent et se recouvrent, tantôt sur la terre agricole, tantôt sur le désert. L’ouverture économique des années 1980-1990 marque l’arrêt du logement social et la suppression des coopératives avec en conséquence une nouvelle poussée de l’informel. Les travailleurs qui reviennent du Golfe investissent dans l’informel agricole, à Embabah ou à Boulaq El-Dakrour. L’informel officiellement reconnu inquiète, le nouveau schéma directeur élaboré avec l’Iaurif prétend y mettre un terme en prévoyant sur le désert une dizaine de villes nouvelles et de new settlements censés diriger le dynamisme de l’informel sur des terrains lotis au moindre coût et desservis par une ring road vertueuse. Mais le siècle s’achève sans qu’une alternative réelle n’apparaisse. Certains new settlements sont remplacés par des gatted communities pour classes aisées, chacune autour d’un golf, avec écoles privées et universités étrangères. L’informel n’est plus seulement une affaire de logement, mais une manière de faire qui investit différents secteurs de l’économie, 40 % de la production de richesse selon certains. Enfin, si depuis 2011 les mouvements politiques ont davantage attiré l’attention sur le centre-ville et la place Tahir au détriment d’un intérêt pour l’informel et en l’absence de statistiques le concernant, une simple comparaison des cartes et des photos aériennes montre la persistance du processus tant dans la plaine agricole que dans les replis du désert.
Urbanisation sans urbaniste
L’urbanisation des terres agricoles qui a longtemps constitué la part prépondérante de la production de logements décrit un processus simple et logique : hormis la couronne des vieux villages agricoles montés sur de petits tertres pour échapper à la crue du Nil, la terre agricole est réputée inconstructible mais compte tenu du déficit chronique de logements à destination des classes moyennes et populaires, la construction est autorisée sur les terrains limitrophes de ceux déjà construits.
La construction alors se fait champ après champ, parcelle après parcelle dans un mouvement lent et continu de la périphérie de l’agglomération vers l’extérieur, chaque champ devenant constructible quand le voisin l’a été. La structure de la terre agricole soumise ici à la géométrie de l’irrigation devient directement le plan de la ville. Hérité d’une technique millénaire rationalisée au XIXe siècle et modifiée après la mise en service du Haut Barrage en 1971 et la suppression de la crue qui en est la conséquence, la terre agricole est régie par un système hiérarchisé de canaux le plus loin possible apportant l’eau du Nil captée en amont. Les canaux principaux, longés par des routes modernes souvent bordées d’arbres, sont conservés et deviennent les grandes avenues des nouveaux quartiers tout en continuant à alimenter les canaux de moindre importance qui distribuent directement l’eau vers les champs, eux-mêmes re-divisés en une succession de petits bassins d’environ 12 m² (3,5 × 3,5 mètres, soit la dimension de la nervure de la palme : la qasaba, utilisée depuis toujours pour mesurer la terre agricole) de manière à contrôler l’irrigation selon les cultures.
Ainsi desservie par des canaux hiérarchisés, divisée en champs (unité foncière 4 500 m² environ), qirat (unité de plantation, 170 m²) et qasaba (bassin d’irrigation, 12 m²), la terre agricole se transforme en terre à bâtir sans qu’il soit nécessaire de faire appel à quiconque. Le canal du champ devient une rue un peu étroite, le qirat, bâti à presque 100 % de l’emprise, un petit immeuble de deux logements par niveau sur 3,4 ou 5 étages, le quadrillage des qasaba dessine la structure porteuse poteaux/poutres en béton armé sur une trame carrée de 3,50 m qui accueille indifféremment une chambre, une salle, une cage d’escalier, un bloc cuisine, une salle d’eau… construite en hauteur et en béton, la distribution et les dimensions reprennent les mêmes éléments que ceux des villages traditionnels construits en terre et poutres de palmiers sur un étage maximum.
Enfin, le canal principal, quand il est devenu inutile, se transforme en grande voie inter-quartiers et les arbres qui le bordaient séparent aujourd’hui la voie principale des contre-allées. L’ensemble accueille les bus, les immeubles sont plus élevés et les rez-de-chaussée abritent des commerces.
La conquête de la pente
Sur le désert, l’informel procède différemment. Le foncier ici n’est pas morcelé et couvre d’immenses étendues appartenant traditionnellement à l’État, pour l’essentiel à l’armée qui y a installé çà et là quelques camps. À l’acquisition marchande de la parcelle agricole devenue constructible par l’avancée du front urbain s’opposent ici d’autres stratégies d’autant moins transparentes que la question du foncier n’y est toujours pas juridiquement réglée.
Pour l’essentiel, l’informel du désert est lié aux activités de production des matériaux de construction : pierre, gravier, sable dont les collines désertiques de l’Est et du Sud constituent le gisement.
Ainsi Manchiet Nasr commence vers la fin des années 1940 au pied de la colline du Moqqatam, le long de la voie ferrée qui dessert les carrières de pierre. Le quartier se densifie dans les années 1970 avec la construction de l’autostrade menant à l’aéroport tandis que la fin de l’exploitation des carrières entraîne la fermeture de la voie ferrée. Puis progressivement, il occupe les thalwegs entre les collines rendus accessibles par les routes de chantiers que tracent les camions qui vont chercher sable et gravier sur le plateau.
L’établissement d’une nouvelle implantation est ici un jeu qui mobilise trois catégories d’acteurs : les habitants, poussés par la nécessité, qui risquent une construction sur un terrain incertain, les entrepreneurs qui, forts de leur concession, acceptent l’occupation de terrains qu’ils ont contribué à rendre accessibles selon des conditions difficiles à saisir, l’État, présent notamment sous la forme de camps militaires ou dépôts de matériel, qui ferme les yeux.
L’ampleur du risque se lit sur le terrain selon une hiérarchie ascendante. En bas, les habitants les plus anciens – et les mieux desservis par les transports et services de la ville – sont assurés de n’être pas délogés. Nombreux et organisés, ils réclament régulièrement une régularisation de la propriété promise depuis Nasser mais jamais réalisée. En montant, les constructions plus récentes ont encore un aspect non fini où se mêlent un socle en maçonnerie de pierre permettant d’égaliser l’assise sur les terrains en pente puis dès le premier étage le système poteau/poutre en béton, remplissage en brique (parfois brique de sable) selon des techniques et des mesures semblables à celles de l’informel agricole et des villages traditionnels. La pointe de l’urbanisation, enfin, marque le lieu du risque maximum et d’une période assez longue de tentatives pour s’approprier un morceau de sol constructible.
À la différence de l’informel agricole qui procède par grands pans au fur et à mesure que les terrains deviennent constructibles, il s’agit ici d’initiatives de petits groupes qui avancent sur un point stratégique en implantant d’abord une mosquée, ce qui nécessite un approvisionnement en eau. Très vite, à côté, s’installent une boulangerie et un café, profitant de la présence de l’eau. Et les terrains autour de ce petit centre sont aussitôt occupés par des « lotissements » de parcelles sensiblement rectangulaires délimités sur le sol par des lignes de pierres locales renforcées aux angles. Une fois les limites parcellaires concrétisées, la construction se fait progressivement de l’extérieur vers l’intérieur puis en hauteur. La densité du bâti est en général assez faible, elle ne dépasse pas deux ou trois étages sur les terrains escarpés et peut atteindre cinq étages ou plus dans les vallées larges et les terrains plats.
La ville sur la ville
Si l’urbanisation informelle représente au Caire le moteur de l’extension, elle coexiste avec de multiples formes de construction informelle qui depuis longtemps façonnent, complètent et densifient les quartiers existants. Ces constructions, informelles en ce sens qu’elles ignorent souvent les règlements et se passent d’autorisations, sont selon leur ampleur un bricolage des habitants ou le travail de petits entrepreneurs, maçons, menuisiers-charpentiers et autres.
Transformations et extensions des villas et des maisons individuelles, constructions sur d’anciens jardins, surélévation et densification des immeubles de rapport sont des actions quasi permanentes dans les villes. Le Caire n’y échappe guère, tant le manque de logements pousse les habitants à construire dès qu’ils repèrent le moindre espace disponible. Ainsi dans le centre-ville « moderne », les immeubles des années 1880-1930 connaissent tous, au-dessus de la corniche et en retrait de la balustrade, une construction informelle à l’usage des gardiens et des domestiques qui reproduit des fragments de villages de Haute-Égypte avec leurs cours et souvent quelques animaux. Sur des tissus plus récents de maisons en rangées des années 1960 pour fonctionnaires ou officiers, la construction initiale se voit fréquemment transformée en un immeuble familial de quatre ou cinq niveaux constituant autant d’appartements.
Cette densification connaît son paroxysme dans les cités de HLM qui finissent dans certains cas à ressembler étonnamment aux quartiers informels.
On peut repérer plusieurs logiques à l’œuvre conjointement, dont l’évolution d’un quartier comme Ain es Sira permet de rendre compte. Le quartier qui rassemble près de deux mille logements appartient au grand programme lancé par l’État en 1956. Situé au sud de la citadelle, il devait marquer face au désert et avant les quartiers anciens de Fuslat ou d’Helwan la fin du Caire proprement dit et loger les ouvriers des activités voisines : carrières et cimenteries notamment.
Directement inspiré des principes modernistes de l’époque, le grand ensemble est constitué de la répétition à l’identique des barres étroites de trois étages (R+3), deux logements assez petits (65 m² environ) par palier, avec un petit balcon-loggia sur la façade opposée de l’entrée.
Une première modification assez simple consiste à fermer la loggia qui est ainsi incorporée au séjour intérieur, quitte à tenter de retrouver dans un porte-à-faux audacieux une nouvelle loggia ou un balcon. Dans le même temps, la dalle de béton qui forme la toiture terrasse de l’immeuble est rendue accessible par le prolongement de l’escalier et devient le sol d’un nouveau niveau habité, généralement construit en brique, et qui supporte lui-même un niveau supplémentaire souvent construit en bois de récupération. Enfin les logements du rez-de-chaussée commencent à s’étendre pour créer des pièces supplémentaires ou, le long des voies les plus fréquentées, ouvrir un commerce. Cet épaississement doté d’un toit terrasse en béton devient assez rapidement le sol de l’extension du logement du premier étage à condition qu’une entente existe pour dimensionner dès l’origine fondations et armatures en fonction de cette nouvelle charge. Le processus peut se répéter d’étage en étage ; l’ouvrage, collectif, nécessite alors préalablement une concertation et une participation financière des habitants concernés. Une fois la structure poteaux/poutres montée, chaque habitant peut terminer le remplissage et la finition selon son goût et ses moyens. L’excroissance peut atteindre une épaisseur de six à huit mètres redoublant ainsi l’épaisseur de la barre et doublant la superficie des logements. Elle redimensionne l’espace entre les barres au gabarit d’une rue un peu large permettant notamment le stationnement des véhicules et, jouant sur la présence ou non de commerces, introduit une hiérarchie à l’intérieur d’un système de voies faiblement différenciées à l’origine.
Insupportable pour certains, rempli de leçons pour d’autres, l’informel cairote démontre d’abord la capacité des habitants à prendre en main la question de leur logement et leur compétence à ajuster au mieux leurs désirs à leurs moyens dans un processus en perpétuelle évolution, ce qui pourrait constituer le b.a.-ba d’un urbanisme soutenable.
Spectaculaire par son ampleur et sa rapidité, il peut être lu comme un condensé dans un temps bref de l’histoire habituelle des villes où l’on oublie trop facilement la part de l’initiative des habitants pour façonner leur espace et achever leur quartier, quitte à transgresser normes et règlements.
Références
Pour accéder à la version PDF du numéro de la revue Tous Urbains, n°15
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Informations sur Le Caire
Article sur la croissance de la population au Caire, sur Slate Afrique