Les favelas de Rio de Janeiro : informalité urbaine et droit à la ville

Rafael Soares Gonçalves, septembre 2016

Monde pluriel

Cette fiche met en avant les favelas comme des quartiers informels qu’il ne faut pas uniquement considérer comme des problèmes, mais aussi comme une excroissance urbaine sur laquelle il est important de se questionner. Une manière d’accéder au marché immobilier, d’accéder à la ville, une intégration à part entière dans la ville en tant que quartier malgré son informalité… sont autant de pistes à suivre.

Les favelas de Rio de Janeiro et plus largement les quartiers considérés comme informels sont relativement absents dans les productions historiques. Il y a déjà plusieurs décennies que se reproduit, comme le rappelle Brodwyn Fischer, une forme de présentisme par rapport aux favelas de Rio de Janeiro1. À certains égards, la question des « quartiers informels » au Brésil et dans le monde surgit toujours comme un problème nouveau, mais ayant perpétuellement la même allure. Cette forme de compréhension de ces espaces comme un problème à résoudre finit par brouiller la compréhension de cette réalité en influençant les politiques publiques à leur égard.

Comme le disait le célèbre écrivain Euclides da Cunha, les favelas sont des espèces de villes qui sont déjà nées vieilles2. Or, du point de vue de l’analyse, il semblerait plus juste – bien que moins poétique – de considérer que les « quartiers informels » sont ressentis comme une excroissance urbaine prétendument sans passé et par conséquent sans futur. Néanmoins, la formation des villes d’Amérique latine, tout particulièrement celles du Brésil, a été influencée justement par l’extraordinaire articulation entre leurs espaces formels et informels3. S’il ne s’agit pas d’ériger l’informalité urbaine au rang de solution urbanistique des villes, il ne convient pas non plus, au contraire, de la considérer comme le grand problème à combattre. Faire l’histoire des espaces informels permet de dénaturaliser les représentations négatives de ces espaces et de leurs habitants, pour saisir et analyser la fonction sociale qu’ils exercent au sein de la ville.

Espaces informels : antithèse de la ville ?

Il est courant de qualifier les favelas comme des espaces d’urbanisation spontanée, des zones consolidées sur les franges de la légalité, épicentres de la marginalité et espaces pathologiques. Malgré l’absence de plans d’urbanisme préalables structurant la formation des favelas cariocas, ces espaces n’échappent cependant pas au contrôle des autorités publiques. Le degré de tolérance et l’absence historique de contrôle par les pouvoirs publics sont souvent expliqués par des calculs politiques complexes et peuvent varier selon le contexte historique. On constate que l’informalité intègre pleinement les pratiques de planification urbaine. L’État lui-même opère de façon informelle, c’est-à-dire que l’informalité n’est pas un espace non réglementé, mais qu’il est plutôt structuré au moyen de diverses formes de régulations, certaines figurant hors des cadres et des règles de droit.

De même, les favelas de Rio ne peuvent pas être considérées comme des enclaves dans la ville. Il est important de saisir les favelas bien au-delà de la précarité apparente de leurs habitations et d’une partie de leurs habitants. La production de ces espaces est profondément liée à des dynamiques urbaines plus larges qui entremêlent les intérêts de différents acteurs urbains (habitants, élus, représentants religieux, militants politiques, propriétaires fonciers, promoteurs immobiliers, concessionnaires de services publics, groupes mafieux…). De fait, la prétendue précarité de ces espaces a historiquement été construite, et ne se caractérise évidemment pas comme un attribut naturel de ces lieux et de leurs habitants. L’émergence des premières favelas de Rio de Janeiro, phénomène observé au cours du XIXe siècle, ressemble en fait à la formation des faubourgs périphériques et populaires dans d’autres villes du monde : constitués principalement par l’autoconstruction, sur des terrains présentant une certaine précarité juridique et peu de valeur foncière. L’originalité de ce processus se manifeste cependant dans la forme de gouverner ces espaces au long des années. Au lieu de les éradiquer ou au contraire de les « intégrer », la politique urbaine envers ces espaces les a plutôt tolérés sans pour autant les reconnaître de fait4.

Les favelas sont depuis leur origine considérées comme des espaces illégaux condamnés à disparaître. Malgré quelques tentatives – largement médiatisées et structurantes dans l’opinion publique – de les éradiquer, notamment au cours des années 1960-1970, elles font toujours partie du paysage urbain de Rio de Janeiro. Bien que tolérées, elles n’ont jamais échappé au contrôle de l’État. Les rares éléments de formalisation normative dont elles ont fait l’objet visaient à écarter toute responsabilité de l’État envers elles, les condamnant à la précarité. Ainsi, un cadre théorique de rejet de cette forme d’urbanisation s’est progressivement construit au moyen de l’élaboration des instruments de sa précarisation juridique.

Le modèle de la ville progressivement imposé par l’urbanisme dominant, tout au long du XXe siècle, a aussi consolidé son antithèse. Les différentes définitions des favelas, qu’elles soient établies par les instances chargées du recensement ou par les tenants institutionnels des normes urbanistiques, se sont toujours basées sur l’absence d’attributs urbains associés à ces espaces. Cela a toujours justifié des politiques distinctes et spécifiques en direction des favelas : d’un côté, des politiques de tolérance précaire ou d’éviction, d’un autre côté, paradoxalement, des politiques qui figuraient parmi les plus progressistes, tournées vers la réhabilitation de ces espaces et qui ont vu le jour notamment à partir de la fin des années 1970. Le terme employé jusqu’à aujourd’hui au Brésil pour désigner la réhabilitation d’une favela est « urbanisation » (urbanização). Cela démontre implicitement l’idée que les favelas ne faisaient pas partie de la ville avant d’être atteintes par les travaux publics de réhabilitation, cela tout en sachant que dans plusieurs zones de la ville, les favelas se sont consolidées bien avant la formation des quartiers qui les entourent.

L’informalité urbaine comme moyen d’accéder à la ville

Les politiques de logement public ont souvent un caractère coercitif, exercent un solide contrôle sur leurs bénéficiaires et, dans de nombreux cas, renforcent la ségrégation spatiale. Dans ce contexte, pour les habitants des favelas, rester sur place a toujours été leur première exigence. Il est important de souligner ici que la mobilisation politique autour du droit à la ville dans les favelas de Rio passait nécessairement par l’effort de consolider la favela elle-même dans le tissu urbain, ce qui impliquait la revendication de l’installation d’équipements publics, de réseaux de services collectifs, ainsi que la resignification symbolique de ces espaces au sein de la polis.

Les formes de mobilisation politique des habitants de favelas de Rio de Janeiro cherchent surtout à permettre à ceux-ci de garder leur logement et ne semblent pas nécessairement tournées vers la titrisation et la formalisation de leurs quartiers. Si les modalités d’accès au logement informel entravent l’accès de ses habitants aux mêmes droits que ceux dont jouissent les autres citoyens, elle garantit paradoxalement et de manière précaire l’accès à la ville, ce qui serait extrêmement difficile via le marché immobilier, ou par la voie de la construction publique de logements. L’informalité serait, en quelque sorte, un arrangement politique complexe et prendrait indirectement la forme d’une planification urbaine.

Ces quartiers informels présentent des caractéristiques en termes de tissu urbain et social qui reflètent leur processus de formation. Cependant, leurs particularités ne sauraient conduire à une réflexion qui les sépare du reste de la ville. À Rio de Janeiro, les favelas sont profondément articulées, aussi bien en ce qui concerne leurs dimensions socio-économiques, qu’en ce qui concerne leurs dimensions politiques, à la dynamique urbaine qui les entoure. Leur précarité juridique n’est pas un aspect marginal, mais plutôt la clé analytique qui permet de comprendre leur fonctionnement. L’irrégularité de ces zones est précisément l’espace d’enchevêtrement des intérêts privés et collectifs. L’informalité n’est ainsi pas un secteur distinct, mais s’apparente à une série de transactions qui relient plusieurs économies et espaces les uns aux autres. Il ne faut donc pas comprendre l’informalité comme quelque chose d’extérieur au processus d’urbanisation5.

La propension, largement observée dans les champs politique et médiatique dominants, au présentisme dans le traitement de la ville informelle auquel nous avons fait allusion au début de cet article continue d’être extrêmement actuelle. Cette façon d’aborder la réalité tend à généraliser certaines affirmations et à décontextualiser le quotidien de ces favelas, dont une partie est historiquement marquée par des luttes et des résistances. Si une telle approche peut se manifester sous la forme de politiques évoquant l’éradication des favelas, elle peut paradoxalement, comme nous l’avons remarqué ci-dessus, être présente aussi dans les politiques de réhabilitation et de régularisation foncière de ces zones.

Le danger est que ces interventions continuent à considérer ces zones comme une étape d’un développement urbain linéaire et idéal. Il serait nécessaire de surmonter les caractéristiques propres aux favelas pour que ces espaces puissent atteindre le statut de n’importe quel quartier de la ville. Est-ce que tout en étant des favelas celles-ci peuvent être aussi considérées finalement comme des quartiers ? Quartiers et favelas sont-ils nécessairement des réalités et des concepts contradictoires ? Cette réflexion interpelle la nature actuelle des politiques urbaines et, d’une façon plus large, la définition même des favelas et de l’informalité urbaine. Une réflexion historique sur l’émergence et le développement de ces zones s’avère donc de plus en plus nécessaire : elle serait susceptible de constituer un outil permettant de construire des politiques innovantes, et d’enrichir la compréhension de la fonction sociale exercée par l’informalité dans le fonctionnement des villes.

1 FISCHER B. et al. (sous la dir. de), Cities from scratch: Poverty and Informality in Urban Latin America, Londres, Duke University Press, p. 50.

2 Cité par Henrique Dodsworth, ancien maire de la ville entre 1938 et 1945, qui a mené le premier projet d’éradication des favelas en construisant des « parcs prolétaires » (logements collectifs ouvriers) pour les remplacer. Jornal Correio da Manhã, 28 mars 1956, p. 2.

3 FISCHER B. et al. (sous la dir. de), Cities from Scratch, op. cit., p. 7.

4 SOARES GONCALVES R. 2010. Favelas de Rio de Janeiro. Histoire et droit. XIXe et XXe siècles, Paris, L’Harmattan.

5 ROY A. “Urban Informality. Towards an Epistemology of Planning”, In Journal of the American Planning Association, vol. 71, no 2, p. 147-158.

Références

Pour accéder à la version PDF du numéro de la revue Tous Urbains, n°15