L’informel comme principe
Michel Lussault, septiembre 2016
Cette fiche propose une définition de l’informel, notion qui va bien au-delà de ce qui est illégal, et qui peut s’apparenter à une auto-organisation consciente ou inconsciente de l’espace urbain.
L’un des caractères majeurs du monde urbanisé contemporain est l’informalité. En effet, l’urbanisation promeut toutes les conditions nécessaires à ce que l’informalité prospère : la pauvreté et l’exigence qui en résulte de trouver coûte que coûte de quoi subsister au sein d’une société de compétition inter-individuelle, où souvent les solidarités sociales anciennes tendent à s’atténuer, voire à disparaître ; la corruption et la multiplication des épreuves qu’elle impose à toute personne voulant accéder à un bien et à un service, fussent-ils de base ; la prolifération des normes et de leurs instances d’application et de vérification, qui rend sans cesse plus difficile l’effectuation de pratiques et d’actions parfois élémentaires (on songe, par exemple, aux contraintes qui pèsent de plus en plus sur le moindre chantier de bâtiment, dans un pays comme la France, en raison même de l’empilement de règles de plus en plus contraignantes, quand elles ne sont pas totalement contradictoires entre elles).
Les spécialistes des études urbaines ont ainsi dressé le mot « informel » en notion cruciale pour désigner un acte ou une réalité spatiale s’affranchissant d’un certain nombre de contraintes officielles. Le terme s’avère plus juste, car recouvrant une gamme de réalités plus vaste, que celui d’illégal. Stricto sensu, tout ce qui est illégal est informel, mais toute informalité n’est pas illégale, c’est-à-dire ne tombe pas nécessairement sous le coup de la loi civile ou pénale. Simplement, est informel ce qui échappe à une régulation publique explicite, ce qui ouvre considérablement le champ. Et nous évite de confondre l’informalité et la clandestinité. En réalité, dans de nombreuses situations, l’informel est omniprésent, éclate au grand jour : il constitue même le régime normal de bien des fonctionnements urbains – notamment en matière économique et résidentielle. Il concerne toutes les activités de production de biens, de services (y compris les plus sophistiqués), jusqu’à contribuer à plus de la moitié de la valeur ajoutée dans bien des aires urbaines des pays émergents ou en développement.
Dans la plupart des contrées développées, on rencontre aussi l’informalité même si elle tend à être plus combattue, en apparence, et si elle s’avère mieux dissimulée. Le choix de l’informel est souvent présenté comme résultant de la nécessité de survivre en milieu urbain. Si la chose est avérée, il n’est pas exact de ne retenir que cet aspect de la question. L’informalité résulte souvent aussi d’un arbitrage rationnel d’acteurs qui pourraient faire tout autrement : par une décision délibérée, on privilégie l’informel pour les atouts et avantages qu’il procure, même si ce choix peut conduire à des pratiques illégales assumées sciemment.
Cette puissance de l’informalité participe et procède en même temps du primat de l’auto-organisation de l’urbain. En effet, le système urbain est sans pilote. À quelque échelle qu’on le considère, tant son déploiement que ses fonctionnements paraissent plus spontanés que contrôlés et régulés, ce que démontre l’expansion des activités et des espaces informels. Il n’existe pas de méta-opérateurs qui guideraient l’ensemble de l’évolution urbaine du monde, planifieraient ses espaces, conduirait sa marchandisation. Nous sommes face à une machine spatiale complexe, qui échappe grandement à tous ceux qui contribuent à la construire et même (surtout !) aux opérateurs qui prétendent parfois la contrôler.
À bien observer la fabrication de l’espace urbain, on constate que les petites actions situées pullulent, les intentionnalités constructrices et aménagistes locales prolifèrent, portées par des acteurs politiques, économiques, associatifs. Et assumées également et même principalement par les individus-habitants, qui sont les premiers fabricants, au jour le jour, de l’espace urbain – via notamment toutes les actions d’autoconstruction. Bref, chaque individu est son propre aménageur-urbaniste, qui organise, par ses pratiques au quotidien, son habitat et contribue ainsi à la construction permanente de l’urbain. Cette capacité commune, liée au simple fait d’habiter, aucun humain n’en est dépourvu. Mais bien sûr selon la position sociale de chacun, selon les outils (cognitifs et pratiques) qu’il maîtrise, les moyens économiques dont il dispose, les fonctions qu’il exerce, les actions réalisées auront plus ou moins d’impact.
On doit prendre au sérieux cette fonction « aménagiste » inhérente à l’exercice par les individus de leur spatialité, même s’il faut à chaque occasion bien examiner les conditions de réalisation de l’acte spatial pour se donner les moyens de saisir leur influence. Parce qu’organiser l’espace est une aptitude largement partagée et peu contrôlable dans les faits, parce que les actions qui le fabriquent sont en nombre indéfini, d’une incroyable hétérogénéité de surcroît, et ne s’ajustant que par une sorte de bricolage permanent, puisqu’il n’y a pas de métaplan qui guide le tout – et que d’ailleurs s’il existait, il ne serait pas respecté ! – personne, quelle que soit sa puissance, ne peut prétendre maîtriser véritablement son cours et ses aspects.
L’espace urbain est donc, en ce sens, auto-organisé (multi-auto-organisé, plus exactement pour dénoter la multiplicité des intervenants), à toutes les échelles (locales, intermédiaires et globales). Cela ne signifie pas qu’il soit sans organisation et sans ordres, car il est aussi multi-régulé de manière partielle à toutes les échelles et via des actes qui en général ne convergent pas vraiment – ce qui participe de l’auto-organisation. On comprend bien l’embarras qui saisit quiconque entend contrôler l’urbanisation. Pourtant, toute nouvelle politique de l’urbain devrait se fonder sur le principe de cette informalité et de cette auto-organisation, qui participe du jeu des acteurs, et tenter d’en inférer de nouvelles manières de faire.
Referencias
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