Dispositifs participatifs : la participation contre la démocratie ?

Synthèse bibliographique

Sciences Po Paris, 2009

Cette note de lecture a été réalisée dans le cadre du Master Stratégies Territoriales et Urbaines (2009) de Sciences Po Paris, sous la direction de Gilles Pinson.

Il en est de la participation comme du développement durable : impossible de mettre en place une politique publique urbaine sans l’évoquer. Très utilisée par les acteurs politiques, la notion de démocratie participative est un mot-valise qui recoupe des réalités très différentes. Dans un souci de déconstruire cette notion floue, des travaux de recherche ont été menés sur les dispositifs participatifs - terme plus neutre que celui de démocratie participative - pour en délimiter les contours et en évaluer les impacts. C’est ce sujet d’étude récent que cette synthèse bibliographique se propose d’analyser.

Introduction

Pour la clarté de l’exercice, un tri a été fait dans la production foisonnante sur le sujet.

Le but de cette synthèse est donc d’analyser et de confronter les différentes approches qui structurent l’étude des dispositifs participatifs. Après avoir mis en lumière les facteurs de l’émergence de la démocratie participative, nous évoquerons les thèses concernant la place de ces dispositifs dans les processus de décision – notamment étudiées par la sociologie des politiques publiques. Dans un troisième temps, nous nous tournerons vers l’éthnographie et la sociologie des mouvements sociaux pour analyser les effets supposés de la participation sur les participants et leurs discussions.

Les facteurs de l’émergence de la démocratie participative

Les différents auteurs s’accordent sur le fait qu’on assiste aujourd’hui à l’émergence d’une démocratie participative de seconde génération, après le mouvement des luttes urbaines des années 70. Alors qu’en 1970, la participation était considérée comme un instrument de contestation porté par les associations, les dispositifs participatifs actuels s’apparentent plus à un instrument de légitimation des politiques publiques. Ils sont le fruit d’un mouvement top-down impulsé par les élus et dont les cadres sont contrôlés par eux. Jean-Pierre Gaudin parle ainsi de « démocratie concédée »3 par des représentants réticents à l’idée d’abandonner à la population, une partie de leur pouvoir. Loïc Blondiaux souligne le paradoxe : « les élus, pourtant commanditaires en nombre croissant de dispositifs participatifs, ne semblent pas se rallier avec sérénité à la perspective d’une augmentation effective des pouvoirs d’action des citoyens »4.

De plus, ce recours à la participation se fait sans une demande explicite des citoyens. Peu de mouvements sociaux ont pour objet principal d’exiger la mise en place de dispositifs participatifs. Au contraire, une enquête de John Hibbing montre que les citoyens américains ne souhaitent plus être impliqués dans les affaires gouvernementales : leur idéal reste un gouvernement à la fois éloigné et réactif.

L’apparition de la démocratie participative est en fait due à deux évolutions plus générales de la société : le passage à la gouvernance urbaine d’une part ; l’affaiblissement des structures intermédiaires d’autre part. Dans son article « Gouvernance et démocratie : quelles reconfigurations ? », Claudette Lafaye fait le lien entre la mise en place d’une gouvernance urbaine et la généralisation des dispositifs participatifs. Cet article fait suite à celui de Patrick Le Gales, « Du gouvernement des villes à la gouvernance urbaine », publié en 1995, où l’auteur souligne une évolution des processus de décision avec la formation de coalitions urbaines rassemblant des acteurs de secteurs différents. Tout comme la gouvernance, la démocratie participative peut être interprétée comme une réponse à l’émergence d’une société plus complexe, plus divisée et plus indocile. La concertation de la population devient la solution pour éviter l’impasse de sociétés urbaines ingouvernables.

La montée en puissance de la démocratie participative est aussi une conséquence de l’affaiblissement des intermédiaires entre les citoyens et leurs représentants. Partis politiques, syndicats, médias… tous ces médiateurs entre l’État et les citoyens font face à une perte de confiance. De plus, avec la fragmentation sociale de la société, le sentiment d’appartenance à un groupe homogène devient de moins en moins évident. Face à cela, la démocratie participative permet de créer une relation directe entre les citoyens et les institutions, plus adaptée aux attentes d’individus atomisés. Mais comment ces dispositifs viennent-ils s’intégrer dans les processus de décision existants ?

La place de la participation dans les processus de décision

Des chercheurs issus des sciences politiques ou de la sociologie des politiques publiques ont analysé l’impact que pouvaient avoir les dispositifs participatifs sur la conception des politiques publiques. Schématiquement, on peut séparer trois théories :

Dans son livre publié en 2007, Loïc Blondiaux se demande si le but de la démocratie participative n’est pas de « tout changer pour que rien ne change ». Le titre de son ouvrage Le Nouvel Esprit de la Démocratie fait explicitement référence au livre de Luc Boltanski et Eve Chiapello dans lequel les auteurs analysent comment le système capitaliste a intégré ses critiques pour pouvoir garantir sa survie. De la même façon, le système représentatif introduirait une dose de démocratie participative pour faire perdurer ce que Loïc Blondiaux appelle une « démocratie apprivoisée ». En contrôlant les cadres de la participation, les élus renforcent leur emprise sur la société. C’est pour eux un moyen de canaliser les protestations potentielles issues de la société civile. Comme il l’avait fait au sujet des sondages5, il souligne comment le choix des cadres du dispositif participatif peut être une « manière de construire l’opinion et de gérer les citoyens participants »6.

De plus, il rappelle que les élus conservent le monopole de la décision : la consultation n’a jamais de caractère contraignant et le recours à la codécision (notamment via le référendum) reste une pratique marginale. Pour Loïc Blondiaux, la démocratie participative s’apparente donc à une technique de gouvernement, à « un jeu de dupes volontaires, dans lequel la possibilité reste ouverte pour chacun de poursuivre son intérêt, sans que l’autre perde la face »7.

Cette vision de la participation comme un moyen de garantir le monopole de l’élu dans la prise de décision n’est pas partagée par Jean-Pierre Gaudin. Analysant l’évolution des politiques publiques vers la contractualisation et le passage à la gouvernance urbaine, Jean-Pierre Gaudin présente la participation comme une apparence de démocratie visant à faire accepter le système oligarchique issu de la gouvernance urbaine. « La distance entre les intentions et la réalité se révèle en fait considérable. Malgré la nouveauté des procédures et des offres de débat, les effets de filtrage et de construction des interlocuteurs valables confirment des réseaux très éprouvés d’échange politique »8. Selon lui, la démocratie participative est dans les faits un instrument mis en scène pour cacher la complexité de la négociation entre les acteurs de la gouvernance. Dans un contexte où les élus ont perdu le monopole de la décision, elle simule autant le pouvoir des citoyens que celui des élus. Cette distance qu’il évoque entre les intentions et la réalité se traduit aussi dans l’espace : « L’espace de la participation se trouve aujourd’hui largement déconnecté de l’espace des problèmes et de la décision », comme le rappelle Loïc Blondiaux9. Alors que les enjeux et les négociations se situent généralement à l’échelle de l’agglomération, c’est au niveau du quartier que sont mis en place ces dispositifs.

Par ailleurs, les dispositifs participatifs renforcent paradoxalement les inégalités d’accès liés à la démocratie représentative. Ils avantagent les individus les plus dotés en capital politique et social et marginalisent encore les groupes les plus éloignés des institutions représentatives. Comme le fait remarquer Loïc Blondiaux, l’intérêt pour la politique est plus une condition qu’un effet de la participation : « ceux qui participent aux dispositifs ont un profil homogène à ceux que les canaux de participation traditionnels intéressent déjà »10. La démocratie participative met ainsi l’accent sur les nouvelles classes moyennes, qui sont déjà au cœur des objectifs de la gouvernance urbaine.

Face à ces deux hypothèses critiques sur les effets externes de la participation, une troisième théorie vient apporter une vision plus positive de l’impact des dispositifs participatifs sur les processus de décision. S’ils reconnaissent la faiblesse des effets directs de la participation, ces auteurs mettent en avant leurs effets indirects conduisant à un renforcement du rôle des citoyens. Dans l’introduction à leur ouvrage collectif, Marie-Hélène Bacqué, Henri Rey et Yves Sintomer vont jusqu’à parler de la formation d’un quatrième pouvoir constitué par « une couche de citoyens actifs non-professionnels »11. Selon eux, « l’émergence de formes institutionnalisées de participation implique une mutation profonde de la légitimité politique et des épreuves de justifications qui lui sont liées. Elle contribue ainsi à une redistribution effective du pouvoir »12. En effet, en reconnaissant l’existence d’une « compétence citoyenne », la démocratie participative fait de la consultation de la population une phase obligatoire pour la mise en place des politiques publiques. Et cela n’a pas uniquement des conséquences formelles : la phase de consultation contribue finalement à modifier le contenu des politiques publiques par effet d’anticipation. Soucieux de désamorcer les risques potentiels de protestation de la population, les pouvoirs publics sont amenés à mieux prendre en compte le besoin des habitants.

En donnant le même poids à chaque opinion, la participation marque aussi l’aboutissement du principe de l’égalité démocratique (en élargissant le principe des élections « un homme = une voix » au débat public). Avec la fin de l’argument d’autorité, tous les acteurs – même les plus experts - sont soumis à la contestation. Cette mise à niveau entraîne là encore un bouleversement important dans les politiques publiques en créant une obligation de justification. Le pouvoir coercitif de l’élu cède place à la nécessité de convaincre – alors que celle-ci restait ponctuelle dans le système représentatif. Cette hypothèse vient contredire l’analyse de Jean-Pierre Gaudin qui voit dans la démocratie participative le sacre des « technotables ».

L’approche par la sociologie des politiques publiques et les sciences politiques aboutit donc à une diversité d’hypothèses, résumées ici de façon schématique. Cependant, il est important de souligner que beaucoup de travaux issus de cette approche ne sont pas basés sur une analyse empirique de ces dispositifs mais sur une réflexion théorique à partir d’évolutions plus globales (c’est notamment le cas de l’ouvrage de Jean-Pierre Gaudin). Pour acquérir une connaissance plus fine de ces dispositifs, une approche éthnologique s’est développée, venant mettre en lumière l’impact de ces dispositifs sur les participants eux-mêmes et la forme de leurs discussions.

Les effets de la participation sur les citoyens participants et leurs discussions

Dans son numéro consacré aux dispositifs participatifs, le comité de rédaction de la revue Politix souligne la nécessité d’appréhender la démocratie participative de manière plus fine et empirique. « Ce qui se joue dans les forums participatifs n’est, le plus souvent, pas saisissable d’emblée par l’observateur. Il s’agit de déplacements à la marge, d’effets indirects ou qui ne peuvent se jouer que dans la répétition dans la durée de débats du même type »13, font-ils remarquer. Ces observations empiriques donnent lieu à plusieurs théories : alors que Loïc Blondiaux affirme l’émergence d’une démocratie délibérative, d’autres mettent en garde contre une dépolitisation des débats et une stratégie d’évitement du conflit aux dépens des plus marginalisés. Un troisième courant met en avant le rôle de ces dispositifs comme « école de la démocratie ».

Influencé par les idées de Habermas et Rawls, Loïc Blondiaux voit dans la mise en place des dispositifs participatifs la possibilité d’une démocratie délibérative. En suscitant la discussion parmi les citoyens, la participation favorise la formation d’un consensus. Cela aboutit à fusionner opinion publique et délibération : cette dernière n’est plus uniquement le fait des représentants élus mais devient aussi celui des citoyens actifs. Dans ce système, le moment décisif n’est donc plus les élections mais bien le processus ininterrompu de formation de l’opinion publique. Le débat devient la clé pour atteindre l’intérêt général. Pour défendre cette hypothèse, Loïc Blondiaux s’appuie notamment sur le dispositif des jurys citoyens, qui consiste à réunir un groupe réduit de citoyens profanes pour le faire se prononcer sur un problème dans une situation de forte incertitude.

Face à cette analyse mettant l’accent sur le consensus, une autre plus critique vient rappeler le rôle du conflit dans une démocratie et le risque de la démocratie participative à cet égard. En effet, en valorisant l’écoute et le consensus, ces dispositifs viennent imposer des règles du jeu à des acteurs qui ne les ont pas définies – ce sont généralement les élus ou les maîtres d’ouvrages qui fixent ces procédures. Ces règles sont souvent à l’avantage de ceux qui les ont fixées et empêchent l’expression d’opinions plus revendicatives. Les individus participant sont en effet contraints de « jouer au bon citoyen », en mettant en avant la recherche de l’intérêt général14. Ce discours sur la recherche d’universalité se fait ainsi aux dépens des groupes minoritaires qui ne se retrouvent pas dans cette vision dominante, comme le souligne la féministe Nancy Fraser.

De plus, en considérant les citoyens comme des habitants ou des usagers individuels, les dispositifs empêchent l’intervention de groupes organisés. Le rôle central du conflit collectif en politique est totalement ignoré. S’inscrivant dans la sociologie des mouvements sociaux, les américains Fung et Wright critiquent implicitement cette tendance et affirment la nécessité de l’existence d’un contre-pouvoir délibératif (c’est-à-dire un groupe minoritaire organisé) pour garantir le succès du dispositif15. Ils soulignent toutefois que ce contre-pouvoir de débat et de proposition ne correspond pas au contre-pouvoir traditionnel, dont les objectifs, les compétences et les échelles d’intervention sont liés au conflit et à la mobilisation.

Venant relativiser l’effet d’exclusion de la démocratie participative, une troisième approche présente les dispositifs participatifs comme un lieu de socialisation politique. Étudiant les structures de participation dans les quartiers populaires, Marie-Hélène Bacqué observe comment ces dispositifs jouent le rôle d’école de la démocratie et viennent renforcer la culture civique des adhérents16. Ils permettent de diffuser aux citoyens la logique de l’intérêt général et la culture de la proposition. En s’appuyant sur une analyse éthnographique dans des quartiers similaires, Marion Carrel démontre que la participation peut aussi entraîner une politisation des problèmes sociaux et une socialisation politique d’un public jusque là peu investi politiquement17. Elle souligne l’émergence d’un « contre-pouvoir délibératif temporaire », rejoignant ainsi la thèse de Loïc Blondiaux, même si elle rappelle la fragilité de ce contre-pouvoir. Elle utilise le terme de capacitation (issu du terme anglais « empowerment », très utilisé dans la littérature anglo-saxonne) pour décrire le passage d’un silence d’auto-exclusion à une prise de parole critique, fruit du positionnement de ces acteurs dans le débat.

Conclusion

La multiplicité des hypothèses sur les effets de la participation vient rappeler la grande diversité de ces dispositifs. Débats publics, jurys citoyens, conseils de quartier, budget participatif… Toutes ces formes de participation obéissent à des objectifs différents et ont des effets distincts. Toutefois, ils s’inscrivent dans un contexte commun de crise de la démocratie participative et d’émergence de la gouvernance urbaine sur lequel les chercheurs s’accordent. Leurs travaux, réalisés selon des approches différentes (sociologie des politiques publiques, observations empiriques, sociologie des mouvements sociaux), soulignent la complexité des effets de la démocratie participative.

La tentative de typologie des approches et des hypothèses effectuée dans cette synthèse bibliographique ne doit en effet pas faire oublier le fait que chacun des travaux amène à s’interroger sur les effets pervers et positifs qu’apporte la démocratie participative locale. Ils démontrent l’impossibilité de pouvoir parler de « LA » démocratie participative et la nécessité d’étudier les dispositifs participatifs dans leur diversité. En effet, la sociologie des instruments développée par Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès18 et reprise par Loïc Blondiaux montre l’impact du choix de la structure du dispositif et de ses procédures sur les effets qu’il entraîne. Ainsi, si certains dispositifs accompagnés d’une volonté politique forte renforcent la représentation de populations marginalisées (comme c’est le cas avec les budgets participatifs de Porto Alegre), d’autres contribuent au contraire à accentuer les inégalités politiques issues d’un système représentatif en crise.

1 BLONDIAUX L. 2008. p. 38

2 Comme par exemple ROSANVALLON P. 2006.

3 GAUDIN J-P. 2007.

4 BLONDIAUX L. 2008. op. cit. p 28

5 BLONDIAUX L. 1998.

6 BLONDIAUX L. 2008. op. cit. p 23

7 Ibid. p. 48

8 GAUDIN J-P. 2007. p. 242

9 BLONDIAUX L. 2008. op. cit. p. 67

10 Ibid. p. 72

11 BACQUÉ M-H., REY H., SINTOMER Y. 2005.

12 Ibid. p. 38

13 Dossier sur les dispositifs participatifs, (introduction) in Politix : revue des sciences sociales du politique, n°75, 2006

14 TALPIN. 2006

15 FUNG A., WRIGHT E. O. 2005.

16 BACQUÉ M-H., REY H., SINTOMER Y. 2005.

17 CARREL M. 2006.

18 LASCOUMES P., LE GALES P. 2004.

Références

BACQUÉ M-H., REY H., SINTOMER Y. 2005. Gestion de proximité et démocratie participative : une perspective comparative

BACQUÉ, M-H., REY, H. et SINTOMER, Y. 2005. « La démocratie participative, un nouveau paradigme de l’action publique ? » in, BACQUÉ, REY & SINTOMER, Gestion de proximité et démocratie participative : une perspective comparative, Recherches, La Découverte

BLONDIAUX L. 1998. La fabrique de l’opinion : une histoire sociale des sondages

BLONDIAUX L. 2008. Le nouvel esprit de la démocratie : actualité de la démocratie participative, La République des Idées, Seuil

CARREL M. 2006. « Politisation et publicisation : les effets fragiles de la délibération en milieux populaire », in Politix, revue des sciences sociales du politique, n°75

FUNG A., WRIGHT E. O. 2005. « Le contre-pouvoir dans la démocratie participative et délibérative », in BACQUÉ, REY & SINTOMER, Gestion de proximité et démocratie participative : une perspective comparative

GAUDIN J-P. 2007. Gouverner par contrat, Presses de Sciences Po (chapitre 8 : « Démocratie et technotables »)

LAFAYE C. 2001. Gouvernance et démocratie : quelles reconfigurations ?

LASCOUMES P., LE GALES P. 2004. Gouverner par les instruments