La “présence” dans le quartier : une expérience de citoyenneté à part entière
Vie de quartier, présence dans le quartier, relations sociales entre habitants, sécurité ou démocratie de proximité : autant de nouveaux mots clés censés apporter des solutions aux problèmes contemporains de la vie urbaine.
Fabio Mattioli, 2010
Dialogues, propositions, histoires pour une citoyenneté mondiale (DPH)
Vie de quartier, présence dans le quartier, relations sociales entre habitants, sécurité ou démocratie de proximité : autant de nouveaux mots-clés censés apporter des solutions aux problèmes contemporains de la vie urbaine. Or, si l’on déplace le regard et que l’on réfléchit à la mobilité contemporaine, ces solutions semblent soudainement impraticables. Déplacements entre lieu de vie et lieu de travail, communications toujours plus dépendantes de la technologie, tendance à construire des rapports en « absence » en dépit des personnes qui nous entourent : la dimension de quartier semble alors être une illusion.
Introduction
Entre le quartier « bercé » et le quartier « non-lieu », l’engagement des individus dans l’espace local peut se décliner de manière bien différente : il semble donc nécessaire de comprendre la « présence » contemporaine dans le quartier dans son caractère complexe et problématique. En particulier, il apparaît nécessaire de focaliser l’analyse sur les activités que l’on mène dans le quartier plutôt que sur la typologie de l’habitant devenant une catégorie sociale fixée par le fait d’y avoir une maison. Travailleurs, habitants, « flâneurs » : tous ces individus peuvent s’engager dans le quartier et le penser comme un espace significatif pour leur vie. Or, le choix de cette optique pour interroger le quartier pose un problème d’échelle : quels éléments signalent une vie dans le quartier, un attachement aux lieux ? Devons-nous prendre en compte les « fêtes de quartier » ? Les associations ?
Comprendre les formes et les modalités de la « présence » dans le quartier, tant comme donnée physique que comme forme de relation, est l’un des moyens de sortir de cette impasse. À travers cette analyse, on peut éviter de se limiter aux phénomènes plus frappants et folkloriques, pour pouvoir comprendre les dimensions conflictuelles et tragiques de la vie commune : c’est ainsi que l’on peut saisir pourquoi une voiture brûlée peut également signifier un attachement à la vie de quartier.
La présence dans le quartier : un exercice de citoyenneté à part entière
La question de la « présence » dans le quartier devrait par conséquent être abordée en premier lieu comme une question non pas sociale, mais politique. Être présent dans le quartier, suggère Laetitia Overney (OVERNEY, 2009), ne relève pas de la « petite politique » ni d’une sphère d’action peu importante ; elle concerne un exercice de citoyenneté à part entière. Bien sûr, on peut cultiver dans le quartier la connaissance de l’autre, par exemple à travers les fêtes de quartier ou les initiatives de bon voisinage. Mais ces opérations ne peuvent pas être réduites au seul « folklore » ; la vie au sein d’une communauté est la condition même de la politique, dans la mesure où elle permet la discussion des enjeux et la résolution des problèmes communs. La politique et l’action collective au niveau local tendent à n’être prises en compte que lorsque des tensions éclatent; or si l’on est capable d’affronter ces problèmes, c’est bien parce que l’on a su les identifier et en repérer les causes. Cette opération de repérage, de suivi des pratiques et des dynamiques du quartier est une activité informelle, qui se développe jour après jour. Elle a lieu lorsque l’on se rend chez le boulanger pour acheter du pain et que l’on en profite pour discuter des travaux publics sur le boulevard. Ou lorsqu’au supermarché on s’interroge sur l’état de santé des autres, découvrant parfois des problèmes communs. Il s’agit d’une véritable « prise » sur le quartier : celui qui vit l’espace cherche à pénétrer l’environnement, à le comprendre. Il s’agit donc d’une connaissance et d’une réflexion actives de ce qui se passe, préalable à toute discussion des enjeux communs et à toute recherche de solutions. Souvent, elle prévient l’éclatement de conflits, proposant des solutions informelles aux tensions de la vie collective. Ces enjeux, bien que repérés au niveau local, peuvent concerner un scénario bien plus ample : du problème de la ville jusqu’aux enjeux nationaux. Les tensions entre « jeunes » et policiers en 2005 à Lyon, dans le quartier de la Duchère, en sont un exemple. Les émeutes de novembre 2005 furent stigmatisées par les médias français comme résultant d’un manque d’intégration et de civilisation : ce qui fut souligné n’était pas la composante urbaine de ces protestations, mais leur caractère « étranger », engendré par des « Autres ». A la télévision notamment, ces actions furent décrites comme celles de « voyous », de « racailles », ou de « barbares ». Dans le quartier de la Duchère, en revanche, ces événements ont permis de soulever une discussion collective, jetant ainsi les bases de nouveaux liens sociaux.
Une expérience de vigilance dans le quartier de la Duchère à Lyon
Les acteurs locaux ont cherché à faire émerger les causes locales de ces malaises dans le cadre des réunions collectives du groupe de travail et discussion sur les enjeux de quartier (GTI). Ce groupe s’était constitué dès les années 1960 comme un espace de discussion collective dans lequel ceux qui vivaient le quartier pouvaient faire émerger des enjeux locaux. Aujourd’hui, il est composé d’anciens militants très attachés au quartier pour des raisons politiques, d’habitants « ordinaires » mais aussi de travailleurs sociaux. Les regards portés par ces différentes catégories sur les événements du quartier interrogent différents aspects de la vie commune ; il s’agit de regards qui circulent parmi différentes expériences, lieux et temps, et qui se présentent finalement au sein du collectif. Au lieu de se constituer comme un collectif regroupant une seule et même idée, le fonctionnement du GTI est précisément de faire de ses différences une richesse, afin d’avoir plusieurs interprétations de la vie commune et d’être capable de repérer différentes sortes de problèmes. Ce fonctionnement complexe a porté ses fruits quand, fin octobre 2005, le GTI a organisé une manifestation contre le délabrement des logements HLM. En conclusion de la journée, les participants ont noté un bon engagement des populations défavorisées et issues de l’immigration, mais une étonnante absence des « jeunes ». Alarmés par cette défection, les membres du GTI ont cherché à en repérer la cause, qu’ils ont identifiée dans le désespoir des « jeunes » vis-à-vis des violences policières qu’ils subissaient : ils ont alors demandé à l’habitante qui avait reçu ces confessions de venir intégrer les réflexions du groupe, ouvrant la voie à une prise de conscience collective. Celle-ci a continué après les émeutes, permettant la compréhension de ce qui était médiatiquement décrit comme de la violence pure et simple : la présence sur le territoire a donc permis de comprendre les raisons profondes derrière ces actes. Mais la présence seule n’aurait pas suffi sans l’exercice d’une forme de mobilité : mobilité du regard, mobilité des acteurs qui concrètement se déplacent sur les lieux et partagent leur connaissance dans d’autres instances ou sites.
Cette circulation du savoir ne concerne pas seulement les habitants « enracinés » dans le lieu, mais profite aussi à des personnes qui travaillent dans le quartier et partagent le même espace. Elle requiert l’habilité à se déplacer, à prêter l’oreille à ce qui se passe dans les divers milieux sociaux, et à reporter ces enjeux dans les instances de discussion collective ; si de collectivité il faut parler, alors il s’agit d’une collectivité d’investissement et de projet, et non d’une collectivité de naissance. Certes, comme tout groupe et tout dispositif, cette forme de discussion s’est également trouvée confrontée à ses limites ; mais, face à l’incapacité de saisir les malaises des « jeunes », le GTI était déjà prêt à affronter l’impasse, cherchant à continuer sa pratique de circulation et de déplacement du regard. Il a ainsi pu prendre en compte la parole des « autres ».
Cette pratique de repérage des problèmes se configure comme une véritable vigilance, dont la grammaire est bien différente de celle parfois prônée dans le débat public. « Vigilance » signifie ici être attentif à ce qui se passe, non dans l’optique de dénoncer le crime ou le trouble, mais plutôt de comprendre les raisons qui amènent à les commettre. La criminalité, ou en général la déviance, n’est ainsi pas exclue de la communauté comme élément dangereux et impur : elle constitue le moment et l’occasion qui amène la communauté elle-même à réfléchir sur ses problèmes. La vigilance, dans le cas du GTI, n’est pas un dispositif mis en place par la police ou les pouvoirs publics à travers des caméras ou des représentants de l’ordre ; Il s’agit plutôt d’une façon de prendre conscience des problèmes collectifs en les discutant ensemble. Il ne s’agit pas de protéger les habitants par la peine et la répression, mais par la compréhension des problèmes réciproques et leur transformation de moments de désespoir individuel en réflexion et solutions collectives. Cette formule de vigilance a bien pu se développer en l’absence d’un encadrement formel et administratif ; la réflexion collective dans le cas du GTI n’a pas eu besoin d’être institutionnalisée pour fonctionner, mais elle a sûrement été enrichie par l’apport de compétences des travailleurs sociaux ayant un rôle public indéniable. Il faut bien noter que cette participation a été de type réflexif et non prescriptif : ces travailleurs ne sont pas venus enseigner aux habitants comment « participer », mais ont donné leurs points de vue sur le quartier, partageant leurs critiques sur la capacité du GTI à toucher tout type de population. La préexistence d’un espace de réflexion collective, déjà actif et avec une histoire forte, fut le présupposé permettant la prise de conscience des événements et la structure de l’action collective. Ainsi les expériences des « anciens » et les remarques quotidiennes des « habitants » ont pu continuer à se confronter même dans un moment de crise.
La réflexion sur la pratique contemporaine de la ville, sur la mobilité et le quartier, ne peut oublier ces types de circulations spécifiques à la vie de quartier. Mobilité dans le quartier, circulations des savoirs et des expériences locales, ces pratiques n’ont pas forcément disparu avec l’avènement de la globalisation. Si les conditions le permettent, elles peuvent devenir un moyen de discussion collective même sur des sujets d’ampleur nationale ; ces types de circulations, au lieu d’être supprimés et supplantés par des formes de vigilance institutionnelle, peuvent constituer un formidable allié des gouvernances locales. Il ne s’agit pas d’instituer des pratiques de « vigilantisme », où les citoyens deviendront des gendarmes et effectueront des rondes de garde. Proposant la discussion collective comme nouvelle approche à la solution des problèmes, elles proposent une grammaire citoyenne alternative aux solutions « sécuritaires ». En même temps, elles démontrent comment la présence dans le quartier, dans des activités et des gestes apparemment banals, a des implications directement politiques.
Références
OVERNEY, L. (2009). La vigilance comme « participation située » : analyser les épreuves de circulation sur le site de la Duchère. In : CARREL, M., NEVEU, C., ION, J. (2009), « Les intermittences de la Démocratie ». Paris. L’Harmattan.