PAP 82 : Nouvel horizon : les territoires au défi de la beauté
Régis Ambroise, Alain Freytet, Sébastien Giorgis, Yves Gorgeu, Fabienne Joliet, Armelle Lagadec, Mathilde Lauret-Kempf, Odile Marcel, Jean-Pierre Thibault, février 2025
Le Collectif Paysages de l’Après-Pétrole (PAP)
L’inégalité dans les sociétés humaines à l’ère de l’unification planétaire autant que, de leur côté, l’urgence climatique et la disparition accélérée de nombreuses espèces appellent un changement global de la façon dont nous sommes établis dans le milieu terrestre, c’est à dire une transformation importante des modes d’organisation de nos sociétés.
Cependant, nombreux et divers à l’ère du libéralisme et de l’argent-roi, des contre-modèles collectivement élaborés et partagés témoignent de la bifurcation possible de ce fonctionnement, bifurcation que ces initiatives anticipent et à laquelle elles ouvrent la voie.
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Depuis dix ans, le Collectif Paysages de l’après-pétrole étudie différentes expériences de territoire. Leurs innovations en matière d’environnement, de modèle social et d’économie ont mis en place, à différentes échelles, les multiples formes d’une transition de notre société vers un équilibre qu’il est urgent d’établir aussi bien entre les hommes qu’entre ceux-ci et le milieu ambiant. Le modèle actuel du développement propose la consommation des biens matériels et la réussite individuelle comme les fondements du développement humain. Les scientifiques ont lancé l‘alerte sur les conséquences de ce modèle qui vante, au détriment de la santé planétaire et de toute idée de justice sociale, la compétition de tous contre tous et la domination sans frein de la réussite de quelques ploutocrates.

La beauté de l’après-pétrole ?
Le collectif PAP dénomme « paysages de l’après- pétrole » ces expériences de territoire. De quelle façon les configurations d’un paysage peuvent‑elles porter le message de la bifurcation et en assurer l’évidence ?
Nos sens et notre conscience appréhendent les espaces de notre milieu terrestre en associant immédiatement les données factuelles avec le retentissement émotionnel ou affectif qu’elles suscitent en nous 1. C’est le cas des scènes de la rue, tous les jours en ville, dont les odeurs, les formes, les sons qui les animent sont ressentis comme beaux, apaisants et fascinants, ou bien comme banals, inquiétants et parfois laids quand ils évoquent les conditions de vie choquantes ou ingrates auxquels sont réduits bon nombre de nos semblables.
De leur côté, les paysages naturels qui persistent en de nombreux endroits de nos pays modernes nous émeuvent par leur splendeur ou leur immensité, nous faisant oublier nos petitesses et ravivant en nous les fondamentaux de notre assise philosophique ou religieuse 2.
Ce caractère spontanément évaluatif des perceptions de notre milieu vital fonde la valeur politique spécifique de l’expérience du paysage aménagé par l’homme. Tels des étalons du bonheur social, la façon dont nous avons transformé nos milieux de vie témoigne des équilibres bons ou précaires de nos systèmes sociaux.
Le Collectif PAP étudie les paysages qui incarnent factuellement, aujourd’hui, autant d’expériences de transitions territoriales vers un équilibre plus juste et plus prudent entre leurs forces politiques, leurs dynamiques de société, leur économie et leur substrat écologique. La place laissée aux espaces naturels sauvages autour de nous, la qualité sensible des rues et places publiques, dans les ensembles urbains, ou des chemins et des haies dans la campagne illustrent un esprit et des valeurs. L’établissement de ces sociétés locales obéit à un projet d’ensemble qui fait qu’aucune des composantes de leur développement ne prend le pas sur une autre. Le résultat est que les formes spatiales, les sons, les odeurs des aménagements urbains et ruraux que ces sociétés ont installés dans le milieu naturel s’offrent comme autant de paysages du bien-être.
Les paysages de ces sociétés en transition s’offrent comme autant d’expériences rassurantes parce qu’ils répondent aux défis de l’heure, et que la façon dont ils ont façonné le milieu naturel et équilibré leurs composantes induit en nous un plaisir spécifique du à un élément de lisibilité. La dimension de la beauté du paysage émerge :
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quand le fonctionnement de ce territoire est ancré dans son assise géographique et historique ;
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quand on en comprend les liaisons parce qu’elles exposent de façon simple le mode de vie des habitants ;
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quand on se sent ici et pas ailleurs parce que la spécificité des lieux a été respectée ainsi que la participation de chacun à l’histoire comme à l’activité de cet endroit
Ce paysage lisible réunit une diversité multiple de composantes dans une unité complexe. Sa beauté tient à « la promesse de bonheur » à laquelle cette beauté donne une actualité et une présence 3.
Dans la beauté d’un paysage de l’après-pétrole, nous ressentons l’accord qui a été trouvé entre ses composantes, l’harmonie à laquelle elle donne jour. Ainsi mis en résonance, l’humain et le non- humain forment une unité apaisée, l’idée de justice est présente, une pérennité s’annonce. La densité de composantes dont témoigne cette beauté n’est donc pas le fait d’une qualité seulement stylistique mais, pour reprendre l’expression de Platon, l’incarnation sensible de l’idée du Bien. Né de l’art des hommes, le paysage rural et urbain aménagé par l’homme induit un élan qui apaise et donne confiance, fait rêver, exalte et peut susciter l’engagement.
Paysage signifie qu’une diversité est mise ensemble, et que la rencontre de notre sensibilité avec la cohérence - ou bien les dissonances fructueuses - de ce que nous percevons provoque en nous la stimulation d’un plaisir. Paysage évoque l’écho en nous d’un ensemble harmonieux, sa réalité apaisante ou bien enthousiasmante parce que nouvelle ou déroutante, et dont l’appréhension ouvre notre esprit et nos cœurs. La notion de paysage introduit la dimension anthropologique du sensible, de l’esthétique dans le débat de la transition. Une esthétique où la notion de beauté inclut les valeurs culturelles de justice, de prudence et d’équilibre. Le plaisir éprouvé ne tient pas à un accomplissement seulement cosmétique ou d’apparence, mais renvoie aux critères et principes désormais incontournables du développement durable et de la démocratie participative dans des territoires identifiés et gérés comme tels par leurs habitants citoyens. Ainsi compris, une telle promesse de bonheur définit le but de la transition, et son caractère désirable. Le paysage en est à la fois l’objectif et le levier méthodologique. Enfin, en termes de communication persuasive, la beauté comme « promesse de bonheur » apporte une désirabilité opportune. Dès sa fondation en 2015, le Collectif PAP s’était doté d’un manifeste décliné en cinq principes d’action : ressources locales, territoires multifonctionnels, regards croisés, habitants impliqués, et « oser parler de la beauté » pour finir. De quelle façon cette proposition peut-elle trouver aujourd’hui son urgente légitimité, redonnant leur fondement politique aux codes d’exécution des métiers techniques et leur dignité d’art libéral aux métiers de la conception ?
Autour de la beauté, de nouveaux liens à tisser entre habitants-paysagistes, techniciens et concepteurs
Pendant des millénaires, les paysages urbains comme ruraux n’ont pas recouru aux compétences de paysagistes pour donner leur forme aux espaces dont nous apprécions aujourd’hui l’harmonie. L’accès à l’énergie bon marché du charbon, du pétrole puis du nucléaire nous a comme exemptés, depuis quelques décennies, d’une intelligence des lieux fondée sur la sobriété et l’économie de moyens, tandis que de nouvelles techniques balayaient les syntaxes et le style des cultures locales. Pour satisfaire aux besoins primaires de sécurité et de solidarité dans une logique de profit maximum, l’exigence de la beauté au service des populations avait comme déserté les objectifs que se fixaient les aménageurs.
Répondant à l’urgence par un souci d’efficacité, les années 1970 ont mis en place une « France moche » dont l’émergence a provoqué un choc émotionnel profond chez certains. Avec retard, la puissance publique édicta, à partir de 1992, des lois intégrant la notion de paysage dans la planification 4.
Seront alors mobilisés des professionnels aux compétences urbaines et paysagères pour concevoir de nouveaux projets de territoires et parfois même, à la demande des agriculteurs, des contrats pour les aider à réorienter leurs systèmes de production vers plus de durabilité en y intégrant une exigence de beauté partagée. Pour les distinguer des pépiniéristes, on les dénommera finalement « paysagistes-concepteurs ». Ils avaient dessiné des jardins pendant des siècles. Ils apporteront désormais leur approche « par le paysage » à ces espaces quotidiens de plus en plus mal vécus par leurs habitants 5.
La démarche de paysage ne donne pas à ces professionnels l’exclusivité de la conception puisqu’elle se fonde sur la définition adoptée par la Convention européenne du paysage à Florence, en 2000 : le paysage est une « partie de territoire telle que perçue par les populations ». Si « partie de territoire » décrit les caractéristiques physiques et humaines de chaque paysage, « telle que perçue » fait référence aux perceptions sensibles de ce paysage « par les populations ». Sont ici évoquées, par leur pluriel même, nos représentations, nos visions des choses, nos préoccupations en termes de principes aussi bien que de vie quotidienne.
Dessiner un projet de paysage sur ces fondements est la manière contemporaine de répondre au besoin de beauté : par le dialogue construit entre les habitants et les professionnels, un projet collectif d’aménagement durable de notre espace de vie va mûrir à partir de différentes expressions ou représentations, que des consultations amples et attentives auront fait émerger.
Dans chaque civilisation, l’identité de chacun a été façonnée par un ensemble de valeurs. En procèdent autant de conceptions particulières de la beauté qui s’expriment dans des œuvres d’art : peinture, sculpture, musique, littérature, jardin, ainsi que dans les paysages ruraux et urbains de ces différentes cultures. L’art de l’aménagement se nourrit de ces valeurs pour donner aux espaces les caractéristiques émotionnelles d’autant de paysages reconnus pour leur qualité.
Paysages et beauté : des formes multiples
Les paysages européens ont été façonnés à différentes époques par des modèles culturels dont on sait retrouver la trace. Lorsque saint Bernard et les cisterciens ont opposé le message de la simplicité et du partage aux tentations du pouvoir et de la richesse, ils ont inventé des formes architecturales concises, marquées par la sobriété. Au centre des jardins de cloîtres, un puits de lumière ouvrait la méditation à une élévation vers l’esprit-saint. Aux alentours, en contraste avec les friches, repaires des forces du mal, les champs aux labours alignés et les rigoles pour les irriguer fournissaient céréales, légumes et poissons dans un paysage ordonné anticipant la Jérusalem céleste 6.
La fresque du Bon Gouvernement à Sienne, en Toscane (Ambrogio Lorenzetti, 1338), affiche de son côté un nouveau modèle technique et politique d’organisation de la cité et de son territoire. Cette fresque représente des constructions innovantes, comme le dôme des églises. Dans la campagne, la « cultura promiscua » associe céréales, oliviers et vigne sur une même parcelle que travaillent des métayers, et non plus des serfs. A partir de la perspective, nouveau principe de représentation de l’espace, la fresque célèbre les formes inédites de beauté qu’inspirent les valeurs d’humanisme développées par la Renaissance en Europe.
En 1600, à l’issue des guerres de religion, le protestant Olivier de Serres écrit « Le Théâtre d’agriculture et mesnage des champs ». Une agronomie efficace inclut des principes d’ordonnancement de l’espace qui déploient la fonctionnalité en même temps que la beauté d’un domaine car il « est plus aisé de souhaiter, que de rencontrer, un lieu aux champs qui soit bon et beau ».
Ce lien entre le beau et le bon sera abondamment affirmé pendant la période révolutionnaire en France. Le beau magnifie la qualité des réponses techniques efficaces (le pays de cocagne) et l’harmonie sociale apportées par la République 7 . Des projets politiques volontaristes ont donc cherché à conjuguer l’utile et l’agréable en donnant de la magnificence à la prospérité.
De son côté, la toponymie, aux origines pluriséculaires et vernaculaires, témoigne de la sensibilité paysagère des habitants, qui attribuaient volontiers des qualifications esthétiques pour dénommer certains lieux : Bellecombe, Crêt Joli, Le Pré Coquet, Belleville, Beaubourg, Beaufort, Beaulieu…
Paysages sublimes : de la domination au dialogue autour de la notion de beauté
En Amérique du Nord, la découverte par les Occidentaux d’une nature qu’ils imaginaient comme vierge, à perte de vue, a contribué à l’idée du sublime des paysages inviolés par l’homme. Ainsi sont nés les premiers parcs nationaux, territoires de la wilderness vécus comme les sanctuaires d’une nature originelle. Les populations autochtones qualifiées elles aussi de sauvages ont été jugées indésirables dans ces paysages grandeur nature. Cet héritage du XIXe siècle a longtemps pesé sur l’éthique comme sur l’esthétique environnementale.
Remettant en cause les images de beauté promues par les amateurs de wilderness, les peuples autochtones font reconnaître aujourd’hui la présence et le rôle qui ont été les leurs dans ces paysages. Les peuples premiers ne séparent pas l’homme de la nature. Leur vision symbiotique du monde humain et non-humain célèbre à l’unisson la beauté des espèces animales et végétales, des éléments terrestres, des esprits incarnés.
La nouvelle génération de parcs nationaux, Tursujuq au Nunavik (Inuit, Canada) et Glacier Bay (Huna Tlingit, Alaska) intègre actuellement la mise en scène des esthétiques de ces deux traditions culturelles, composantes nécessaires d’un projet de territoire dont la conception passe ainsi par le dialogue autour des valeurs d’un paysage partagé.
La beauté, dimension centrale de la démarche paysagère pour le développement durable et harmonieux des territoires
Les sociétés humaines élaborent leurs espaces en fonction de valeurs culturelles qu’elles inscrivent dans les formes de leurs aménagements. Rompant avec ce principe général, les professionnels chargés de l’aménagement des territoires pendant la Reconstruction ont tendu à reléguer le beau dans le registre du ressenti privé de chacun. Visant une croissance conçue comme le bien-être essentiellement matériel du plus grand nombre, le projet de la société européenne de l’après-guerre a été dépourvu d’une articulation claire avec l’ambition politique d’un partage de la qualité sensible des aménagements. De la même façon, à partir des années 1960-70, la critique de la croissance a été faite au nom de la finitude des ressources planétaires, des atteintes au vivant puis de ses conséquences climatiques sans intégrer elle non plus la dimension anthropologique du partage sensible. Les paysages, espaces de vie des populations, étaient conçus comme la résultante d’orientations ou contre-orientations techniques, économiques ou écologiques, sans que soient pris en compte leurs répercussions spatiales en termes de beauté. La valeur sensible est pourtant celle d’un vécu qui peut être partagé, animant par là le sentiment de notre appartenance au corps social 8.
L’expérience émotionnelle du paysage nous permet de ressentir notre condition terrestre commune, notre histoire collective et les orientations souhaitables de notre présent. Cette dimension est fondamentale pour engager nos sociétés démocratiques dans un régime d’existence plus équitable, plus réaliste et plus prudent.
L’exigence de beauté est donc présente dans chacun des principes énoncés par le Collectif PAP. Ce n’est pas un principe qui aurait à s’ajouter à ces critères.
1. Travailler sur un lieu demande de prendre en compte son histoire et sa géographie afin d’y faire émerger des formes spécifiques et nouvelles d’excellence sensible. La beauté des projets révèle et magnifie la singularité des éléments naturels et des ressources propres à chaque territoire. Les générations précédentes ont imprimé dans l’espace des traces qui méritent d’être valorisées dans un futur sans pétrole.
2. Elaborer les diagnostics et projets de territoire à partir des regards croisés des spécialistes, mais aussi des populations locales dans leur diversité, amène à prendre en compte leurs exigences de beauté, ce qui encourage chacun à prendre sa part dans les projets suivants. Le principe de l’implication des habitants réduit l’intensité des conflits, donne de l’enthousiasme et enrichit la sensibilité de tous.
3. Chacun contribuant à faire évoluer un projet, celui-ci est amené à répondre à plusieurs demandes en même temps. Plutôt que de vouer une parcelle à fournir de l’alimentation, une autre du bois, une autre de l’énergie etc., un échange sur le terrain permet de combiner différentes exigences sur le même espace et d’imaginer de nouvelles formes de beauté.
4. La présence de la beauté anime aussi la résonance qui doit exister entre les différentes échelles d’intervention, le grand territoire, une exploitation agricole ou un quartier de ville jusqu’à la prise en compte d’éléments non visibles dans les sols ou le réseau hydraulique, ou immatériels comme ce qui fait l’esprit d’un lieu, son énergie ou son magnétisme.
Chaque territoire de l’après-pétrole exprime ainsi la capacité qu’ont ses habitants à imaginer ensemble les formes de leur futur.
Pour pressentir la beauté et en arrêter les formes, aller sur le terrain et prendre le temps
La participation des élus et des habitants à une redécouverte partagée permettant d’éprouver la qualité de leurs lieux est un préalable nécessaire pour élaborer un diagnostic de territoire. Parce qu’on est souvent avide de résultats, cette expérience du sensible est balayée comme un préalable naïf et inutile.
Or il s’agit d’obtenir des participants, notamment des élus, qu’ils se dégagent de leurs positions acquises pour laisser venir une attention flottante ouverte à la réalité des choses. Un état de contemplation partagé par tous remanie la consistance du groupe et ses états de conscience. Un bien-être s’installe, un émerveillement révélant les potentialités des choses en face de nous. Aller sur le terrain, sortir en paysage, marcher et découvrir ouvre un temps de partage grâce auquel les élus et la population vont redécouvrir leur paysage et y constater l’évidence possible de l’aménagement à prévoir ou auquel renoncer.
Les impressions qui s’enchaînent le long d’un parcours sont fugaces et diverses. Le regard de l’un s’accroche au détail, celui de l’autre à l’horizon. Pour le professionnel, le travail de description de l’espace demandera du temps et de la concentration pour qu’émergent les formules les plus appropriées pour exprimer ce qui fait le caractère de beauté d’un lieu. Le paysagiste cherche à capter par l’écrit, par le croquis et la photographie les émotions qui nous habitent quand nous sommes plongés dans l’espace et la nature. Ce travail de formulation donne des mots à la beauté. Il forme le socle de travail auquel revenir, quelles que soient les contraintes techniques ou financières qui pourraient en faire oublier les fondamentaux.
Ainsi, sur les sites du Conservatoire du littoral touchés par l’évolution du trait de côte, la démarche adoptée par les étudiants et les enseignants de l’Ecole nationale supérieure de paysage pour faire face au drame de la montée des eaux consiste à faire du constat de la beauté un préalable à tout remaniement à prévoir. « Voir beau » réduit l’angoisse face à une évolution subie. Au lieu que les ouvrages de défense contre la mer, au fort impact visuel, restent le domaine exclusif des ingénieurs, revisiter ces objets de lutte, leurs emplacements et leur dimension amène alors à les considérer comme les ouvrages d’art de notre temps. Leurs formes qui attirent notre attention dessinent avec clarté notre nouveau destin 9.
Les points d’appui historiques comme les démarches contemporaines d’aménagement des paysages de la terre font du ressenti sensible que nous appelons beauté un socle et une finalité. Ce ressenti incarne le fait que le développement social se donne pour but le bonheur de vie pour tous et pour chacun. Participer à l’élaboration d’un projet, c’est partager la prise de conscience de l’esprit du lieu avec tous ses acteurs. Associant l’ensemble de la population dans le débat et sa mise en œuvre graduelle, l’aménagement des espaces de vie se fonde sur le sentiment retrouvé de la communauté humaine.
La beauté, cette réalité qui nous émeut et nous unit est ainsi le fondement en même temps que l’objet du lien suscité par le projet, et la condition de son caractère apaisé. Le paysage « perçu par les populations » appelle les échanges constructifs, et qu’on prenne le temps nécessaire pour ce faire. « Parler » signifie confronter pacifiquement les sensibilités, échanger sur le réel et ses contraintes, faire des choix. La recherche d’un consensus sur l’harmonie d’un paysage vécu met en place une démocratie réelle, celle de la responsabilité et de la compétence de chacun. Chacun s’exprime et se sent partie prenante d’une société de semblables quand il est associé à la définition d’un avenir de son environnement à la fois physique et immatériel.
Donner à chacun l’occasion de parler et d’agir sur la beauté des territoires est une révolution anthropologique et politique. L’exigence de beauté partagée est la forme la plus radicale de rupture avec la raison technicisée qui a présidé à l’ère du pétrole pendant les Trente Glorieuses et au dogme d’une croissance infinie des biens matériels. Cette exigence rompt de la même façon avec le contre-modèle d’une transition écologique qui se réduirait à des tableaux de chiffres et à des solutions standard ne suscitant, faute d’un changement de paradigme, qu’une adhésion contrainte et inquiète. La beauté fait prendre l’air. Elle nous rappelle à la réalité des choses et ravive en nous la conscience de notre nature, celle d’une espèce sociable pourvue de sensibilité et d’affectivité, unie par des représentations incorporelles présentes dans l’intimité du ressenti de chacun et se réduisant mal à une évaluation quantitative.
C’est pourquoi la beauté peut et doit constituer le fondement de la démarche paysagère, une méthode réellement efficace et démocratique pour engager une bifurcation écologique qui saura rétablir l’équité sociale en associant chacun à ses bénéfices matériels et immatériels, et plus particulièrement ceux auxquels font actuellement défaut les moyens de subsistance, ainsi que la pleine reconnaissance de leur dignité citoyenne.
Il s’agit de travailler, par la beauté reconquise des paysages de la terre, à un avenir d’écologie heureuse.
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1 Tout message sensoriel déclenche dopamine ou adrénaline dans notre cerveau. Les perceptions à partir desquelles notre subjectivité s’approprie le milieu ambiant et les ensembles structurés qui le composent fusionnent donc, spontanément, leur dimension factuelle objective avec la coloration affective, faite de jugements de valeur, qui les accompagne de façon consciente ou peu consciente
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2 Ce fait fonde la définition du paysage adoptée par la Convention européenne « partie de territoire… telle que perçue par les populations ».
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3 « La beauté est une promesse de bonheur », expression attribuée à Stendhal.
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4 Loi n° 93-24 du 8 janvier 1993 sur la protection et la mise en valeur des paysages.
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5 De façon significative, l’Ecole nationale d’horticulture de Versailles laisse progressivement place à partir de 1976 à une Ecole nationale supérieure du paysage.
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6 Georges Duby, Saint Bernard, l’Art Cistercien, 1976.
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7 François de Neufchateau, ministre de l’intérieur, de l’agriculture et des arts se préoccupe, en l’an V, de l’agencement des campagnes. Il écrit : “Par un meilleur arrangement de la surface des fermes, on peut doubler la surface du Grand Empire. Quel immense avantage pour cet heureux pays dont le territoire peut être transformé en un magnifique jardin.”
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8 Faute d’une telle dimension, les conflits qui existent aujourd’hui au sujet de l’implantation des énergies renouvelables sont l’expression caricaturale d’un débat mal engagé, alors qu’une réflexion spatiale combinant la visée de l’efficacité écologique et l’imagination de formes spatiales inventives peut nourrir les débats et proposer des solutions consenties.
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9 « VOIR » Littoral et Paysage, Recueil d’expériences des ateliers pédagogiques Régionaux de l’Ecole nationale supérieure de paysage sur les sites « Adapto », sous la direction de Béatrice Julien-Labruyère, Conservatoire du littoral / Ecole nationale supérieure de paysage, 2022