Analyse des pratiques participatives et de leurs effets à Grigny dans le département du Rhône
Félix BEAUVAIS, février 2012
Dialogues, propositions, histoires pour une citoyenneté mondiale (DPH)
Cette fiche, rédigée à partir d’un retour d’expérience, s’intéresse aux conditions et aux raisons pour lesquelles des habitants s’impliquent dans les démarches participatives de leur ville.
Problématique et méthodologie
Notre travail s’est articulé autour d’un questionnement multiple. Nous nous sommes demandés : Qui participe à la démarche participative ? Pourquoi les participants s’engagent-ils ? Quels sont les effets de cette démarche participative sur les individus ? Sur les groupes d’individus ? On résumera ces questions dans la problématique suivante : Pourquoi et comment les habitants se mobilisent-ils dans la démarche participative de la ville de Grigny ?
Le travail de terrain induit des biais qu’il nous paraît important de mentionner. Notre proximité avec les services et les élus municipaux de Grigny a été un bon vecteur d’entrée sur le terrain, mais il a nécessairement induit des oublis ou des raccourcis. Nous avons recueilli notre matériau de recherche via des entretiens avec des élus ou des participants aux groupes de travail de la démarche participative, et via des observations participantes lors de différents événements participatifs. Cette diversité des sources nous a permis d’étudier notre objet à travers différents prismes, cependant, une telle étude nécessiterait présence plus longue sur le terrain pour aboutir à des résultats plus précis.
Les participants et les non-participants, de groupes très hétérogènes
Commençons par définir la notion de participation1. Participer c’est prendre part – activation - et faire partie - appartenance2. Dès lors il est possible de décrire plus précisément les caractéristiques sociologiques des participants. Ces derniers ont pour la plus grande majorité, entre 50 et 70 ans et ne sont pas étrangers ou issus de l’immigration. Par contre, on note une relative parité des participants et des profils plus spécifiques selon les instances et les groupes de travail.
Au sein de ces participants, on peut isoler un groupe que l’on appellera « participants actifs ». Ses membres ont pour caractéristique d’être présents régulièrement, voire systématiquement, dans les instances participatives. Ils ont donc un statut particulier, à l’interface entre les élus, les techniciens et les autres participants. Ces derniers sont sensiblement plus jeunes que les autres participants et sont souvent très sensibles à la politique et à la chose publique, ce qui se traduit par un engagement dans différents types d’institutions : association, parti et/ou syndicat. D’une certaine façon, ces participants réinvestissent dans la démarche participative, des ressources, symboliques et cognitives, acquises dans des instances plus traditionnelles propres à la démocratie représentative. De ce fait, ces participants entretiennent une forme de proximité, en termes de pratiques et de discours, avec la mairie de Grigny.
La population des non-participants, définie par la négative, est très difficile à décrire. Cependant, certaines caractéristiques, et notamment la jeunesse et le fait d’être immigré ou étranger, semblent être positivement corrélées avec la non-participation. Ces descriptions sommaires des populations participatives et non-participatives traduisent des déséquilibres sous-jacents en matière de capital social, politique et culturel. Les individus les mieux dotés, notamment grâce à un engagement dans des instances « plus traditionnelles » de la démocratie représentative, sont plus à même de s’impliquer et de peser dans la démarche participative.
Diversité et variabilité des raisons expliquant la participation à la démarche
Après avoir décrit les participants, essayons de comprendre les raisons qui les poussent à s’engager dans la démarche participative. Dans leur travail de 2010, Alice Mazeaud et Julien Talpin mettent en évidence l’existence de ce qu’ils appellent des « registres de la justification »3. Ce sont les arguments, partagés et implicitement admis par tous, que les participants mobilisent dans les arènes publiques pour justifier leur engagement ou la non-participation de certains. Par contre, ils ne sont pas nécessairement un reflet de la pensée des participants, qui nous est inaccessible. Ce ne sont pas des raisons intérieures ou individuelles mais des registres de justification qui peuvent être combinés par les acteurs pour expliquer leur engagement. Le fait de se saisir de tel ou tel motif n’est pas entièrement contingent, et ne découle pas uniquement de la situation. Cela dépend aussi des dispositions individuelles, fruits de l’ensemble des expériences sociales vécues par l’individu. Ces registres sont les suivants :
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La réponse à un devoir civique
L’engagement dans les dispositifs participatifs est souvent présenté comme une nécessité démocratique. Les habitants qui mobilisent un tel registre sont les participants rêvés par les théoriciens de la délibération, ils s’intéressent à la chose publique, défendent l’intérêt général et s’investissent dans les instances de façon active. Ces acteurs qui sous-entendent respecter une sorte de devoir civique répondent à l’injonction de participation et saisissent la possibilité de s’exprimer et d’exprimer un contrôle sur les décisions prisent en leur nom.
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L’intérêt personnel et matériel
Les instances participatives, et notamment celles qui ont le quartier pour échelle territoriale, offrent aux participants la possibilité de régler des problèmes de la vie quotidienne ou de mettre à l’agenda des thématiques qui les intéressent personnellement. Mais une participation intéressée serait « immorale », elle se fait alors souvent au nom des voisins ou du quartier, ou tout du moins au nom d’un acteur collectif valorisé symboliquement comme une école ou une association. L’intérêt personnel est alors englobé dans l’intérêt général ou tout du moins dans un intérêt collectif. On peut donc voir apparaître une distinction entre les « bons citoyens » qui viennent au nom de l’intérêt général et de la participation elle-même, et les autres participants que Mazeaud et Talpin qualifient d’« efficaces-intéressés », qui valorisent et maximisent les profits de leur participation.
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L’intégration sociale
A elle seule, la recherche du lien et de l’intégration sociale peut être un motif de participation à la démarche participative. Les participants évoquent facilement le plaisir ressenti grâce aux contacts que les moments participatifs occasionnent, notamment avec leurs voisins, les élus et les agents municipaux. Pour certains, notamment les retraités, qui sont très présents dans les instances, ce lien social justifie amplement leur présence. Les acteurs de la vie de la ville, et notamment les associations, trouvent dans ces instances, encore plus qu’un espace décisionnel, un espace inédit de rencontre et d’échange qui se prolonge au-delà de la démarche participative.
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Le développement cognitif
Les entretiens montrent qu’il existe une réelle volonté d’apprentissage partagée par la grande majorité des participants. Si les participants ne deviennent pas des experts dans des domaines techniques, ils améliorent considérablement leur connaissance du fonctionnement d’une ville, de son budget, de ses services, de la répartition des compétences entre les différentes collectivités territoriales. Certains viennent pour partager leur expérience professionnelle et les compétences qu’ils ont acquises. Ils choisissent alors de s’engager dans une instance thématique qui correspond à ce qu’ils peuvent apporter au groupe.
Des mécanismes d’exclusion
On a défini la participation comme la combinaison de deux facteurs : d’une part l’appartenance, c’est-à-dire la notion de faire partie, d’être reconnu comme membre d’un groupe, et donc de pourvoir participer. Et d’autre part l’activation, autrement dit à l’action de prendre part, et donc de vouloir participer. Ainsi, les participants sont ceux qui veulent et qui peuvent participer.
Pour les non-participants, on peut relever différents mécanismes : il y a d’abord l’exclusion, c’est-à-dire vouloir mais ne pas pouvoir participer. Parmi ces exclus, il y ceux qui n’arrivent pas à participer, notamment les habitants qui ne disposent pas de certaines capacités ou aptitudes pour le faire. En fait, dans certains cas, cette incapacité masque un manque d’information, l’habitant « ne sait pas » qu’il pourrait participer. Il y a aussi ceux qui estiment qu’on ne les laisse pas participer, à cause d’un manque de légitimité. On assiste aussi à des mécanismes d’exclusion symbolique, qui font suite à des expériences décevantes, voire à des expériences vécues comme des humiliations publiques, qui créent des sentiments de frustration. De plus l’information est souvent insuffisante pour faire participer les acteurs les plus éloignées de l’espace public. Ainsi, si les dispositifs participatifs veulent être des espaces inclusifs, ils se caractérisent comme d’autres espaces politiques par un des mécanismes de « cens » caché4.
Et puis il y a différentes formes d’auto-exclusion, c’est-à-dire pouvoir mais ne pas vouloir participer. Il y a ceux qui affirment ne pas croire à l’utilité de la participation. Ce scepticisme vis-à-vis de la démarche et des actions qui en découlent peut être en réalité la manifestation d’une méfiance ou d’un désaccord vis-à-vis des initiateurs de la démarche que sont la mairie et de l’équipe municipale. Il y a ceux qui disent ne pas être intéressés, ce désintérêt étant souvent lié à un déficit de sentiment d’appartenance à la communauté grignerote. Et enfin il y a les habitants qui ne se sentent pas capables de participer, et qui affirment que ces démarches ne sont pas faites pour eux.
Des facteurs externes ?
Les participants sont aussi contraints par des éléments qui leurs sont externes et qui sont à rechercher dans l’histoire politique de Grigny. Il nous paraît important de mentionner le volontarisme politique des équipes municipales qui, depuis 1977, ont toujours soutenu la démarche. Il faut aussi noter que l’adaptabilité et la lente maturation du processus ont permis à ce dernier de se maintenir et de se développer selon les opportunités et les besoins des participants. Enfin, le fait que les services municipaux soient aujourd’hui de vrais acteurs de la démarche apporte une valeur ajoutée technique très appréciée des participants. Ces agents apportent leurs compétences professionnelles, leur légitimité technique et, au jour le jour, font avancer les questions soulevées par la démocratie participative.
Les conséquences individuelles et collectives de la participation
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Une politisation des participants ?
On peut légitimement se demander si la démarche participative telle qu’elle est aujourd’hui déployée à Grigny, impacte ou non les pratiques politiques des participants, si elle agit sur leur politisation ? Nous entendons ici par politisation le fait de s’intéresser à la vie de la cité, à la politique au sens premier du terme. On peut distinguer deux niveaux de politisation5 : la politisation « faible », qui relève du simple intérêt pour la chose publique, pour le débat dans la sphère publique, et la politisation « forte », qui relève d’un engagement public plus marqué. L’expérience participative, en devenant parfois un lieu de socialisation, notamment à l’action collective, peut constituer une étape vers des engagements politiques importants. Revenons sur la politisation des participants en suivant les trajectoires de la participation des différents types de participants.
On peut déjà affirmer que les non-participants, ne prenant pas part au processus, ne sont pas impactés en matière de politisation. On observe ensuite des formes de politisation très faibles, c’est le cas des participants irréguliers qui font seulement l’effort de s’informer par différents canaux, par leurs voisins, par le journal ou le site internet de la mairie. Leurs actions se limitent à une prise d’information qui malgré tout les « rapproche » de la chose publique.
Les participants partiels se situent entre les politisations faible et forte. Ils sont plus politisés que les participants irréguliers qui se cantonnent à l’information, car ils participent aux événements, mais restent en retrait par rapport aux participants actifs qui eux s’engagent complètement dans la démarche. Cette position intermédiaire n’est pas toujours tenable dans le temps long. Soit les individus arrêtent de participer, suite à des déceptions, des insatisfactions ou à l’apparition de contraintes individuelles, professionnelles ou familiales. Soit ils se « prennent au jeu » et ont alors une trajectoire de la participation empreinte d’une forte politisation.
Les participants actifs, pour la plupart militants politiques, associatifs ou syndicaux, avaient déjà, avant leur engagement dans les dispositifs participatifs, un fort intérêt pour la chose publique. Pour eux, la démarche participative n’est en quelque sorte qu’un nouvel espace politique qui leur est offert, qui ne modifie par leur politisation déjà forte.
Par contre on observe des trajectoires bien plus intéressantes et importantes pour les habitants qui n’étaient pas des participants actifs initialement. Ces derniers, grâce à la participation, passent d’une politisation faible ou nulle à une politisation forte. Il apparaît qu’à partir du moment où un participant partiel fait l’effort de prendre part aux événements participatifs assidument, il passera à une politisation forte. Ce phénomène s’accompagne de différents éléments : une meilleure connaissance des dossiers abordés, une maîtrise du fonctionnement des instances et de la municipalité, et l’acquisition d’une « culture participative ». Ce processus de politisation qui passe en fait par une socialisation est plus ou moins long dans le temps selon les situations initiales. Un militant rompu aux débats collectifs sera rapidement admis dans, et par, la communauté implicite des participants actifs. Pour d’autres, moins dotés en capital social et culturel, le chemin peut être beaucoup plus long. Cette communauté, ce groupe, est nécessaire au bon fonctionnement des instances.
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L’émergence d’une culture de la participation
Nous avons évoqué la communauté des participants actifs. Cette dernière se constitue à partir de normes, d’un vocabulaire, de pratiques communes, que nous englobons sous le nom de culture de la participation. Cette dernière est nécessaire pour faire partie des participants actifs, et donc pour prendre significativement part aux débats. Les participants trop éloignés de cette culture, ou qui n’en maitriseraient pas du tout les codes, sont généralement symboliquement exclus. De plus, la diffusion de cette culture dépasse le simple groupe des participants actifs. On la retrouve ainsi chez les élus et les agents municipaux les plus sollicités par la démarche participative. Cette culture se caractérise par une grammaire particulière, des pratiques partagées, comme l’autorégulation et le débat, et par l’utilisation d’un vocabulaire spécifique, avec notamment le recours systématique aux termes d’intérêt général, de raisonnable et de responsabilité.
Conclusion
Il nous paraît important d’affirmer que, selon nous, la démarche participative grignerote se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins. L’apparition d’une communauté de « bons citoyens » partageant une même culture de la participation est à ce titre ambivalente. En effet, si ce phénomène continue sans réaction de la part de la mairie et des autres participants, le risque encouru est la création d’une nouvelle forme d’élite autonome, constituée des participants actifs. Les instances participatives reposent sur une activité particulière : débattre du bien commun, très discriminante car elle nécessite des ressources culturelles et sociales importantes. Ceux qui en sont dotés peuvent s’enrichir, les autres vivent ces espaces comme des épreuves qui les renvoient à leurs difficultés, et qui peuvent les dissuader de continuer. Cette situation engendrerait un creusement des inégalités, et donc de la distance, entre les « bons citoyens » et les autres.
Cependant, la permanente remise en cause des outils et le souci de la diversité manifesté par la mairie constituent des garde-fous qui pourraient prévenir ces risques. Malgré tout, la mairie et les participants vont devoir faire preuve d’imagination et d’innovation pour mettre en œuvre de nouveaux outils participatifs, qui iraient dans le sens d’une réduction des inégalités en termes de capital social et culturel. C’est à cette condition que la démarche participative atteindra ces objectifs en matière de démocratie et de mobilisation de la population, notamment des plus exclus. Un détour par l’histoire doit susciter l’espoir : les acteurs de la démarche, citoyens, mais aussi élus et techniciens, sont arrivés à un degré de maturité qui doit permettre à la démarche de s’étendre et de fonctionner.
Pour autant, cette expansion de la sphère participative ne semble pas devoir se faire contre celle de la démocratie représentative. En effet, les participants les premiers conçoivent la démocratie comme un complément indispensable des institutions représentatives, qui sont encore plus nécessaires.
1 PELLIZZONI, L., 2005, « Cosa significa partecipare », in Rassegna italiana di sociologia, N°3, pp 479-514.
2 POZNANSKI, F., 2007, « Budget participatif et inclusion, Entre théories et réalité », Travail de Fin d’Etude, ENTPE, 106 p.
3 BOLTANSKI, L., THEVENOD, L., 1991, De la Justification, Gallimard, Paris.
4 GAXIE, D., 1993, Le Cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Seuil, Paris.
5 CARREL, M., 2006, « Politisation et publicisation : les effets fragiles de la délibération en milieu populaire », in Politix, n° 75, pp 33-51
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Interview du maire de Grigny sur Radio Pluriel