La construction frugale, matières et manières

Architecture frugale : 20 exemples inspirants dans le Grand Est

Jean-Claude Bignon, septembre 2021

FRUGALITÉ HEUREUSE et CREATIVE (FH&C)

Architecte et technologue, Jean-Claude Bignon est professeur émérite de l’École nationale supérieure d’architecture de Nancy (ENSAN) et diplômé d’honneur de l’École nationale supérieure des technologies et industries du bois (ENSTIB - université de Lorraine). En partenariat avec l’ENSTIB, il a été cofondateur du premier DESS, devenu Master, ouvert en France à de jeunes architectes et ingénieurs, consacré au matériau bois et à son usage dans l’architecture et la construction. Chercheur au Centre de recherche en architecture et ingénierie (CRAI) au sein de l’UMR MAP (CNRS-MCC), Jean-Claude Bignon est auteur de plus de 200 articles, publications et conférences qui lui ont valu de recevoir, en 2015, la médaille d’argent de l’Académie d’architecture et les « hommages » du Forum International Bois Construction. Pour le Mouvement pour la frugalité heureuse et créative, il propose son expertise sur l’histoire et la philosophie de la construction frugale.

Au milieu des années 1960, une exposition intitulée « Architecture without architects », dont le commissaire est l’architecte Bernard Rudofsky (1905-1988), vient mettre en doute les certitudes de l’architecture moderne, de l’industrialisation du bâtiment et des « matériaux du XXe siècle ». Fruit d’un long voyage d’exploration des habitats du monde, l’exposition a été présentée pour la première fois au MOMA de New York en 1964/65. Ce témoignage abondamment illustré est d’abord une critique de l’histoire de l’architecture, qui portait alors un intérêt exclusif à « la noblesse de l’architecture », mais « jamais ne condescendait à nous parler des maisons des gens de moindre importance » 2. C’est aussi une critique de notre conception étroite de l’art de bâtir qui apparaît à la lumière de l’architecture non codifiée. La multiplicité des exemples nommés par Rudofsky, vernaculaires, anonymes, spontanés, indigènes ou ruraux, révèle alors des mises en forme et des mises en scène, des manières de faire et des matières pour faire en rupture avec l’approche architecturale dominante. De ces lieux bâtis sur de nombreuses terres ou rivières, montagnes ou déserts émerge l’idée de modèles alternatifs. Chaque édifice se construit sans rupture avec les traditions, mais au contraire dans une continuité inventive. Ces modèles largement éprouvés par le temps ne laissent que peu de place à l’invention, comprise comme une interruption brusque ou violente. Mais ils se distinguent par des inventions lentes, des déclinaisons patientes et des adaptations multiples, parfois à peine perceptibles.

Chaque construction entre en résonnance profonde avec son environnement. Loin d’être une architecture hors-sol, qui cherche à s’abstraire de la topographie et des tourments des paysages, elle épouse les pentes, les creux et les bosses. Chaque mur et chaque toit raconte ses emprunts aux ressources locales, aux matériaux et aux savoir-faire des territoires. Finalement, c’est la simplicité, la sobriété et la justesse qui marquent ces habitations magnifiquement adaptées aux modes d’habiter, aux climats et aux paysages. Bernard Rudofsky le résumera en disant qu’elles traduisent un « art de vivre qui repose sur le culte de la frugalité ». En écho avec cet inventaire alors largement ignoré du monde de l’architecture, quelques aventuriers d’une approche qu’on appellerait aujourd’hui écologique tentaient de mettre en pratique des manières de faire empruntées aux techniques indigènes. En Égypte, Hassan Fathy (1900-1989) a entrepris en 1945 de construire un important village, Gourna, près de Louxor, en utilisant des briques de boue pour les murs et les voûtes nubiennes, et en formant sur le chantier des paysans-maçons2. En Algérie, André Ravereau (1919-2017) a rencontré les cultures du M’zab3 et produit dans les années 1960, dans la région de Ghardaïa, une architecture située, issue de la terre du désert. En Inde, dans les années 1960, Laurie Baker (1917-2007) a repris les techniques ancestrales de la brique pour construire dans le Kerala de nombreuses habitations et équipements dans l’esprit de Gandhi4. Étrangement, tout se passe comme si, au moment où l’architecture du Nord semblait perdre la tête, celle du Sud gardait vaillamment les pieds sur terre.

Mais si « l’ailleurs » révélé par ces travaux nous a dessillé les yeux, il ne faudrait pas qu’ils masquent « l’ici ». Les architectures rurales et traditionnelles de nos terroirs sont souvent porteuses des mêmes approches et attitudes de simplicité et d’économie. La terre en Champagne, le bois en Alsace et la pierre en Lorraine pourraient nous servir de guide pour explorer les pratiques frugales du Grand Est. Mais c’est peut-être le théâtre de Bussang5 qui en est la figure historique la plus accomplie. Ce grand hangar en bois, reconstruit par une famille locale de charpentiers-menuisiers dans les années 1920, est implanté sur une pâture à flanc de montagne avec une scène qui s’ouvre sur la nature. Il emprunte aux hauts-fers voisins ses planches de bardage et ses pièces de charpente. Pour Maurice Pottecher (1867-1960), critique théâtral et poète, protagoniste du lieu, le bois pour le théâtre est moins un matériau technique qu’un matériau mythique. En glanant sa grammaire dans les granges et greniers qui fleurissent dans les montagnes vosgiennes et colonisent les imaginaires de la région, il fabrique un édifice d’une magnifique sobriété, un théâtre pour le peuple. Aujourd’hui, la crise environnementale a réactivé les enjeux d’un présent et d’un avenir soutenables. Face à la tension entre des besoins que l’on prétend illimités et les ressources qu’on imagine disponibles pour les satisfaire, mais qui ne le sont pas, l’architecture frugale apparaît comme une éthique porteuse d’espoir. Le bois, la terre, la pierre et la paille s’invitent ainsi à la table des « nouveaux » matériaux. Les produits de seconde main et les restes des agapes trop somptueuses commencent à ne plus finir dans des poubelles déjà trop remplies. Les architectes apprennent à devenir des compagnons du rebut. Tout aussi important que le choix des matériaux, la manière dont ils sont extraits, produits, transformés et la manière dont ils sont transportés, montés, mis en œuvre deviennent de nouveaux aiguillons pour agir. Le zéro déchet par la juste mesure, la fin de vie comme entrée en matière, le vieux pour faire du neuf, la matière parcimonieusement transformée, les composants aisément réparables et démontables et le travail partagé se transforment en enjeux pour faire l’architecture d’aujourd’hui. Enfin, face à la perte de rapport de l’homme à la nature, à « tout cet ensemble de liens complexes et fragiles que l’homme avait patiemment tissé, poétique, magique, mythique, symbolique » 6 évoqué par l’historien et sociologue Jacques Ellul (1912-1994), il apparaît de plus en plus nécessaire de renouer avec les matériaux une relation autre qu’instrumentale. Les matériaux ont en effet une identité qu’il convient de révéler pour nous faire rêver. Il appartient aux architectes de se muer en maïeuticiens de l’âme de la matière. Aujourd’hui, construire frugal est une formidable aventure pour abriter les hommes, leurs besoins vitaux et leurs folles espérances, et les faire (co)exister avec le plus de joie possible. Une bande de compères curieux et attentionnés, dignes héritiers des explorateurs « à la Rudofsky », s’y attelle avec excellence dans le Grand Est.

Références

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