La seconde étape du Comité des Régions Européennes
Pierre Calame, mai 2011
La définition de la stratégie 2015 du Comité des Régions européennes est l’occasion pour lui d’ouvrir une nouvelle page de son histoire. Ce nouveau rôle peut se trouver consolidé par l’organisation à Copenhague en mars 2012 d’une conférence européenne des villes et des régions.
Pendant longtemps, la revendication essentielle des réseaux de collectivités locales fut d’avoir voix au chapitre sur la scène européenne et internationale. Mais, aujourd’hui, le rôle croissant des territoires dans le développement du monde, dans les relations internationales et dans la transition vers des sociétés durables justifierait une ambition renouvelée. La préparation de la stratégie 2015 du Comité des Régions et l’organisation en 2012 d’une conférence européenne des régions et des villes offre l’occasion d’affirmer cette nouvelle ambition.
Le 19e et le 20e siècles ont été marqués par l’affirmation des États nationaux. Ils se sont construits eux-mêmes sur une idéologie forgée en Europe au 17e siècle, consacrée par le Traité de Westphalie de 1648 qui a mis fin à la guerre de 30 ans, d’où le concept « d’État Westphalien ». Selon ce concept la nation et l’État qui la représente sont le niveau privilégié ou exclusif d’énoncé de l’intérêt général. Le droit national est le droit prééminent, tant sur le droit local que sur le droit international. L’État a le monopole de la diplomatie.
Les États du 19e et du 20e siècle se sont souvent forgés au détriment d’autonomies régionales préexistantes, en unifiant les règles locales, parfois en tentant de faire disparaître les langues régionales. Ce mouvement peut être observé en Allemagne, en France, en Italie, en Espagne, en Angleterre. Il n’est pas étonnant que les institutions internationales créées au lendemain de la 2ème guerre mondiale, en réaction aux catastrophes induites par des nationalismes intransigeants, aient à la fois tenté de dépasser le caractère exclusif des souverainetés nationales et consacré les États comme les entités exclusives entre lesquelles se négociaient les accords et le droit international.
C’est le cas de l’organisation des Nations Unies, dont la charte « nous les peuples » est en réalité « nous les États ». L’Union Européenne, en créant la Commission, puis le Parlement, a introduit une innovation radicale dans la gouvernance supranationale en distinguant le pouvoir de proposition, c’est-à-dire la capacité à « dire l’intérêt général », attribué à la Commission, et le pouvoir de décision, resté aux mains des États entre lesquels a longuement prévalu le principe d’unanimité. Le droit européen, comme le droit international ne prend force de loi qu’une fois ratifié par les États et selon des procédures propres à chacun d’eux.
Mais, à partir de la seconde guerre mondiale, le mouvement inverse s’amorce puis s’accélère. Ce fut d’abord, et pour des raisons politiques, l’imposition à l’Allemagne d’une constitution fédérale. Ce furent ensuite les très nombreux mouvements de régionalisation et de décentralisation, parfois avec une autonomie poussée des entités régionales, comme en Espagne ou au Royaume Uni, parfois avec la création de nouveaux niveaux d’administration, comme la création des régions en France.
Pendant longtemps, néanmoins, les États dont les prérogatives se trouvaient à la fois contestées et rognées par le haut (la construction européenne, le droit international) et par le bas (la revendication de l’autonomie régionale) se sont attachés à défendre les prérogatives dites « régaliennes »: battre monnaie, gérer les relations internationales, organiser la fiscalité, assurer la défense. Au fil des années, ces prérogatives régaliennes elles-mêmes se sont vues progressivement rognées. C’est particulièrement évident dans le cas de l’Europe.
Il en résulte un décalage historique entre la réalité des sociétés et leur représentation, notamment sur la scène internationale. Pendant très longtemps, l’action internationale des collectivités territoriales a été interdite par les États, freinée ou, plus généralement, cantonnée à des actions limitées, comme la coopération décentralisée bilatérale entre deux villes ou régions. C’est même la forme la plus ancienne, celle qui a inauguré ce que le fondateur du mouvement des villes jumelées avait appelé « la diplomatie des peuples ». Mais on était encore très loin de retrouver la situation des siècles passés où des villes avaient leur réseau de représentation internationale. Encore tout récemment, dans les politiques de coopération internationale de l’Union Européenne, villes et régions étaient noyées dans la catégorie indifférenciée des « acteurs non étatiques ».
Lors du traité de Rome a été institué le Conseil Économique et Social Européen, donnant voix consultative au patronat, aux syndicats et au «tiers secteur » mais pas aux villes et régions et il a fallu attendre la création du Comité des régions, en 1995, pour que celles-ci soient systématiquement consultées sur les politiques européennes.
On conçoit bien dans ces conditions que la première revendication des villes et régions fut d’être entendues, par l’intermédiaire de leurs réseaux, sur la scène internationale. C’est ainsi que la fusion des grandes associations internationale de villes qui a abouti en 2004 à la création de CGLU (Cités Gouvernements Locaux Unis) avait pour premier objectif que les villes puissent avoir un siège dans différentes agences des Nations Unies.
Comme c’est souvent le cas dans des négociations internationales qui prennent du temps, au moment où l’on atteint enfin l’objectif que l’on s’était assigné le monde a changé et les réelles questions ne sont plus celles qui avaient fait naître la stratégie. A titre d’illustration, lors du congrès fondateur de CGLU différents ateliers de réflexion se sont tenus où les participants ont exprimé leurs attentes à l’égard de l’association qui se créait. Il est significatif que la préoccupation initiale, être entendu sur la scène internationale, ait occupé une place aussi limitée dans les débats : villes et régions étaient devenues de façon si évidente des acteurs majeurs de la scène internationale que l’enjeu de l’échange d’expériences entre elles l’emportait de loin sur les enjeux de représentation !
A l’échelle européenne, le Comité des régions, au cours de ces quinze dernières années, s’est imposé comme interlocuteur de la Commission et joue son rôle consultatif. Mais il est significatif d’observer que toutes les grandes régions européennes ont une représentation directe à Bruxelles et se vivent elles-mêmes comme des acteurs de la société et de la politique européennes. La naissance et le succès de la Convention des maires (covenant of mayors) reflète la prise de conscience que villes et régions sont et seront plus encore dans l’avenir des acteurs majeurs de la transition de l’Europe vers des sociétés durables. La commission elle-même prend acte de ces évolutions comme le reflète le Livre Vert de la DG Regio.
En 2009, le Comité des régions a encore fait un pas en avant avec le Livre Blanc sur la gouvernance à multi-niveaux, en faisant non seulement un apport pratique mais aussi un apport théorique à la gouvernance européenne.
Dans le monde entier, chacun prend conscience qu’à l’exception des grands réseaux d’approvisionnement et de distribution d’énergie, la conception des villes et leur gouvernance, avec ses différentes dimensions –réseaux d’infrastructure, habitat, commerces, pôles de développement économique, organisation des circuits d’approvisionnement, animation des systèmes productifs locaux– seront décisifs pour les mutations de notre société. Même lorsque les politiques d’éducation restent principalement de compétence nationale, comme c’est le cas dans la plupart des pays d’Europe, régions et villes jouent un rôle majeur dans l’éducation non formelle ou dans l’éducation à l’environnement car celles-ci nécessitent un enracinement concret
Régions et villes apprennent de plus en plus à travailler ensemble et, à l’image du monde économique, construisent une « mondialisation en réseau » en lieu et place de la « mondialisation en poupée russe » dont les Etats sont encore souvent le reflet, où l’on va du local au mondial par un emboîtement d’entités de plus en plus grandes. Cette mondialisation en réseau répond, à son tour, à une autre question majeure de nos sociétés, celle du décalage entre la réalité de nos interdépendances internationales et la perception que l’on en a. L’ampleur des interdépendances fait que les différentes sociétés du monde sont maintenant dans la situation de co-locataires d’un même appartement qui doivent se partager la salle de bain et le réfrigérateur : les sociétés sont condamnées à apprendre à vivre ensemble.
Comment passer d’identités nationales construites au fil des siècles et entretenues par les institutions politiques à une autre vision où l’identité elle-même est à multi-niveaux, depuis le local jusqu’au mondial, où l’on appartient à la fois à une communauté locale de destin et à une communauté mondiale de destin ? Comment créer ce sentiment vécu d’une communauté mondiale ? Car, malgré les systèmes modernes d’information et la multiplication des voyages internationaux, sans parler du discours omniprésent sur le changement climatique, l’idée de communauté mondiale reste une abstraction. C’est tout aussi vrai à l’échelle européenne. Avec l’élargissement à vingt sept membres nous avons créé une communauté instituée de plus de cinq cents millions d’habitants sans qu’il y ait pour autant de sentiment d’une communauté vécue car celle-ci doit s’expérimenter par des échanges, des projets communs, des aventures partagées, des symboles. L’expérience montre que les Etats membres de l’Europe ont beaucoup de difficulté à créer les conditions d’une communauté vécue ; ils ne s’engagent jamais dans cette voie sans réticence, redoutant d’y perdre encore une part des prérogatives qui leur restent. Régions et villes sont bien mieux à même d’y contribuer.
De même à l’échelle mondiale, comme le montre l’exemple de la Chine, le commerce et la diplomatie ne sont pas suffisants pour faire prendre confiance aux sociétés européenne et chinoise de leur profonde interdépendance et de la nécessité d’apprendre ensemble à gérer leurs défis communs. L’expérience du Forum China–Europa, prototype d’un dialogue global de société à société, montre que ces échanges sont non seulement nécessaires mais aussi possibles et souhaités. Elle montre aussi que villes et régions sont des acteurs privilégiés de la construction de ce dialogue.
La conférence des régions et des villes organisée par le Comité des régions à Copenhague, au printemps 2012, peut être l’acte de naissance de la deuxième étape de la vie du Comité des régions. Une étape où la question de la représentation des intérêts des villes et des régions face aux instances nationales et européennes, tout en restant nécessaire, perd de son importance au profit d’une nouvelle ambition : répondre à deux défis majeurs de l’Europe et du monde : conduire la transition vers des sociétés durables ; faire émerger la conscience de communautés vécues.
Le Comité des régions peut marquer cette seconde étape de son existence en combinant les actions suivantes : s’impliquer dans le dialogue de société à société avec le forum Chine – Europe, montrant ainsi son engagement dans la construction d’une communauté mondiale ; co-organiser au printemps 2012 une Assemblée européenne des enfants et des jeunes, sur le modèle des conférences nationales de jeunes organisées par le gouvernement brésilien depuis 2003, relayées en juin 2010 par la première conférence internationale des enfants et des jeunes qui a réuni 52 délégations nationales et au cours de laquelle a été élaborée la charte des responsabilités des jeunes : « nous allons prendre soin de notre planète » ; organiser une conférence européenne des villes et régions à Copenhague au printemps 2012 pour débattre du rôle des villes dans la conduite de la transition vers les sociétés durables, du modèle de ville à promouvoir pour le 21e siècle, de la gouvernance urbaine à multi niveaux à mettre en place pour y parvenir, en invitant des délégations d’autres continents pour souligner qu’au delà de l’Europe c’est une démarche mondiale qui est initiée ; sur ces bases, contribuer activement par des propositions au 20e anniversaire du premier sommet de la terre, Rio + 20, qui se tiendra à Rio de Janeiro en mai 2012. Rio+20, en effet, est l’occasion de donner un prolongement mondial à cette dynamique européenne des villes et des régions tant il est vrai que les 20 ans bientôt écoulés depuis le premier Sommet de la terre ont révélé l’incapacité ou du moins la difficulté et l’inertie des Etats à relever les défis nouveaux de l’humanité.